INSTRUCTIONS OFFICIELLES


Quand j'eus passé l'agrégation, en 1970, je ne fus pas tout de suite jeté aux fauves. Conformément aux règlements d'alors, j'eus droit à une année préparatoire où l'on m'offrit une classe à moi tout seul et deux stages dans celles d'un collègue plus aguerri, avec en prime des conférences pédagogiques. Pluriel sans doute excessif : je ne me souviens que d'une — s'il y en avait eu d'autres, la première me les eût fait zapper.

J'ai le vague souvenir d'un amphi du Quartier Latin où un professeur à l'ancienne, chargé d'ans et de titres, discourait d'une voix lasse mais distinguée de la nécessité d'apporter «quelque chose de frais» à la relation pédagogique. L'ironie, c'était cette ode à la fraîcheur dans ce discours si poussiéreux, si plein de la componction la plus soporifique. Deux ans plus tôt la société avait vacillé sur ses bases, un grand coup de vent avait balayé nos écoles, et voilà ce que l'Éducation nationale avait à nous dire, à nous offrir. Cette cérémonie funèbre. L'amphi à moitié vide continuait peu à peu de se vider. Je sortis en même temps que deux très jeunes femmes prises d'un fou rire nerveux. Dehors, un délicieux soleil... Ah je respire enfin ! aurais-je pu m'écrier, comme Pelléas au sortir des souterrains.

Si je n'ai pas étouffé depuis dans le carcan des instructions officielles, c'est que je les ai très largement ignorées. J'ai appris sur le tas, avec mon excellent directeur de stage d'abord, puis en compagnie des élèves, en faisant le tri entre leurs suggestions, parfois saugrenues, souvent justes. Et ce lugubre premier contact avec l'institution aura conforté ma méfiance viscérale envers les pondeurs de lois et de règlements du Grand Quartier Général.

Des lois, il en faut. Il est normal que des instructions officielles et des programmes existent. Je suis même prêt à admettre que certains des discours tombés de là-haut ne sont pas dénués de pertinence, qu'ils peuvent aider sur tel ou tel point l'un d'entre nous, voire nous tous. (À condition de savoir décrypter la langue d'en haut, le pédagogicien, pour la traduire en français courant.) Je souhaiterais seulement que ce cadre dont on nous entoure soit présenté comme un recueil de propositions et non d'ukases rigides, une aide et non une contrainte, un tremplin et non une prison.

Je ne lis plus la littérature ministérielle depuis longtemps, mais les échos qui m'en parviennent me frappent souvent par leur méconnaissance du terrain et même, parfois, leur incohérence. Un inspecteur, par ailleurs compétent, humain et globalement satisfait de mon travail, regretta que je place la lecture du texte par les élèves avant la discussion et non après, alors que les inspecteurs suivants, dont deux voulaient ma peau, ne trouvèrent rien à redire sur ce point. Y aurait-il plusieurs visions des textes sacrés, divergentes ? Ou les textes sacrés eux-mêmes avaient-ils changé entretemps ?

L'incohérence est là, dans les variations saisonnières où je m'épuise à chercher un sens. Quand j'étais élève, la discipline reine restait la version anglaise, survivance d'un temps où l'oral cédait devant l'écrit, où la pratique de l'autre langue comptait moins que la maîtrise de la nôtre. La version est un exercice de français, à réserver aux étudiants ou, à la rigueur, aux rares lycéens de sections d'anglais renforcé. L'un des mérites de mai 68 fut de nettoyer tout ça. La version disparut de l'épreuve d'anglais du bac et l'on put se consacrer sérieusement à l'anglais. Je croyais au Progrès, à la lente progression de l'Homme vers davantage de lumière, je voyais dans cette victoire un acquis définitif.

Naïveté de jeunesse. Vingt-cinq ans plus tard, dans les années 90, la Version est réapparue, triomphale. D'abord au bac de la section littéraire, puis peu à peu, sournoisement, pour les scientifiques. Je n'ai pu interroger les auteurs de cette réforme sur leur philosophie ; en ont-ils une ? J'ai pensé d'abord qu'il n'y avait là que de la frime, une stratégie plus ou moins consciente consistant à supprimer puis rétablir, en un lent mouvement de balançoire, pour donner l'illusion qu'on réforme. Plus tard je me suis demandé s'il n'y aurait pas là un nouveau symptôme de cette maladie honteuse qui se répand récemment comme une gale : cette phobie de mai 68, peu avouable il y a dix ans, aujourd'hui fièrement claironnée, qui racornit les cerveaux et les cœurs. La haine du nouveau, du généreux, du vivant — dissimulée souvent, avec une ruse toute orwellienne, sous un discours d'innovation, de dynamisme et de fraîcheur.

Cette histoire de version, j'en suis conscient, n'est qu'une péripétie infime ; mais comment ne pas y voir un symbole ? Irresponsable ou délibérément revanchard, ce retour à l'ancien m'aura enseigné une chose : l'Histoire n'avance pas, elle se balance. Ou alors, soyons optimiste, elle est un fleuve tout en méandres où l'on n'a pas fini de ramer.

Mais le danger ne vient pas seulement du passé ! J'entends de plus en plus un discours néo-scientiste et totalisant qui vise à tout contrôler, rationaliser, standardiser, pasteuriser — et là je me demande si l'avènement de ma bien-aimée Europe a toujours un rôle positif... On nous demande, avec une insistance accrue, de faire subir à nos élèves des batteries de tests communes à tout le pays, et bientôt sans doute à tous nos pays. Si je freine tant que je peux, si j'ai toujours boycotté ou du moins saboté ces tests, c'est par expérience, étant trop conscient de la relativité des notes, du danger de tous ces chiffres apparemment si précis, si flous en fait et si trompeurs.

Et puis que vont-ils en faire, là-haut, de tous ces résultats ? Que vont-ils vouloir nous imposer ? La vraie raison, c'est mon besoin d'indépendance — mon instinct puérilement libertaire, si l'on veut. Je n'aimerais pas qu'on nous force à faire tous la même chose. L'école n'est pas une industrie. Nos chers petits ne sont pas des poulets de batterie. Certains me verraient bien en producteur de vache-qui-rit ; moi je n'ai qu'un désir, fabriquer jusqu'au bout dans mon coin, en petit artisan bricolo, avec mes recettes à moi, mon humble fromage de Chèvres.






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