Avant 68, les bons élèves étaient inscrits, s'en souvient-on ? au tableau d'honneur. Cette distinction a péri dans la bataille, on s'en passe fort bien et je ne souhaite pas la rétablir ici pour les profs. Je me demande si les quatre enseignants de ce chapitre furent professionnellement meilleurs que d'autres dont je ne parle pas. J'en sais tellement peu au fond sur mes collègues, dont je n'ai jamais suivi les cours, et que j'ai sûrement plus qu'à moitié imaginés. Je sais seulement que ces quatre-là, si différents les uns des autres, m'ont inspiré de l'admiration et plus encore : ils m'apparaissent entourés d'une espèce d'aura, comme les saints d'autrefois ou du moins des personnages de légende.
La première était une grande jeune femme blonde atterrie chez nous pour enseigner la philo. Discrète, plutôt distante, souriant peu. Bientôt ses élèves m'apprirent qu'elle était gé-niale : claire, persuasive, pleine d'une passion contenue. Cette force tranquille qui l'habitait, on la sentait jusqu'en dehors des cours. Un jour elle m'aborda — en me vouvoyant, contrairement à nos usages plébéiens —, pour me questionner sur la poésie anglaise quelle souhaitait découvrir. Une philosophe, se soucier de poésie ! Étrangère en plus ! Depuis, aucun collègue, même littéraire, ne m'a plus parlé de poésie.
Elle passa comme une étoile filante. Son destin n'était pas de labourer nos champs lointains année après année jusqu'à ce que retraite s'ensuive. Trop bonne pour nous. Après deux ou trois ans sur notre terre briarde, au début des années 80, Elisabeth Badinter quittait les bouseux et publiait son premier livre.
Jacques Lenoble : la classe, lui aussi. Ce germaniste était d'une élégance, d'une courtoisie, d'une culture plutôt exotiques chez nous. Fume-cigarettes et vouvoiement pour tous. En retour, certains, même en son absence, au lieu de le désigner par son seul nom, disaient «monsieur Lenoble». Ce qu'on n'a jamais fait pour aucun autre.
Il traduisait des auteurs allemands du passé, difficiles de préférence, et si possible poètes. Il avait tout lu dans le domaine classique, et pas seulement dans sa langue de travail ; notre époque lui était moins familière. Il me posait des questions sur la poésie anglaise du passé qui me laissaient blanc-bec dans l'eau. Un jour il causa sur France-Culture. En direct. Moi le traqueur, le bredouilleur, je l'ai écouté plein d'envie — pas une bafouillure ! Plus tard, en 85, petit novice, préparant mon premier spitch officiel aux Assises d'Arles, dans mes fantasmes apeurés le public inconnu qui allait me juger avait ses traits en plusieurs dizaines d'exemplaires, son sourire fin, son aisance, et me criblait de questions aiguës.
Il a enseigné chez nous pendant des dizaines d'années, et nous est resté fidèle jusqu'au bout. Je débutais en traduction quand il s'est retiré dans sa belle petite maison à la sortie de Villecresnes, tout près des bois. C'est là que je l'ai croisé quelques années plus tard, accompagné de sa femme. La maladie et l'âge l'avaient tassé, ralenti.
Je suis repassé devant la maison des bois cet été à vélo. Deux transats vides sur la petite pelouse, la porte de la maison ouverte, l'image d'une vieillesse tranquille. J'ai failli sonner. Si je n'ai pas osé, c'est sans doute que je me sens un peu gêné.
Jacques Lenoble, malgré ses mérites, n'a jamais reçu l'un de ces prix de traduction faits pour consoler du grand âge. Et le pire, c'est que moi je l'ai devancé. Forcément : presque tous les jurés du prix Nelly-Sachs sont mes amis, alors que Lenoble, ce solitaire, n'a jamais fréquenté nos cercles. Plus tard, quand son Trakl — son chant du cygne, sa dernière chance — est passé devant un jury dont je faisais partie, je n'ai pas réussi à l'imposer.
Et si j'y étais parvenu ? Moi, son cadet, lui faire avoir un prix ? Le monde à l'envers ! Il eût été le premier, je pense, à y voir un contresens doublé d'une faute de goût.
Rentrée de septembre 71. Mon premier voyage en RER vers le lointain lycée de Brimeil. Le nez dans mon bouquin. En face de moi, une toute petite jeune femme brune lestée d'un gros cartable lit un gros livre. Au terminus, attaquant la montée ensemble, nous comprenons que nous sommes collègues. Elle s'appelle Jeannine Garson, elle enseigne les lettres classiques et c'est le premier jour de sa carrière à elle aussi.
Nous devenons amis. Elle fonde et anime le club théâtre du lycée, fait s'épanouir quelques jeunes talents et admirer ses mises en scène. Très vite, sa réputation de prof est faite. Ses élèves sont sous le charme. Ce qui m'intrigue, c'est que par la suite, pour décrire ce qu'ils ont vécu avec elle, ils seront un peu à court de mots. Comme s'il y avait là quelque mystère indicible. Essayons : connaissances, compétence, vision dépoussiérée des choses, enthousiasme incroyable, foi en son métier, désir de partager... Elle conseille des livres aux élèves et parfois même les prête. Elle emmène son monde à Paris voir des pièces. Les inspecteurs, parfois déroutés par son audace (elle fait faire de la grammaire aux élèves, alors que ce n'est plus la mode !), doivent s'incliner devant l'évidence de son talent. Elle est nommée prof d'hypokhâgne à Saint-Maur, puis à Paris.
Nous nous revoyons de loin en loin, invités par des anciens élèves ou dans ses classes où je viens parler traduction. Les prépas l'adorent plus encore que les lycéens d'antan. Elle subit de terribles ennuis de santé. À peine remise elle reprend le collier, dans les salles du rez-de-chaussée : elle peine dans l'escalier désormais, avec sa sacoche plus lourde qu'elle. Mais s'il fallait monter, elle le ferait. Si elle mourait avant la retraite, elle se relèverait pour aller faire cours.
Contraste absolu. Mon dernier personnage n'était pas une star de la salle des profs, mais l'un de ses prolos : il n'enseignait pas dans les classes dites nobles, mais dans certaines sections professionnelles — je ne sais même pas quelle matière. Et je me demande si l'enseignement a été pour lui plus qu'un gagne-pain.
Alfred Lulliès avait la passion du cinéma. Une passion active : il faisait des films. Et comme il n'avait peur de rien, il tournait carrément des films historiques en costumes avec pour acteurs ses connaissances et pour budget des bouts de ficelle. Certains de mes collègues se retrouvèrent déguisés en marquis sur les remparts de Provins, et pour ma part, plus modestement, je vociférai dans l'église de Crosne, au sein d'une foule de sans-culottes, coiffé d'un bonnet phrygien en papier crépon, pour une fresque sur 1789 que j'ai perdu tout espoir de voir un jour. Je ne sais où il montrait ses films, et qu'importe : la dinguerie héroïque de l'entreprise était à elle seule une œuvre d'art.
Trente-cinq ans, plutôt bel homme, fine moustache, il arrivait d'habitude en retard, speedé mais pas stressé, bourré d'énergie, sourire conquérant, petite lueur de folie dans l'œil. On allait voir ce qu'on allait voir et il n'avait pas l'intention de s'ennuyer.
Nous n'avons jamais eu les mêmes élèves et je n'ai aucun témoignage direct sur ses cours. J'ai simplement entendu l'un d'eux, à travers une cloison, un jour où je m'étais installé seul dans une salle. Il disait : ...alors arrive un homme qui marchait comme ça... (Vagues de rires aigus — c'est une classe de filles.) ...puis un autre qui marchait comme ça... (Deuxième vague, plus déferlante encore.) Et ainsi de suite. Toutes les nénettes pliées en quatre, à bout de souffle.
D'accord, c'est un peu juste pour entrer au Collège de France, mais si cet homme-là, ce jour-là et d'autres, a rendu à quelques filles un peu paumées le désir d'aller à l'école, il aura fait œuvre utile. Et je lui décerne les palmes académiques avec en prime toute mon amitié.
Lycée de Brimeil, années 80. |