HORAIRES


Profs et potaches font le même rêve : des emplois du temps à la fois denses et légers, sans trous, sans journées trop chargées, sans trop de journées non plus ; rien tôt le matin, rien tard le soir, et rien que des bonnes heures, celles où l'on peut espérer bosser.

Des bonnes heures ?

Comme disait un collègue : dès le vendredi les élèves sont crevés de la semaine, le lundi, crevés du week-end ; tous les matins de 8 à 9 ils roupillent, de 11 à 12 ils ont faim, de 13 à 15 ils digèrent et plus tard ils s'agitent. Les bonnes heures se réduisent donc au mardi et au jeudi de 9 à 11. Quatre heures pour en caser une trentaine. Ajoutons à cela le nombre effarant de classes et d'options différentes joint au nombre limité de salles. Les emplois du temps sont un casse-tête doublé d'un casse-dents pour les proviseurs-adjoints, et un casse-couilles pour tous les autres. Le jour de la rentrée des profs, l'attente des emplois du temps est le pic d'angoisse de l'année, et leur lecture le fond de la désolation. On attendait un pavé bien compact, on trouve une dentelle informe. On se croit persécuté. Les rares heureux cachent leur bonheur comme les riches leur magot, de peur d'aggraver le chagrin des autres ou d'exciter leur jalousie.

Le prof a demandé son samedi matin, même s'il n'a pas de maison de campagne, et ne l'a pas obtenu. Il râle ; il a peut-être tort. Les heures du samedi sont une des bonnes surprises possibles du métier. Dans le lycée à demi vide, le silence apaise les troupes comme par miracle. La perspective des plaisirs du samedi soir suscite des sourires béats. Pour peu que le prof évite les brutalités inutiles, on travaillera lentement, mais plutôt sûrement, dans une ambiance de quasi vacances.

La dernière heure, celle qui se termine à 17 heures ou 17h 30, selon les bahuts, est redoutable. La fatigue a des effets variés, endormant les uns, électrisant les autres, si bien que le malheureux prof ne sait plus où donner de l'accélérateur et du frein. C'est l'heure des bavardages compulsifs, à peine éteints ici qu'ils renaissent là, et des fous rires se propageant comme des feux de brousse. Cette heure-là dure souvent moins d'une heure, suite à de peu glorieux marchandages : quand ça se gâte vraiment trop, ou dès le début du cours à titre préventif on promet d'arrêter deux ou trois ou même cinq minutes avant la sonnerie, en échange d'un peu d'attention — ou de silence. Une fois seul dans la classe après le départ du troupeau, dans un étrange silence, le prof soulagé mais honteux se reproche sa petite lâcheté avant de s'apercevoir en fermant la salle que l'étage est désert, les collègues ayant cédé plus tôt encore.

Le pire n'est pas toujours sûr. Cette heure lourde, houleuse, nauséeuse peut parfois, on ne sait comment, offrir une légèreté aérienne — celle du cheval qui sent l'écurie, du coureur lancé dans le sprint final, de l'âme s'échappant du corps. Soudain, idées et phrases gambadent comme sur une plage des enfants nus. Il règne alentour un silence magique, la nuit tombante ajoute au recueillement, le temps peu à peu se dissout et soudain la sonnerie fait sursauter tout le monde. Déjà ! lance quelqu'un, et il se pourrait que cela ne soit pas tout à fait ironique.

Soir de 82. Fin d'hiver, nuit noire dehors, lumière électrique fatiguée, murs aux couleurs fatiguées, visages blêmes. Le prof aussi fatigué que les élèves. Tous dans le même bain. La fatigue partout. La grande fraternité des fatigués. Un élève bute sur un mot, les autres sourient sans se moquer, eux aussi se seraient plantés. Sourires béats de fatigue. La sonnerie n'arrache pas un sursaut. On rassemble lentement ses affaires, il fait bien chaud, pour un peu on resterait dormir.

Entre deux cours, cinq minutes de pause, juste le temps de remplir le bulletin d'absences, répondre aux éventuels questionneurs et, le cas échéant, ranger ses affaires pour rejoindre une autre salle. Le cahier de textes de la classe, où l'on est censé noter le contenu du cours et le travail donné ? Pas le temps, laisse tomber. Seul l'inspecteur le lit. D'ailleurs l'élève responsable l'a oublié, comme toujours.

En milieu de matinée et d'après-midi, la récréation, un quart d'heure. Faire un tour à la salle des profs ? Juste une seconde alors, avant d'aller ouvrir ma salle et d'y attendre le chaland. Très important, la récré. C'est le moment idéal pour discuter avec les élèves, faire connaissance, resserrer les liens.

On peut entrer m'sieur ?

Vous êtes ici chez vous...

Ils entrent poser leurs affaires, ou ils restent. Je les interroge sur leurs autres matières, le français surtout. Je parle des œuvres qu'on leur fait étudier, qu'ils ne semblent pas toujours adorer. Je mobilise tout mon enthousiasme. Je cite par cœur deux vers de Tartuffe. Alexis n'en revient pas. Vous avez appris ça par cœur ?

J'adore ce passage, Alexis. J'aime bien l'anglais, mais le français... le français, c'est une passion...

Les classes qui viennent passer la récré dans la salle, c'est bon signe. J'avais un jour une seconde affreusement bavarde, mais le vendredi matin presque tous arrivaient avec dix minutes d'avance et nous parlions. Ils n'étaient plus un troupeau piailleur, je n'étais plus le rabat-joie râleur, nous ébauchions une relation humaine. Peu à peu ils se sont calmés. À la fin de l'année on ne les reconnaissait plus. Ils parlaient toujours, mais le plus souvent en anglais.

Récré ou pas, je fais tout pour arriver en avance et si possible le premier. Je m'efforce de commencer à l'heure — enfin, le moins tard possible —, sachant que certains filous tireront prétexte d'un seul de mes retards pour s'attarder à tous les cours. Et je termine pile à l'heure, par égard pour mes collègues (sans attendre la réciproque, laquelle vient rarement, ils ont tant à faire, leur matière a tellement plus d'importance que la mienne...). En fait je veux surtout éviter une pénible épreuve de force, les mômes rangeant leurs affaires et se levant d'un bond à la sonnerie sonnante et moi qui me démène et m'époumone pour contenir le flot. Comment réussissez-vous, chers collègues, à les maintenir cloués à leur chaise ?

Ma grande ambition, mon obsession : terminer pile une seconde avant la sonnerie. Ce qui implique de travailler l'œil sur la montre — et sans que cela se voie. De ralentir ou d'accélérer, selon les cas, naturellement et sans à-coups. De susciter avec vigueur, mais sans brutalité, la réponse qui tarde désespérément, et d'abréger sans couper la parole l'intervention-fleuve arrivée au tout dernier moment.

Cette maîtrise du temps, ce respect des limites où je vois le comble de l'art, d'aucuns la considèrent étriquée, roturière, indigne d'eux. Les aristocrates de l'esprit, dont ne font pas seulement partie les philosophes, planent au-dessus des exigences mesquines du temps. On en voit discuter en salle des profs longtemps après la sonnerie ; les potaches, voyant le grand maître arriver si tard, se dit qu'il a été retenu, une fois encore, par des occupations autrement plus graves qu'une classe de lycée de merde, et le personnage lui-même sait que son retard importe peu : ce qu'un tâcheron mettrait une heure à développer, il saura le déployer en quelques minutes fulgurantes.



Ô Temps, reprends ton vol...
Photo de Robert Doisneau.


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