CONSEILS DE CLASSE


Les conseils de classe, avouons-le, on s'en passerait volontiers, surtout quand la séance traîne après 19 heures, qu'on habite à près d'une heure du bahut et qu'on est jeune encore et impatient de rejoindre les siens. Il y a comme ça dans l'année, à la fin de chaque trimestre, deux semaines où l'on n'arrête pas de râler.

Les profs de maths, de français ou de philo, qui passent beaucoup d'heures avec certaines classes, peuvent s'en tirer avec trois conseils seulement ; les profs d'anglais s'en appuient cinq ou six, placés en fin de journée après les cours. Le pire, c'est en hiver, quand la nuit est tombée depuis si longtemps qu'en sortant on croit que c'est l'heure d'aller se coucher.

Brimeil, années 70. Dans le bureau de la directrice ou du censeur, nous sommes au moins une douzaine serrés comme des sardines : les profs de la classe, les délégués des deux fédérations rivales de parents d'élèves, les deux délégués des élèves (en principe une fille, un garçon), le Conseiller principal d'éducation concerné. Chacun des profs expose son bilan, les délégués de parents et les élèves expriment leurs doléances ou leurs requêtes, puis on délibère sur chaque élève. Tableau d'honneur, félicitations et encouragements ont disparu dans la tourmente soixante-huitarde, mais tout élève doit être affecté d'un niveau de A à E, nuancé par des plus et des moins : A+, A, A-, B+... Longues empoignades en perspective. L'effectif de certaines classes dépasse les trente-cinq, les linguistes n'ayant qu'une partie du groupe doivent subir les délibérations sur des élèves qu'ils n'ont pas, les collègues parlent trop fort pour qu'on puisse lire, bref, ça n'en finit pas, même si bien des cas sont expédiés avec désinvolture — comment résumer des situations souvent complexes en trois minutes ? Le conseil réussit ce prodige : paraître à la fois scandaleusement rapide et désespérément lent.

Si encore les propos échangés se distinguaient par leur brillant, leur profondeur... Mais l'indifférence, la fatigue ou l'absence de talent des orateurs font sombrer la cérémonie dans la grisaille. Ou si du moins on entendait des propos d'une nullité criante, ou jouissivement odieux... Années 70 toujours : l'un de mes anciens condisciples, Patrick Boumard, devenu prof de lycée, enregistre en douce un conseil ; le livre qui en sortira, Un conseil de classe très ordinaire (Stock, 1978), fera scandale. Eh bien chez nous, on n'a même pas de quoi fouetter un chat. Un conseil est à l'image de celui qui l'anime ; or notre dirlo est plutôt basse en couleur, et son bras droit ne vole pas bien haut non plus. C'est un censeur à l'ancienne, moins méchant que raide, imperméable aux brises nouvelles. Pour M. Dodet, la musique écoutée par nos jeunes s'appelle du «zim-boum-boum» ; quand on souhaite discuter de la classe dans son ensemble — chacun sait dans le métier combien comptent les phénomènes collectifs —, notre homme répond fièrement : «Je ne crois qu'aux individus, et pas du tout aux groupes», tel un entraîneur de foot qui aurait des joueurs à sa charge, mais pas d'équipe. Il fut pourtant professeur jadis ; je plains les élèves.

Bientôt sept heures... Pphuuu, quel lavement... Une bonne petite prise de bec, ça réveillerait... Hélas, elles sont bien rares, même dans cette période post-apocalyptique. J'ai beau fouiller mes souvenirs, je ne revois guère que Gonflejoux le philosophe, que le nouveau proviseur, Barabannes le téméraire, vient de tancer comme un gamin, et qui se lève d'un coup, quittant superbement la salle sans un au revoir, sans un regard.

L'organisme que nous formons sécrète juste assez d'aigreur pour entretenir dans ses membres un malaise diffus. Les rares giclées d'acide visent lâchement les corps étrangers sans défense, ces emmerdeurs de parents d'élèves que le chef d'établissement, à la moindre incartade, remet sèchement à leur place. Ou les élèves, bien entendu, dont le moindre propos maladroit est aussitôt flingué en plein vol. Quinze ans plus tard, la terrible Martine Vivas, prof principal, inventera pour ses secondes une forme de torture nouvelle : chaque élève assiste à l'examen de son cas, seul sur sa chaise et en tout petits souliers face au large demi-cercle professoral. Mais cette inversion perverse du rapport de forces, qui sent trop la vengeance mesquine, ne fera guère école — bien fait pour ta gueule, Vivas chérie.

Le plus souvent on finit par se laisser aller, on a tant macéré dans la fatigue et l'ennui que le temps épuisé s'arrête, on traîne, on bavasse, on se renvoie des plaisanteries molles, on se tient chaud dans la salle sans air, dans cette complicité vaseuse, dehors ça caille, restons encore... Yzinec... Zlotz... Ça y est, fini. Putain, sept heures et quart, je m'étais pourtant promis de quitter à sept heures pétantes... Je ne suis qu'un lâche...

Les années passent. Peu à peu, chose étrange, on s'habitue. D'abord, l'administration s'est mise au goût du jour, on discute de façon plus ouverte et détendue. Le déclin du militantisme n'ayant pas que des mauvais côtés, le temps du bras de fer systématique n'est plus. Et puis on apprend à s'occuper. Et d'abord, à ouvrir l'œil et l'oreille. Dans ce long fleuve de mots charriant d'énormes langues de bois, que de non-dits à décrypter ! Que de choses à apprendre ! Sur les élèves — auxquels on s'intéresse plus qu'avant désormais — quand on évoque leur cas ; sur les collègues, lorsqu'ils prennent la parole. Quand chacun se présente, par exemple, on note ceux qui se présentent comme «monsieur» ou «madame» Untel, et ceux qui donnent leur prénom... Deux familles d'esprits, deux écoles opposées. On note, mine de rien, les bons mots et les mauvais, on savoure les interventions brillantes, on en écoute d'autres en se disant, mon dieu, quel bonheur de n'être plus élève... Une petite collègue terne d'allure, qu'on aurait tendance à prendre de haut, grand prétentieux qu'on est, sort soudain une phrase qui résume le caractère d'un élève de façon si juste, si humaine, qu'on en est tout illuminé. Merci pour la leçon, chère collègue.

En arrivant au lycée de Chèvres, on a découvert un drôle de système : les profs se réunissent d'abord en préconseil, sans les délégués des élèves et des parents ; le conseil proprement dit se réduit à un monologue du prof principal, qui présente en séance plénière une synthèse déjà bouclée. Aucune délibération. Le tout torché en à peine une heure. On devine là une combine sournoise, une ruse pas très fine de proviseurs cossards et nostalgiques de l'avant-68 pour d'une part avoir fini plus vite, et d'autre part écarter les délégués des élèves. On râle, évidemment, de devoir se déranger pour deux séances au lieu d'une, et de s'emmerder pendant la deuxième comme un rat mort. Car ce qu'on subit là, on n'a jamais rien connu dans le genre de plus sinistre.

Arrive un nouveau chef d'établissement. Cette parodie de conseil dont elle hérite n'est pas trop à son goût, j'imagine ; mais faut-il pour autant heurter la tradition de front ? Elle se contente de faire durer le conseil plus longtemps ; le préconseil, du même coup, faisant double emploi, s'étiole — j'en deviens l'un des boycotteurs assidus. On assiste bientôt à ce miracle inespéré, d'autant plus délicieux que tardif : des conseils où l'on va sans traîner les pieds, des conseils vivants, souvent joyeux et même, parfois, marrants.

Un seul souci : la tradition chévrienne place le bilan des profs sur la classe non pas au début, pour éclairer comme il se doit l'examen des cas individuels, mais tout à la fin, quand les carottes sont cuites, ce qui lui retire toute influence. Il y eut ici naguère d'autres messieurs Dodet, dédaigneux des groupes.

Cet usage suspect a un avantage : il laisse le temps au prof de préparer cet exercice délicat, l'intervention finale. On veut être aussi complet, clair et bref que possible, ne pas emmieller le monde, suggérer par l'exemple la concision aux bavards, et aussi se montrer à son avantage — avec l'âge on devient cabot. Mais derrière l'amour-propre il y a l'amour de la belle ouvrage, les deux se soutenant l'un l'autre. Au fil des ans on s'est pris au jeu. On croit maintenant à ce qu'on fait. On voudrait, pendant ces quelques secondes de parole, faire passer à l'état concentré on ne sait trop quel message à on ne sait trop qui, transmettre un peu de la flamme qui s'est allumée en soi, et qu'on n'aura pas trop de tout un livre, si le temps nous est laissé, pour tenter de raconter un jour.



Une seconde au lycée de Chèvres
Une seconde au lycée de Chèvres.


*  *  *