CORVÉE D'EXAMEN


Encore une corvée. En juin, en bout de course, au moment de la grande lassitude, voilà que ça me tombe dessus comme tous les ans. Une centaine de copies de bac à corriger, ou les oraux sur un ou plusieurs jours. Plus la séance de délibérations. Le tout payé des clopinettes. Certains d'entre nous sont épargnés certaines années, moi jamais, pourquoi ?

Il y aurait pourtant moyen d'y couper. Même pas besoin de certificats médicaux : il suffit, me dit-on, de coller des sales notes à tout le monde ; ou, mieux encore, de mettre à tous entre 18 et 20. Mais un vieux reste de trouillardise m'inhibe. D'autre part, si je me défile, un collègue devra s'y coller à ma place. Ne soyons pas trop égoïste.

Le plus dur, c'est les corrections du Bac blanc, cette invention récente, que chaque lycée organise à sa convenance quelque part entre hiver et printemps. Là, le correcteur doit mettre le paquet : ses annotations seront lues deux fois — par l'auteur de la copie et par son prof, car en principe on corrige les élèves d'un collègue. Pour le bac, au contraire, on survole, un coup d'œil par-ci par-là, on a vite pris la mesure, le pifomètre avec l'expérience devient un instrument étonnamment précis, et pas besoin de gloses au bic rouge : personne ne nous lira.

Pour l'oral, même scénario : les instructions prévoient d'asticoter le candidat pendant vingt minutes, alors qu'en trois minutes — allez, cinq pour les grands traqueurs, le temps de surmonter leur panique — tout est joué, presque toujours. On sait la note qu'on mettra, à un point près. Alors pourquoi faire souffrir davantage ? Pourquoi ne pas le donner tout de suite, le point ?

Eh bien non. Le candidat nous traiterait de flemmard, il se croirait lésé, empêché de briller — comment devinerait-il qu'on l'a généreusement surnoté d'entrée ? Il convient aussi de laisser une chance aux plus faibles, aux bredouilleurs, aux égarés sur qui, sait-on jamais, le Saint-Esprit peut encore descendre à la dernière minute impromptu. Alors, n'expédiant que les meilleurs candidats, lesquels repartent choqués, en état de coitus interruptus, remâchant de longs solos avortés, je me force à garder les autres dix minutes, surtout si je rencontre fraîcheur et beauté dans le visage en face (chose fréquente) ou dans ses propos (plus rarement, vu les circonstances), et je quitte néanmoins les lieux avant tout le monde, en Lucky Luke de l'oral, sous l'œil réprobateur du personnel d'accueil.

Il n'était pas rare, jadis, de faire passer l'oral pendant huit jours de rang, dimanche excepté. Résultat : de nombreux profs se faisaient porter pâles. Les autorités ont sagement réduit la dose. Les deux ou trois jours qu'on nous demande à présent passent vite. Le plus dur : l'oral de rattrapage.

Lors des oraux du premier groupe, l'angoisse du candidat est sensible, mais on a le sentiment de pouvoir la contenir, la réduire ; c'est là, pour l'examinateur, une tâche qui l'occupe, un défi. Au rattrapage, l'angoisse déborde, nous submerge. D'autant que tout est là sous nos yeux : le candidat connaît ses notes d'écrit, le nombre de points qui lui manquent et par conséquent la note d'anglais qu'il lui faut absolument pour passer.

Années 70, rattrapage. Le jeune mec me met d'entrée au parfum : sans un 15 en anglais, il est mort. Il démarre comme un bolide, slalome rageusement, arrache un piquet sur deux, me bombarde, me mitraille, il a dû faire des économies d'énergie pendant des mois pour pouvoir se défoncer comme ça. Le résultat, pas terrible. 11 à tout casser. Perdu pour perdu, je lui offre un 13 consolateur. Erreur grossière. Non, s'écrie le baroudeur, vous n'avez pas compris, c'est 15 qu'il me faut ! Et voyant que je ne cède pas, il s'éloigne en criant, me flinguant de l'index : Des types comme vous, faudrait les fusiller !

Dix ans plus tard, toujours vivant, nouveau rattrapage au lycée de Brimeil. Dès la deuxième phrase la fille bafouille, s'interrompt, fond en larmes. C'est pas la peine, j'y arriverai pas, je suis nulle en anglais, je suis nulle en tout... Je déclenche le plan Orsec : Écoutez Laetitia (très bien le coup du prénom, c'est le moment ou jamais), rien n'est jamais perdu d'avance, il faut se battre, d'ailleurs ce n'est pas si nul ce que je viens d'entendre et gnagnagna... Pérorant de ma voix la plus enveloppeuse, je vois couler du nez de la demoiselle un long filet de morve oscillante. Sans m'interrompre, je sors mon paquet de kleenex et le lui tends. Elle baisse les yeux, les écarquille, étouffe un gloussement mi-sanglot, mi-fou rire et se torche le nez, toute rouge tandis que je continue. Voilà ce que je propose, Laetitia : je fais passer le candidat suivant, vous sortez marcher un peu dans la cour pour vous détendre, vous revenez me voir quand vous êtes prête et je suis sûr que ça va bien se passer.

— Vous êtes M. Volkovitch ?

— Lui-même.

— Snrfff...

On dirait que ça va déjà mieux. Je n'ai pas une réputation de cruauté.

Laetitia revient, passe l'épreuve cahin-caha, vraiment pas génial mais il manque peu de chose, il suffirait de pousser un peu la note... Au point où nous en sommes... Cela fera plaisir même à ceux qui nous gouvernent, eux qui insistent pour qu'on donne le bac à tout le monde... Obéissons au Rectorat pour une fois : Laetitia, vous êtes bachelière !

Depuis la fenêtre je la vois courir vers le portail où sa mère l'attend. Maman ! Maman ! Je l'ai eu !!!

Qui ça ? Le bac, ou moi, la bonne poire ?


Si j'ai officié dans mon bahut cette fois-là, c'est que je remplaçais un défaillant au pied levé. D'habitude, on est convoqué au diable, dans des banlieues inconnues, des cambrousses inaccessibles. En 2005, expédition à Villiers-Saint-Frédéric, derrière Neauphle-le-Château, au bout d'une ligne de train léthargique, où j'apprends que c'est une erreur, on m'attend à La-Celle-Saint-Cloud. Mais ne boudons pas : ces voyages apportent, à la fin d'une année casanière, une petite bouffée d'aventure. On a celles qu'on mérite.

La plupart des lycées de nos banlieues ont tout au plus quarante ans d'âge. Ceux des années 60 sont de hideux parallélépipèdes dont chacun ravive ma haine de cette période minable ; les plus récents réservent des surprises. Dès 1980, les architectes ont travaillé plus librement, de façon parfois efficace et belle, ou du moins marrante. On pouvait bien les laisser se défouler : les lycées n'intéressent personne ; ils sont situés loin des centre-villes, dans des zones indécises, industrielles ou pré-campagnardes, merveilleusement non touristiques, où je me retrouve avec délices au milieu de nulle part, au bout du monde.

Je n'oublierai jamais Bussy-Saint-Georges il y a douze ans : le mignon minuscule village ancien, juste à côté la ville nouvelle tirée au cordeau, les bâtiments tous pompés sur le même modèle, raides, froids, écrasants, post-modernes, d'une beauté de cauchemar, les vastes places désertes (les gens travaillent tous ailleurs) face à la gare du RER encore en travaux ; puis, tout au bout, le lycée futuriste, puis les champs, la plaine de Brie étalée sous le bleu du ciel, sans fin, comme l'été qui commence.


Le meilleur moment du bac : les surveillances de l'écrit. Ce sont les profs qui les assurent — les surveillants, espèce numériquement pauvres, étant mobilisés par les tâches de secrétariat. Trois ou quatre heures de lecture ou d'écriture (sans ordinateur, comme jadis, au bic sur les feuilles de brouillon colorées officielles), dans un calme surnaturel, d'autant plus étrange dans ces lieux voués au brouhaha. Je ne connais pas de meilleur moment pour travailler. L'extrême concentration des candidats crée une espèce de tension électrique et contagieuse, qui peu à peu m'imprègne ; je n'ai qu'à me laisser porter, comme s'ils pensaient pour moi, comme si j'étais un cycliste aspiré par le peloton ; quand je lève les yeux de ma feuille je peux admirer les filles, qui dans leur transe ne me voient plus ; et quel plaisir léger de se dire que cette épreuve, cette angoisse, jamais plus je n'aurai à l'affronter.

La souffrance des autres, elle ne me gêne guère, et pire encore, j'en profite sans vergogne... Salaud de prof, moi aussi.



Il y a cent ans...
Future institutrice.


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