CORVÉE DE NOTES


Bizarre : à mesure que l'élève grandit et progresse, il voit ses notes baisser. Chez certains profs du collège, un 12 est une très mauvaise note. Au concours de l'agrégation, une excellente copie recevra un 8 ou un 9. (Les correcteurs d'agreg, quelle note mettraient-ils à eux-mêmes ? Ce sont tous, il faut croire, de fulgurants génies.)

Nous autres, gens de lycée, tâchons pour la plupart de nous tenir dans un banal entre-deux. Pas tous : mettre des sales notes, pour quelques uns, c'est asseoir son prestige, son image de pédagogue exigeant, rigoureux, qui fait travailler pour de bon, lui.

Ou elle... Ma collègue Célestine, jeune maman blonde au sourire si doux, échangea un jour ses copies de bac blanc avec moi. Mes élèves, pourtant assez bons, retrouvèrent leurs copies sabrées de rouge, lestées de notes infâmantes. Célestine ? Une tueuse.

Pour ma part, j'ai pour principe qu'une copie moyenne doit recevoir la moyenne — sachant bien tout ce qu'une telle logique a d'étriqué, de ringard. De toute façon je ne suis jamais à l'aise pour noter. J'ai trop conscience du caractère aléatoire de la chose. Plus les surdoués qui pensent pour nous là-haut nous pondent à chaque épreuve d'examen des super-barèmes hyper-détaillés, plus je vois les failles, les parties foireuses de leurs éclatants édifices docimologiques. (Si ce mot reste opaque, désolé, c'est leur vocabulaire, pas le mien.) Ils voudraient changer les langues en sciences exactes ! Ces scientistes sont de grands rêveurs.

Le correcteur du bac reçoit avec ses copies un corrigé détaillé, ce qui est la moindre des choses, accompagné de consignes très pointues dont on devine l'ambition : éliminer toute subjectivité. Ce bel effort, hélas, n'empêchera pas deux correcteurs différents, l'un cool et l'autre vache, d'arriver au même écart, à peu de chose près, qu'avec de vagues instructions générales. Le pire, c'est la version : les sept ou huit lignes à traduire sont divisées en une dizaine de segments, à noter séparément avant d'additionner le tout ; pour chacun d'eux, on a follement tenté de répertorier toutes les fautes possibles ! Le héros qui corrige comme on l'y incite y passera tout son mois de juillet, pour un exercice qui ne vaut qu'une poignée de points, au lieu se s'occuper à des tâches plus productives.

Pendant l'année, quand je commence à corriger un devoir de grammaire, je n'ai encore qu'une vague idée de mon barème. Je classe les copies par nombre de fautes, puis je sors mon pifomètre et il me dit : la moyenne se trouve là — à seize fautes, ou dix-huit, ou vingt. Tu es vache, réponds-je, remontons un peu, tu veux bien ? Il réintègre ma poche en maugréant, je place la moyenne à dix-huit, ou vingt ou vingt-deux fautes et répartis les notes autour d'elle, de façon souple, arrondissant au-dessus ou au-dessous selon les cas, et en prenant soin de ne pas trop matraquer les nuls. Pour que les notes soient crédibles, une faute doit coûter de moins en cher à mesure qu'on descend l'échelle : par exemple, deux fautes valent 17, trois fautes 16, mais si avec vingt-six fautes on a 8 il faudra en faire plus de trente pour tomber à 7, suis-je clair ?

Parfois je me le demande. J'ai reçu un jour la visite du père de Nadia, une très bonne élève. Il était pilote de ligne, donc matheux de haut vol (l'aviation, c'est comme la médecine : pour voler, pour soigner, on doit être un aigle en maths). Ce personnage important s'était déplacé exprès pour me dire qu'il ne comprenait pas ma notation. Je lui ai fait l'exposé ci-dessus ; il ne comprenait toujours pas. Il était perdu, indigné. Sa logique vacillait. J'étais pour lui une tour de contrôle parlant chinois. Un croisement de fumiste et d'anarchiste.

Contrairement à ce chevalier du ciel, mes élèves n'osent pas trop critiquer ce système démocratique, propice aux défavorisés dont l'anglais fait du rase-mottes. Mais si j'en crois certains étonnements d'élèves (Ah bon ? Vous n'enlevez pas un point par faute ? Vous ne mettez pas zéro pour la phrase à chaque faute ?), je comprends que certains collègues ont des méthodes plus carrées que les miennes... Gardons le moral : quelques profs jadis mettaient des notes négatives, nous n'en sommes plus là.

Je n'ai pas tout avoué au papa volant. Je bidouille plus encore que je ne l'avoue, tiraillé que je suis entre justice et efficacité. Objectivement, le devoir de Pierre vaut 9 et celui de Paul 11. Mais Pierre, qui manque de bases, a bossé à fond ; cela fait longtemps qu'il chatouille la moyenne, je crains qu'il ne se décourage. Paul, lui, est un flemmard doué qui a torché son devoir en cinq minutes, dosant parfaitement son embryon d'effort pour éviter les ennuis. Eh bien, chez moi tous deux vont sans doute se retrouver ensemble à 10. Injuste ? Oui, d'un point de vue étroit. Mais ce 10 est dans les deux cas ce qui peut les inciter le mieux au travail. Du moins j'en fais le pari. On n'arrête pas de parier ; on ne saura presque jamais si l'on a gagné ou perdu.

Les notes font souffrir mes élèves et leur prof, et elles-mêmes ont bien souffert en 68. Certains voulurent alors remplacer les chiffres par des lettres, terrifiante innovation ! Le sacrilège fut évité de peu. Classements, prix et tableaux d'honneur, en revanche, ont été emportés par la bourrasque ; si personne n'a osé prendre leur défense, c'est sans doute qu'ils étaient bons pour la casse. Leur trépas ne m'a guère chagriné, mais j'ai gardé l'habitude de rendre les copies classées (sans trop le dire) en commençant par les notes basses, et pas seulement par goût pervers du suspense : en cas de mauvaise note, mieux vaut un choc immédiat qu'une cruelle attente, et surtout il me semble bon que l'élève se situe par rapport à l'ensemble du groupe — sans y attacher trop d'importance non plus.

Il y a, chez certains élèves, un fétichisme des notes qui me chiffonne un peu. Un jour, Clara, élève sérieuse et solide en terminale éco, vient me voir à la fin du cours. Je viens de lui donner, très content d'elle, un 13 en note de troisième trimestre, mais elle ne comprend pas, elle avait déjà eu 13 au second trimestre, elle pensait avoir progressé, à son avis l'ensemble vaut dans les 13,5 ; son menton tremble, soudain ses yeux débordent.

Que faire ? Désacraliser légèrement les notes. Jouer un peu avec. Quand un potache se plaint d'une note injuste, si la plainte me semble injustifiée, j'examine gravement la copie, hochant la tête : C'est vrai, pardonnez-moi, votre œuvre vaut nettement plus. Et saisissant mon bic, je change le 12 en 12,1. Souvent, pour le dernier devoir de l'année — les devoirs à la maison ne comptent pas chez moi dans la moyenne — je mets à tout le monde entre 19 et 20,5.

Mais le reste du temps, quand la note est bonne, saluons-la ! J'entoure les rares 17 ou 18 de rayons de soleil, je laisse éclater ma joie. Je dis souvent aux élèves que les profs n'aiment pas mettre des sales notes, me croient-ils ? Pourtant, leurs bonnes notes, si elles viennent d'eux, j'y ai tout de même un peu ma part ; alors que les mauvaises, c'est rien que de ma faute.






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