NOS CHEFS


Nos chefs d'établissement, je ne souhaite pas en dire du mal. D'abord, ceux que j'ai connus n'ont pas été trop durs avec moi, la plupart ont fait leur boulot honnêtement, et puis une certaine pudeur me retient d'accabler ceux qui se coltinent des tâches dont je me sens incapable. Un proviseur, une proviseure, c'est le chef d'une entreprise de deux mille personnes, élèves, enseignants, personnels divers, un chef dont une foule de règlements et d'usages limitent cruellement le pouvoir. Entravé mais responsable de tout, submergé de contacts mais seul en cas de coup dur, comment peut-il souhaiter, puis aimer une épreuve pareille ?

Il faudra un jour que je m'en prenne un à part et que je l'interroge : quel est ce qui le fait le plus souffrir : les rapports avec les hautes autorités, qu'on imagine plutôt aveugles et sourdes aux problèmes de terrain, ou les relations avec les profs ? Pas commodes, les profs. Les proviseurs le savent bien : ils étaient profs eux-mêmes, avant. Voilà pourquoi l'autorité provisorale s'exerce, le plus souvent, de façon plutôt prudente et feutrée. Il s'agit d'éviter l'affrontement avec une corporation difficile, plus que toute autre sujette aux vapeurs, et redoutable par sa langue bien pendue.

Mme Classen en savait quelque chose. Quand je débarquai à Brimeil, mai 68 venait de passer par là, laissant des traces béantes, à commencer par l'entrée du bureau directorial : la directrice (tel était alors le titre officiel) tenait depuis lors, beau symbole, sa porte sans cesse ouverte. Ce qui n'était pas idiot : elle entendait arriver de plus loin les commandos de profs en colère qui venaient par vagues rapprochées envahir son refuge. J'ai tout oublié de ces grognes successives, mais je me souviens de l'atmosphère à couper au couteau : une trentaine de profs debout, coude à coude, et face à eux la petite dame assise derrière le grand bureau qui la faisait paraître plus frêle encore. J'étais le plus souvent près de la porte : solidaire des râleurs, mais prêt à m'éclipser dès que ce rapport de force inégal me poussait irrésistiblement, on ne se refait pas, du côté de la femme seule agressée.

Ces face-à-face ont-ils encore lieu quelque part aujourd'hui, trente ans après ? Au lycée de Chèvres, en tous cas, la chose paraîtrait surréaliste. Mais qui sait si la prudence courtoise de ceux qui nous dirigent n'est pas la conséquence lointaine des rudes batailles du passé, un hommage aux temps révolus ?

Un seul chef d'établissement, resté trois ans chez nous à la fin des années 70, a tenté de restaurer le Bon Vieux Temps. Il faut dire que son physique imposant l'y poussait : grand, chauve, barbiche à la Freud, et en même temps sosie du méchant professeur Müller dans Tintin, M. Barabannes avait surtout une voix somptueuse, noire, terrifiante, une voix d'opéra, celle du traître ou du Commandeur. Une voix presque trop belle, qui m'évoquait surtout celle du féroce Furax dans le feuilleton radiophonique du même nom, il y a cinquante ans, délirant et bidonnant chef-d'œuvre.

Barabannes me convoque un jour : M. de Volkovitch, qu'est-ce que j'apprends ? Vous comptez emmener des élèves en sortie sans demander d'autorisation officielle ?

Inutile de nier : une sortie officielle, c'est une demi-douzaine de longs formulaires à remplir, plusieurs jours d'attente, pourquoi se compliquer la vie, je préviens donc les élèves que tel jour à telle heure je serai devant tel cinéma parisien pour voir tel film, que s'ils s'y trouvent aussi j'en serai ravi, mais que s'il leur arrive un pépin ils seront seuls responsables. Chacun se prend en main, quoi de plus pédagogique ? J'expose mon point de vue à M. le Proviseur en bredouillant un peu. — Vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! L'indignation dans sa voix gronde et vibre, Dieu darde sur le rebelle un œil d'hypnotiseur. Ma volonté flageole. Michel, vite, réagis, défends-toi ! Retrouvant au fond de moi un vieux résidu d'audace, je demande au Tout-Puissant s'il interdit ma sortie sauvage. Non, il ne peut pas. Il me déconseille formellement ce que je fais là, mais non, non, ce n'est pas vraiment illégal... La voix et l'œil soudain se voilent. Croquemitaine, après avoir failli m'abattre, se recroqueville sous mes yeux. L'un des agréments du métier de prof, c'est qu'on est à peu près libre — pour le pire parfois, pour le meilleur aussi.

M. Barabannes ayant quitté notre trou de banlieue pour déployer ailleurs ses ailes battantes, nous héritâmes d'un personnage moins grandiose, mais dont le projet ne manquait pas d'ambition. Le rêve de M. Lecat, c'était d'ouvrir l'Éducation nationale au vaste monde en la mariant avec l'Industrie privée. Il ne rêvait que stages en entreprise et conférences de patrons. Le corps enseignant caressant d'autres idéaux, défendus sans souplesse excessive, le solitaire présomptueux livrait un combat perdu d'avance. Est-ce lui qui proposa d'accueillir un panneau publicitaire sur notre terrain, dans la friche en bordure de nationale, pour gagner de quoi remplacer la vieille photocopieuse ? Ce fut un tollé. Deux visions du monde s'entrechoquèrent avec raideur, le Grand Capital fut terrassé par la Pauvreté Vertueuse et le vendu au Patronat s'écrasa.

Le proviseur suivant fut mon préféré. Il s'entraînait à la pelote basque à l'âge où bien d'autres ne manient plus que la zapette. L'aisance et l'agilité physique acquises au chistera étaient aussi, chez lui, intellectuelles ; il avait l'esprit vif et joyeux. On lui voyait souvent un drôle de sourire qui semblait dire, Tiens tiens, intéressant, ou bien Pas de panique, on va y arriver, ou même Amusons-nous chers amis. Son autorité s'imposait sans forcer. M. Dokhelar ne jouait pas les pontifes, il était l'un de nous, primus inter pares.

Les deux suivants, à peine si je m'en souviens : une femme, puis un homme dont les noms m'échappent, aimables tous deux, d'une discrétion parfaite, parfois frustrante, mais sans que la bonne marche des choses en souffre, apparemment. Le travail se faisait malgré tout, en coulisse. Et si un bahut pouvait tourner sans chef, comme certains orchestres ? Cette mauvaise pensée m'assaille depuis mon année de bidasse au Collège militaire de Saint-Cyr il y a trente ans : le proviseur, atteint d'un cancer au cerveau, soumis à une radiothérapie qui lui laissait de mystérieuses marques bleues sur le crâne, n'était plus qu'une grande carcasse vide, une ombre lente sujette à de soudaines absences qui la rendaient muette pour de longues minutes. Ce qui faisait les choux gras de l'autre maître des lieux, un colonel pétant de santé qui occupait le terrain et commandait à sa guise.

Les deux alcooliques profonds que j'ai rencontrés dans cette branche n'étaient que proviseurs-adjoints (le nouveau nom de l'ancien censeur). Il y eut d'abord une femme au visage violacé, dont je ne me souviens plus si je l'ai vraiment vue ou si je l'ai seulement cauchemardée : elle s'était mise en congé perpétuel, ne descendit dans son bureau qu'une ou deux fois et quitta bientôt ce bas-monde hostile. L'homme, lui, moins atteint, donnait le change : face à l'écran d'ordinateur pendant des heures, il semblait méditer des permutations de salles ou des changements d'emploi du temps complexes comme une partie d'échecs. On hésitait à déranger le virtuose ; en fait il roupillait assis, comptant les bulles de bières imaginaires. Le chef d'établissement, femme énergique, emmerda si bien le Rectorat que de guerre lasse on voulut bien virer le poivrot poids mort. Gloire à l'Éducation nationale ! L'homme n'eut pas le destin que les administrations réservent aux incapables afin de les empêcher de nuire : il ne fut pas promu, mais seulement muté dans un bon lycée d'une autre banlieue, où ses léthargies ne feraient pas trop de dégâts, et d'où la camarde vint le délivrer peu après.

Je ne parle pas de l'Administration du lycée de Chèvres, il est trop tôt, et puis l'on me taxerait successivement, et injustement, de cruauté puis de flagornerie... Je ne m'étends pas non plus sur la corporation des proviseurs-adjoints, mal-aimée — ce sont eux qui préparent les emplois du temps, exercice terrible, l'échec et la grogne au bout. En fait ils sont le plus souvent charmants, d'autant que les profs le sont — en principe — avec eux, c'est plus prudent...

Je préfère terminer par un salut à des partenaires plus méconnus encore : les CPE, Conseillers Principaux d'Éducation, héritiers des Surveillants généraux. Ils sont plusieurs par lycée, chacun en contact direct avec un nombre limité d'élèves. En plus des retards et des absences, leur rôle est de conseiller nos jeunes, d'encourager ou de calmer parfois, dans un savant dosage entre remontage de bretelles et tapotements d'épaule. Ils jouent un rôle essentiel, et souvent le jouent bien. J'ai le souvenir de notre équipe à Brimeil à la fin des années 90, au moment de mon départ, qui faisait sans bruit des merveilles quotidiennes. Eh oui, trois femmes.



Les choses ont bien changé...
Jean Vigo, Zéro de conduite, 1932.
À gauche, le principal.


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