L'ENFER SANS FILLES


On voit encore parfois dans nos villes, sur de vieux bâtiments d'école, ces inscriptions rongées par le temps : ECOLE DE GARÇONS, ECOLE DE FILLES. Ce n'est donc pas une légende ! Garçons et filles furent bel et bien séparés jadis !

Je dois m'estimer heureux : pendant mes années d'école primaire je n'ai pas connu ces classes infirmes, cette humanité mutilée, diminuée, sinistre. Chez nous, à Chèvres, apprendre côte-à-côte semblait tout naturel aux filles comme aux garçons. Pas d'affection débordante, ni de tension non plus ; on se mélangeait peu, on apprenait sans hâte à connaître l'autre : l'homme et la femme sont si différents que pour s'apprendre il faut toute une vie, et le plus tôt sera le mieux. Quelle plus belle occasion aussi que la mixité pour faire l'expérience capitale entre toutes : tomber amoureux ? Ah, Catherine Viaud... Ah, Catherine Fratkin... C'est à l'école que j'ai appris à aimer.

Plus dure fut la chute. Chassé du jardin d'Eden, exilé en 6e dans un lycée de garçons parisien, je découvris le reste du monde — sa face brutale et grossière. Claude-Bernard, vaste caserne, je te déteste encore. Le 100% féminin lycée La Fontaine était à deux pas, mais nous nous tournions le dos ; notre proviseur et la directrice des filles, ces grands futés, avaient décalé leurs horaires pour décourager toute velléité de retrouvailles.

En classe prépa nous fûmes encore séparés, comme nonnes et moinillons, sauf pour les cours de russe où nous rejoignaient à Louis-le-Grand deux ou trois demoiselles de Fénelon. À ma grande gêne : en leur parlant il fallait jouer la comédie, cacher ma soif et ma misère, feindre l'indifférence devant ces rondeurs mystérieuses qui m'obsédaient comme l'oasis un voyageur perdu.

Quand je fus passé de l'autre côté de la barrière, en 70, le destin m'offrit une consolation ironique en m'allouant un an de stage au Lycée de Jeunes Filles La Bruyère de Versailles. Ce devait être alors le dernier lycée non mixte du pays, et je reconnais que vécue côté filles, l'apartheid entre sexes me parut nettement moins détestable. Je n'aurais pas rechigné à faire toute ma carrière chez les nénettes, seulement voilà, en quelques années, 68 aidant, tout avait changé comme par magie. Grâces te soient rendues dans les siècles des siècles, ô 68, et merde à tes ennemis, ces vieux débris ! Quand j'arrivai au lycée de Brimeil l'année suivante, la France avait basculé. Toutes nos écoles étaient mixtes. Le plus beau, c'est qu'une telle révolution fut acceptée aussitôt, le plus simplement du monde, par toute la population, à l'exception peut-être des fidèles de Mgr Lefebvre, du fan club de la reine Victoria et de la bourgeoisie versaillaise.

Le mélange filles-garçons à l'école, désormais, va de soi. La connerie inhérente à chaque sexe s'atténue au contact de l'autre. Le comportement de nos jeunes ainsi brassés me semble parfaitement naturel. Les remarques sexistes, fort rares, sonnent comme des hommages machinaux à des traditions épuisées. On voit des couples se rouler des pelles dans un coin de la cour ou des couloirs, mais quoi de plus normal, de plus sain ? On s'en tient là ; nos lieux scolaires, que je sache, ne sont jamais le théâtre d'orgies. Le seul exemple dont je sois informé remonte à 1973, lorsque mon collègue Pierre Nicol, qui repassait parfois le samedi après-midi au lycée pour le plaisir, surprit un très jeune couple en flagrant délice dans l'un des bungalows. Nicol détourna les yeux. Cet homme sage l'avait compris : transformer ainsi un lieu scolaire (je le cite) en baisodrome, autrement dit s'y comporter comme chez soi, pouvait-on rêver plus bel hommage...

Les potaches d'aujourd'hui savent-ils seulement qu'un jour l'humanité fut coupée en deux dans nos écoles, comme dans les prisons, dans le but (sans doute inconscient) d'exaspérer notre sexualité ? J'en suis venu moi-même à tenir la mixité pour acquise ; est-ce bien raisonnable ? Voilà que des vents mauvais soufflent d'Amérique, où de nouvelles ségrégations s'installent. On dit que c'est pour le bien des ados, que les filles oseront lever le doigt sans que les mecs les charrient, et que lesdits mecs se sentiront moins obligés de frimer. Vraiment, ils en sont là ?

Je me demande s'il faut s'inquiéter, s'agissant d'un peuple à l'hérédité terrifiante, d'une nation malade frappée de névrose collective, qui mérite avant tout indulgence et pitié. Mais voilà que certains Français s'en mêlent, et là, pris au dépourvu, je perds les pédales. Ce n'est pas seulement pour moi la plus imbécile des régressions, c'est ma croyance naïve, ma foi en un progrès irrésistible de l'espèce humaine, qui soudain vacille. Parlez-moi d'écoles ségrégées et je pète les plombs. Si j'entends un jour, dans une réunion, un crétin officiel prôner ce retour à la barbarie, parviendrai-je à maîtriser ma rage ? Il le faut : j'ai fait vœu de non-violence physique. Mais que les Néo-Puritains comptent sur moi pour leur barrer le passage verbalement, tant que j'en aurai la force, et me payer leur vilaine fiole jusqu'à mon dernier souffle.



Mon Dieu, plus jamais ça !
Vue de l'enfer.


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