ET BOURDIEU DANS TOUT ÇA ?
Les réunions parents-professeurs ont lieu le samedi matin ou en fin de journée assez tard. Les malheureux parents font la queue, parfois longuement (avec mes collègues scientifiques surtout), pour obtenir un entretien, et le malheureux prof se sent tout gêné de ne pouvoir leur dire, bien souvent, que ce qu'ils savaient déjà.
Pourtant je me pointe au rendez-vous sans déplaisir. Si j'étais romancier, ou si seulement j'avais des dons d'observation, je me réjouirais carrément. Il y a là de quoi s'instruire, non seulement sur la nature humaine, mais sur les élèves. Au fond, je les connais si peu. Quand je vois ses parents, l'enfant apparaît soudain en relief : on distingue ce qu'il a emprunté, reproduit, et ce qui vient de lui-même, de ses refus.
L'élève a tout à y gagner. Si ses parents en tiennent une couche, on se dit que le pitchoun n'a pas été gâté, on est porté à l'indulgence ; mais le plus souvent les géniteurs sont charmants et notre sympathie rejaillissant sur l'enfant nous pousse à l'indulgence, là encore. Je n'ai jamais rencontré la moindre agressivité parentale ; ni arrogance du grand monde, ni rancœur du quart monde ; les riches et les prétentieux ne confient pas leurs trésors blonds aux écoles publiques, les rejetons des miséreux décrochent sans doute avant le lycée, à moins que nous voir les intimide, et les parents à problèmes quels qu'ils soient, en principe, ne viennent pas.
Rentré chez moi, je consulte mes fiches. Chaque élève, au début de l'année, est censé m'indiquer la profession de ses parents. Important, l'origine sociale. Je m'aperçois avec horreur que je bavasse depuis des pages et des pages, et rien encore sur la dimension sociale, l'exclusion, la reproduction des élites etc. Décidément, pas encore marxiste. Normal : quand on est bourge, fils de bourge, nanti, héritier comme dit l'autre, les classes sociales ça n'existe pas. Bourdieu, je lui ferais pitié, malgré mes circonstances atténuantes : avec un grand-père paternel aristo devenu économiquement prolo et une grand-mère maternelle servante d'auberge qui se retrouva quasi châtelaine, on ne sait plus trop d'où l'on vient, où l'on est...
Pas toujours faciles à décrypter, les fiches des élèves. Certaines appellations me laissent perplexe.
Père : baiseur. Qu'est-ce que vous m'écrivez là, Marine ? Ah, boiseur. C'est quoi, un boiseur ? Et votre mère : Femme ? Ah, femme de ménage ?
Il y a en face de moi, c'est indéniable, des plus riches et des moins riches. À Brimeil les habitants des lotissements rupins et ceux des cités cohabitaient, m'a-t-il semblé, sans problèmes ; à Chèvres, cataloguée banlieue chic, nous avons tout de même un certain brassage, et pour savoir d'où vient chacun j'ai du mal. Les fringues ? Tous à peu près sapés pareil, du moins pour moi, blaireau, aveugle à la différence — invisible à l'œil nu — entre article de marque et tout venant. De toute façon les plus fauchés ne sont pas les moins richement vêtus, ça au moins je l'ai capté. Le langage ? le passage par l'anglais, notre langue principale, nivelle les différences. L'origine ethnique ? On case les blondins chez les riches et les bronzés en face, eh bien non, pas si simple, certains immigrés grimpent l'échelle peu à peu, certains Gaulois sont dans la purée. Les sociologues m'ont tout bien expliqué : les enfants qui échouent sont ceux des milieux défavorisés et ceux dont on s'occupe le moins. Donc, logiquement, les petites Maghrébines réussissant mieux que leurs frères, dois-je en déduire qu'elles vivent dans une plus grande aisance, que leurs parents s'occupent d'elles et les poussent au détriment des garçons, parias de la famille ?
Il y a peu années, à Chèvres, mes deux meilleures élèves de terminale L (littéraire) ont été admises en hypokhâgne, où elles ont fait le même parcours très honorable. Galatée la blonde, qui vit dans l'une des belles maisons du coteau, et Celia la béninoise, de la cité Danton, dont la famille est dans la mouise. Je n'en conclus surtout pas que le milieu social ne joue aucun rôle, mais cette histoire-là me trouble tout de même un peu.
En attendant, camarades, agissons ! D'accord pour plus de justice sociale, mais que faire ? Une petite grève de plus pour défendre nos points d'indice ? Mais encore ? Naguère, mes collègues — ceux qui voient plus loin que leur petit moi — me disaient : C'est simple, on fait la révolution, on met une nouvelle classe dirigeante au pouvoir, laquelle sera renversée plus tard par une autre et comme ça on brasse la société, on l'aère comme le paysan retourne son champ.
Tirer la révolution, digne vieille dame, de sa retraite au musée Grévin ?
Tout cela est bien complexe. Ô Bourdieu, toi pour qui notre monde est si clair, redescends de là-haut nous faire la leçon !
Parents d'élèves. |