LA BONNE DISTANCE ?
Vous êtes jeune, monsieur, vous débutez, je tiens à vous mettre en garde : il faut tenir vos élèves à distance. Si vous les laissez faire, ces demoiselles perdront tout respect pour vous...
Versailles, septembre 70. Je viens d'être nommé stagiaire au lycée La Bruyère, je m'apprête à donner le premier cours de ma vie et la directrice, prénommée Marie-Antoinette, me fait la leçon dans son bureau. Je pourrais faire fi du sermon, y voir l'expression du conservatisme versaillais — l'un des plus coincés de l'hexagone —, mais non. Je vais sagement suivre son conseil. Cette vision correspond à mon tempérament tout en réserve. Et d'ailleurs, même si nous sommes alors, juste après 68, dans une époque assez agitée encore, où certains profs se font tutoyer par les élèves, le discours dominant reste celui de Marie-Antoinette — sans cesse plus dominant à mesure que retombera, d'année en année, l'effervescence révolutionnaire. Mes treize petites versaillaises, je les appelle calamiteusement mademoiselle Untel. À Brimeil l'année suivante, je me dévergonde peu à peu : Untel tout court, et les prénoms l'année d'après ; mais mon nouveau public trouve encore le jeune bourge un peu guindé. Un jour, à la fin de l'heure, une élève de terminale me complimente sur mon petit pull gris (j'avais beaucoup hésité à le mettre), puis elle me lance : On devine que vous avez des choses à partager, pourquoi restez-vous derrière un mur comme si vous aviez peur de nous ?
Message reçu, même s'il me faut du temps. La mue prendra des années ; sera-t-elle achevée au jour de ma retraite ? Pas question de brûler les étapes, de se faire violence. Mieux vaut être raide avec naturel qu'artificiellement souple. Débraillé, je serais faux à hurler. Je me dégage avec une sage lenteur du scaphandre où j'étais engoncé. Je parle un peu plus de moi ; le distributeur de savoir se révèle tout doucement un être humain doté d'une famille, d'un autre métier, de passions diverses. Je ne crains plus de laisser deviner mes idées politiques — tout l'art consiste à le faire discrètement, avec un semblant d'objectivité. Je ne cache plus mes faiblesses, n'hésitant pas à souligner, notamment, la médiocrité de mon anglais. Qu'il est modeste ! pensent les mômes. Sans doute ne me croient-ils même pas.
Puisque mon intérêt, mon affection pour mes jeunes partenaires va croissant, il ne faut surtout pas se retenir de le montrer. C'est là tout un travail, qui doit être spontané, bien sûr, mais en même temps réfléchi. Le moindre détail compte. Pour commencer, je m'efforce de savoir les noms et prénoms le plus tôt possible. Je ne découvrirai qu'à la rentrée 2005 la bonne méthode : prendre tout le monde en photo le premier jour, par groupes de quatre ou cinq, et apprendre les photos par cœur. Dès que je sais leurs prénoms, je ne rate plus une occasion de m'en servir. Oui, Luc... Pas mal ce devoir, Lucie... Prononcer le prénom de quelqu'un, c'est à chaque fois lui répéter, Tu vois, je te connais, tu n'es pas un pion anonyme, tu existes pour moi, nous sommes proches. Un tapotement d'épaule verbal.
Depuis peu, je donne à tous mon adresse électronique, et aux délégués de classe mon numéro de téléphone, qui de toute façon se trouve dans l'annuaire. Je n'ai jamais été importuné. Très tôt, j'ai invité certaines classes chez moi en fin d'année, après les épreuves du bac. Ma grande maison d'aujourd'hui, toute proche du lycée, s'y prête idéalement. Mais un deux-pièces joyeusement bondé aurait d'autres charmes.
En cours, dès que je peux, je plaisante. Je mets en boîte gentiment. Non seulement j'admets la réciproque, mais je la sollicite. Je n'ai rien à craindre : la barrière entre eux et moi — nécessaire, j'en conviens — est solide par nature, de plus en plus solide au fil des ans ; en rajouter serait excessif. Mes élèves ne sont pas une troupe de fauves qu'il faut tenir à l'œil, mais — presque toujours — un groupe d'amis ; parfois remuants il est vrai, mais guère méchants, ni dangereux. Et je n'ai jamais remarqué que la proximité tuait le respect, au contraire. En dirais-je autant de la froideur et du mépris ?
Ecouter, c'est normal. |