DU VOUS AU TU


Comment s'adresser aux élèves ? Entre ceux qui nomment et ceux qui prénomment, ceux qui se tuent à dire vous et ceux qui se vouent au tu, aucun usage ne s'impose, chacun bricole dans son coin comme c'était déjà le cas de mon temps et le plus curieux, c'est qu'il n'existe pas d'étude savante sur un sujet si complexe.

Côté nom ou prénom, la situation semble un peu plus claire. Dans mon lycée de garçons, il y a quarante ans et plus, tous mes profs m'appelaient Volkovitch ; aujourd'hui je serais Michel presque toujours. Cette mutation est l'équivalent linguistique de la suppression des estrades : le prof descend du piédestal, installant une relation plus humaine, naturelle, amicale. Nous ne sommes plus dans des casernes, que je sache. J'imagine qu'à mon époque, dans les lycées de filles, le prénom l'emportait déjà ; la mixité, là comme ailleurs, a sûrement joué un rôle salutaire.

Le tu et le vous, c'est plus compliqué. On pourrait penser que les enseignants plus âgés ou plus à droite vouvoient davantage, mais les exceptions pullulent, c'est l'anarchie. J'étais tout jeune prof quand une élève m'a brillamment résumé la question. Il y a, disait-elle, un vous distant et un vous respectueux, un tu chaleureux et un tu méprisant. Tu et vous : deux personnages ambigus, donc passionnants.

Pour ma part, j'ai d'abord suivi la tradition : noms de famille et vouvoiement, combinaison majoritaire à mon époque. Deux ans plus tard je suis passé aux prénoms avec l'impression d'être plus en accord avec moi-même et le type de relation dont je rêvais. Le vouvoiement, je l'ai gardé jusqu'à aujourd'hui, avec une conviction faiblissante. L'une des raisons qui m'y poussaient n'a plus cours. Au tout début, vu mon jeune âge, il s'agissait de renforcer la barrière pour mieux marquer ma dignité de Professeur ; et puis ce vouvoiement correspondait à ce que j'étais alors. Mes élèves des années 70 se souviennent d'un garçon gentil, mais un peu bourge et coincé. Le pire eût été de forcer ma nature : mieux vaut s'acquitter d'un rôle faiblard avec naturel que de jouer faux un grand rôle. J'ai évolué tout doucement ; aujourd'hui le tutoiement me serait naturel, il me monte souvent aux lèvres, mais je m'en tiens au vous et pas seulement par habitude. Mon vous est avant tout une façon de dire à mon élève : tu n'es plus un(e) gamin(e), pour moi tu es un adulte, ou du moins je choisis de te considérer comme tel pour te préparer à y parvenir. Et puisque mes élèves me vouvoient, je me sentirais vaguement mal à l'aise en ne répondant pas de même : j'aurais l'air de vouloir marquer ma supériorité hiérarchique, déjà bien assez évidente.

Mais si je persiste dans le vous, c'est à cause de son plus grand charme : le passage au tu. Cette façon délicieuse, à la fois si directe et pourtant implicite, de dire à l'autre : Maintenant nous sommes amis. Ce premier tu, lancé négligemment, est en réalité, toujours, du moins en ce qui me concerne, un moment secrètement solennel. Une récompense. Je m'y suis mis lentement, trop lentement. Aujourd'hui cela se passe en principe à l'affichage des résultats du bac, lorsque je peux y assister. Une fois envolés, je dis tu aux anciens, toujours — sauf en cas d'indifférence réciproque, chose rare. Depuis un an ou deux j'en viens même à tutoyer certains ex-élèves encore lycéens, quand je me suis attaché à eux. Si je les retrouve l'année suivante, je les vouvoierai en classe et les tutoierai au dehors. Après tout, cela s'est déjà produit. Quand Julien, alors mon élève, est venu chez moi me raconter ses malheurs, mon vous m'a paru soudain froid et faux, je l'ai jeté aux ordures ; quand Polly, que je connaissais pour être ami de ses parents, est devenue mon élève, elle a continué de me dire tu chez elle, mais nous nous donnions du vous en classe, avec sourire en coin ; c'était comme un jeu, un secret partagé.

Problème pour les anciens que je continue de fréquenter : le vieux me tutoie, se disent-ils, et moi je fais quoi ?

Surtout ne pas les brusquer. Leur tutoiement mettra le temps qu'il faudra. Cela vient parfois tout de suite, ou cela mûrit doucement sur des années ; mais j'aime l'instant où le premier Tu apparaît, inadvertant, et que la fille aussitôt se reprend, m'observant du coin de l'œil, confuse et contente à la fois.

Si je roule un jour à vélo avec un ancien élève, j'espère bien qu'il passera au tu tout net : se dire vous à vélo, j'en serais choqué.



Instituteurs, aux éditions EDL.
Il y a juste cent ans...


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