BULLETINS SECRETS


Naguère, trois fois par an, nous étions bons pour la corvée de bulletins. Avant tout conseil de classe nous nous rendions à reculons dans le local idoine, toujours à la bourre, pour copier notes et appréciations dans le registre — un grand machin d'un noir funèbre au format cinémascope, fort malcommode, surtout quand le collègue assis à la même table exiguë, tout contre, vous envoyait dans le nez le rabat cartonné des TSTTG, à moins qu'il ne vous fît décrocher la moitié des bulletins de vos secondes 13 qu'il devait remplir en même temps que vous, et après, pour les remettre en place, la croix et la bannière.

Qu'est-ce que je vais bien pouvoir écrire ? La petite case qui m'est réservée paraît, selon les circonstances ou l'humeur, ridiculement menue ou d'une désespérante immensité. Comment résumer tout un trimestre et tout un individu en deux lignes maxi ? Que dire, parfois, sur l'absolu silence, le total néant ou la plus grise médiocrité ?

Premier trimestre de ma première année : je prépare mes écritures à la maison et les recopie soigneusement. La fois d'après, je me lance ! j'improvise ! L'exercice, redoutable pour un perfectionniste, n'a rien pour effrayer un bâcleur : on peut toujours s'en tirer à bon compte à coups de formules toutes faites. Évidemment, on le paie d'un sentiment de malaise. Bon ensemble, très bon ensemble, excellent ensemble... Satisfaisant... Ensemble faible... Il ne faut pas se décourager...Peut mieux faire... Peut mieux faire toi-même, espèce de nul ! Essaie au moins de ne pas trop te répéter, de ne pas copier non plus sur le collègue dans la case d'au-dessus, qui t'a piqué la bonne formule... Rien à faire, ça patauge, ça n'avance pas — sauf, quelquefois, provoquée par un cancre abyssal ou un petit génie, le déclic, la phrase qui fait mouche et permettra de quitter l'épreuve sans s'être trop déçu.

Stress et ennui, mélange écœurant. Une seule consolation : lire d'un œil la production des collègues. Je ricane aux couacs de certains, comme la citation latine d'un jeune cuistre agrégé de lettres classiques (il ne restera pas longtemps chez nous), laquelle, pour les parents tunisiens, sera de l'hébreu, ou le charmant cuir d'une collègue innocente : Réussirait mieux s'il était plus attentionné... J'admire surtout les ténors du genre, ceux dont le chef d'établissement lira peut-être, lors du Conseil — distinction rare —, l'un des plus beaux morceaux.

Arrivera tout frais à l'examen... Des îlots de travail dans un océan d'indolence... Est poliment venu nous voir quelquefois... Sommeil agité... État stationnaire... Qui est-ce ?... Il est plus facile, certes, d'enfoncer que de porter aux nues. Mais pour ma part j'ai en réserve un Mozart peut aller se rhabiller que j'espère bien caser avant mes adieux ; trouverai-je d'ici là l'enfant prodige ?

On raconte que Sartre, prof de philo débutant, commença par saquer cruellement ses victimes ; le proviseur le lui reprochant, il remplit les bulletins suivants d'éloges grandiloquents, Nouvel Aristote... On tutoie le sublime... Mais ces perles pour la plupart sont anonymes, issues d'un fonds immémorial, comme les chansons traditionnelles, et c'est bien ainsi. On devrait en faire un livre, mais qui le fera ? Pourquoi ne les ai-je pas recueillies, moi le graphomane, le collectionneur obsessionnel, le chiffonnier du langage, quand il était encore temps ?

Trop tard. Tout a changé. La révolution technologique est descendue sur nous, pour notre bien (beaucoup) et notre mal (un peu). L'ordinateur, vers 1995, a fait des débuts laborieux dans la confection des emplois du temps (un proviseur-adjoint bien entraîné peut encore, je crois, l'emporter sur la machine), mais dans le traitement des notes il a tout de suite fait merveille.

Les conseils de classe désormais se réunissent face à un écran géant où s'inscrivent, d'un seul clic, toutes les courbes imaginables, par élève, classe, matière, trimestre, année. Les bulletins sont informatisés eux aussi. On peut les remplir sur les vieilles bécanes du lycée, ou mieux encore, chez soi, sur son engin perso, à l'heure qu'on veut, sans se presser ; on peut se relire, se corriger, s'imprimer. Un seul ennui : on n'a plus accès aux contributions des collègues. La lecture d'ensemble est réservée à la proviseure et aux parents. Il faut que je réclame un ajustement du logiciel ; ce sera là un combat à ma mesure, infime et dont tout le monde se fout. Mais Surtout ne pas se décourager.



Elle nous doit tout.
Laura Lenobel, TL1.


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