ÉLEVER OU RABAISSER ?


Quand je repense à mes années de lycée, j'ai l'impression que nos maîtres se plaignaient de nous sans arrêt. Nous étions, à les entendre, une bande de flemmards, de nullards incurables, le hoquet d'agonie de l'espèce humaine. Certains le croyaient pour de bon, d'autres non : nous apprenions stupéfaits qu'au Conseil de classe M. Truc s'était déclaré satisfait de nous. Truc ? Lui qui, parlant de nous, tas de mollassons, s'arrachait ses derniers cheveux !

On eût dit que tous ces messieurs — les dames, autant que je me souvienne, gardaient sur le sujet un silence pudique — avaient appris le métier dans le même Manuel du Parfait Enseignant, introuvable dans le commerce, où juste après le fondamental article 1 : Tenez-les à distance ! on lisait l'article 2, son corollaire : Jamais un compliment ! Logique : si on les félicite, ils vont croire que c'est arrivé, ils n'en foutront plus une rame, on les connaît, allez...

Ce qui est un peu vrai, et surtout très faux. L'expérience le prouve abondamment. Je donne depuis trente ans à mes secondes le même texte où l'on voit une institutrice américaine diviser sa classe en deux groupes. Quand elle dit aux enfants du second que ceux du premier leur sont supérieurs, ils se mettent à lire deux fois plus lentement ; la même chose arrive à ceux du premier groupe quand on les déclare inférieurs. J'en tire une moralité sans doute naïve : si je persuade mes élèves qu'ils sont nuls, ils le deviendront ; si je leur répète qu'ils ne le sont pas, ils progresseront. L'essentiel du métier, pour moi, c'est cela : éviter d'humilier les mômes, leur donner avant toute chose une image positive d'eux-mêmes. Ne nous fions pas à leurs petits airs désinvoltes : ils sont hypersensibles, un rien les blesse. Notre pouvoir de leur faire du bien est limité ; celui de faire du mal, immense.

Certains (j'en fais partie) voudraient voir dans cette volonté d'écraser l'élève une survivance ringarde, une coutume en voie d'extinction, et non une constante de la nature humaine. Je crains que nous ne soyons naïfs... Selon mes élèves, la profession ne manquerait pas de brutes cruelles, ou du moins d'insatisfaits systématiques, de pisse-froid prêts à mourir plutôt que de dire bravo. Parano adolescente ? Une proviseure-adjointe, il y a peu, me confiait : Si vous saviez combien nous avons de sadiques dans ce métier... Allons bon ! Des gens dont la volupté profonde (peut-être à l'insu d'eux-mêmes) ne serait pas d'élever, mais d'humilier ? Après tout, il est humain de choisir d'enseigner pour se sentir supérieur à bon compte...

Pour moi, rien ne me plaît autant que les progrès, les succès de ces chers petits. Les plus marquants, ces dernières années, les plus réjouissants, sont ceux de mes premières S (scientifiques), où les langues sont pourtant parentes pauvres. Ces classes, très demandées, sont pleines d'élèves stressés, dépassés par une section souvent trop exigeante pour eux, où les profs de maths et de physique-chimie, volontairement ou pas, font régner la terreur. Il faut donc, quand les malheureux arrivent chez moi, les décrisper, rigoler un coup ensemble, puis leur injecter la dose d'estime de soi qu'ils n'attendaient plus. Je fais tout un cinéma, et même tout un cirque. J'accueille les phrases loupées en mimant le plus affreux chagrin — ah ! comme je serais heureux qu'ils réussissent ! —, en me tirant deux doigts dans la tête, en me faisant hara-kiri — s'ils se plantent, c'est moi qui dois payer, c'est ma faute ! La moindre réponse correcte et je distribue des sourires béats, des YES !!! planants, des compliments extasiés. Je vais jusqu'à lancer : You're a genius...

Démagogie ! sifflait entre ses dents le dernier de mes inspecteurs. Mais un démagogue est un menteur ; or mes élèves, eux, l'ont senti : je suis totalement sincère. Ils ne sont pas des génies, ils savent que je le sais et je sais qu'ils le savent ; ma vérité, c'est que je rêve qu'ils le soient, et fais de mon mieux pour les y amener.

L'inspecteur m'aurait-il traité de gugusse que j'aurais approuvé. Un prof est un acteur. Et en même temps, tout le contraire. Le but de l'acteur est de tirer à lui la couverture ; dans la classe, la star, c'est les élèves. Le prof est là pour les applaudir. J'accepte tout au plus le rôle de M. Loyal, dans l'ombre au centre de la piste, claquant doucement de la langue, tandis que ses poulains et pouliches fringants tournent en pleine lumière.



Lauréate
Récompensée.


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