Je cherche quelques profs méchants pour servir de repoussoir aux bons, et j'ai du mal ! Pourtant, à en croire les élèves, la profession grouille de sadiques ou d'indifférents. Parfois ils me donnent des noms. (Certains membres de l'administration dignes de foi, sans nommer personne, confirment.)
Je tombe des nues. Les brutes en question paraissent normales, parfois même gentilles. Certains collègues jugés froids ne le sont pas au fond d'eux-mêmes, je les connais, ils parlent des mômes avec une évidente chaleur. Seulement voilà : on leur a dit jadis qu'avec les élèves il faut garder ses distances, qu'à la moindre parole familière ils viendront s'asseoir sur les genoux du prof, qu'au moindre compliment ils croiront que c'est dans la poche et cesseront de bosser. Alors soyons secs.
Cette méthode, cette doctrine quasiment officielle, est sans doute efficace avec certains élèves — disons un sur dix. J'ai mis des années à m'apercevoir qu'avec les autres, c'est le désastre.
Si j'élimine ces méchants artificiels, si je cherche un connard pur jus, j'en vois un seul. Un prof de physique-chimie au début des années 70, grand blond, oublié son nom. J'ai rarement vu quelqu'un suer aussi violemment la vanité et l'arrogance. C'est aux conseils de classe que je le revois, dans le bureau de la directrice, assis avec le prof de maths au centre du groupe des profs, parlant fort, attaché-case sur les genoux, sa blouse blanche (label de scientificité, emblème de pouvoir) bien ouverte pour laisser voir les fringues de marque. Physique et maths décidaient de tout à eux deux, sans même entendre les voix timides des collègues inférieurs.
On m'a dit que pendant les travaux pratiques, le personnage abandonnait régulièrement les élèves au préparateur pour aller donner dans la salle voisine un cours particulier. Heureusement, les inspecteurs sont souvent sensibles à la frime : notre grande gueule, vite repérée, obtint sa mutation illico et quitta nos cieux changeants pour le soleil de Nice, où elle n'a pas dû moisir longtemps dans l'enseignement secondaire. Elle avait trop l'âme et les qualités d'un chef.
Je comptais étoffer mon chapitre avec une sacrée smalah : les profs du Collège militaire de Saint-Cyr (Yvelines) où j'enseignai en guise de service militaire pendant ce qui fut mon année la plus longue. C'était un lycée réservé aux enfants mâles du personnel des armées. Établissement de luxe, doté d'impressionnants moyens, squatté par une clique d'anciens profs-bidasses qui après le service avaient décidé de rester, heureux comme souris en fromage. Jeunes encore, déjà vieux dans leur tête, obnubilés par des luttes de pouvoir feutrées avec les militaires, quelques uns alcoolos, presque tous pleins de morgue et d'un égoïsme absolu.
Les militaires étaient plus fréquentables !
J'ai attendu trente ans le moment de dézinguer ces personnages, et voilà que ça coince : pas de souvenir précis, pas la moindre anecdote croustillante ! Ce fut une année sombre et ma mémoire compatissante a fait le ménage. Elle me rappelle opportunément qu'il y eut tout de même un brave gars dans la bande : Yvon Guilcher, germaniste — le seul, je crois bien, qui ne fût pas en costume cravate —, homme délicieux et si discret que j'appris après coup seulement qu'il était aussi musicien semi-pro dans un groupe de folk hexagonal connu à l'époque : Mélusine. Que venait donc faire la fée dans cette caserne ?
Les gentils, j'en ai rencontré beaucoup. Et j'ai le sentiment aujourd'hui de n'en avoir pas assez profité. Certains nous ont quitté trop vite, mutés ailleurs comme le joyeux matheux africain Khalifa Bayo, ou partis pour l'autre monde, comme Michel Brottier, adorable germaniste, qui se noya en Bretagne. D'autres, restés plus longtemps, jusqu'à la retraite, étaient les piliers de l'établissement, tel Dante Alloggia, notre italianiste et l'historien Pierre Vallas qui prirent en alternance la relève de Pierre Nicol à la présidence de l'Amicale. Nous fûmes chargés d'éduquer leurs progénitures, six garçons pour l'un, trois pour l'autre, qui ne nous donnèrent aucun souci : tous conformes au modèle paternel, bien élevés, sages, aimables et ma chronique va sombrer dans l'eau de rose.
Vallas n'était pas de ces profs qui fuient leur lieu de travail ; il fit construire sa maison tout près du bahut, qu'il peut encore apercevoir, entre les arbres, depuis son grenier ; après sa retraite il revint régulièrement nous voir. Il a été le premier prof que je connaisse à distribuer des bonbons aux élèves (à tous, j'espère, et pas seulement aux méritants) ; je suis le second depuis cette année, avec mes chewing-gums à la cannelle rapportés de New-York, et je comprends mieux désormais la stratégie vallasienne : ces menus cadeaux ouvrent des portes insoupçonnées.
Je veux terminer par deux hommes très différents.
Claude Luce enseignait ce qui fut appelé successivement Sciences naturelles, Biologie puis Sciences de la vie et de la terre, en attendant mieux encore. Il fit chez nous toute sa carrière. Encore un syndicaliste, mais pas du côté coco : il était le délégué du SGEN-CFDT. Ce qui m'impressionna, c'est que cet homme de gauche convaincu et combatif avait la colère sereine. Je ne l'ai jamais vu s'emporter, perdre les pédales — ses indignations y gagnaient un poids, une gravité accrus. Ce qui me rapprocha du SGEN, ce qui me fit même y adhérer un temps, c'est que ses membres ne formaient pas un clan (nous étions à vrai dire si peu nombreux !), ils étaient moins typés, moins formatés que leurs voisins de la gauche PC, encartés au SNES. Avec eux du moins on avait le sentiment que le renforcement du syndicat servait à renforcer la lutte, et non l'inverse.
Luce épousa en secondes noces une de ses collègues et prit peu après sa retraite. Ils habitent quelque part dans la banlieue sud. Un jour j'irai à leur recherche.
Le second personnage... Pourquoi repenser à lui, qui compta si peu à l'époque ? C'était un germaniste nommé Zauber, un grand qui se tenait droit, qui avait l'âge d'être mon père et que je revois vêtu comme le mien d'un manteau de loden vert sombre. On disait qu'il nous venait de l'armée ; en tous cas il était de droite, et c'est trop peu dire : il incarnait la droite au lycée. Il ne dirigeait pas de section syndicale, ses idées, me dit-on aujourd'hui, n'avaient au fond rien de virulent, mais il ne craignait pas, lui au moins, de prendre la parole en public.
Juste après 68 les esprits restaient agités. Je me souviens confusément d'une série d'assemblées générales improvisées, non moins confuses, déclenchées au moindre prétexte. Les représentants de la droite, au lycée, n'ont jamais beaucoup brillé par le talent oratoire ou le courage ; Zauber était, je crois bien, le seul de son bord qui osât tenir tête à ceux d'en face. Il affrontait le danger avec le calme impressionnant de qui affronta jadis (imaginais-je) des balles réelles. Sans crier, sans se fâcher, avec une louable modération.
Un délégué des élèves, résumant pour ses camarades une réunion de profs contre un projet de l'administration, déclara un jour que les profs étaient unanimes «d'Abellam à Zauber», comme on dit de A à Z. Ils ont donc tous réussi à se mettre d'accord au moins une fois ! Quand on y pense, trente-cinq ans plus tard, cela paraît miraculeux. Et ça réconforte.
Je n'ai jamais parlé à Zauber. La timidité, la différence d'âge et d'idées... Hurlant avec les loups, j'ai sans doute eu tendance à voir en lui un vieux schnock. Mais plus je vieillis, moins je crois aux caricatures, et je me reproche d'en avoir fait une de Zauber. De ne pas avoir au moins une fois serré la main de l'adversaire. De ne pas avoir cherché à découvrir sa richesse cachée. Voilà pourquoi, à ma grande surprise, parmi tous les fantômes que j'évoque, la grande silhouette massive de Zauber, mort depuis, sans doute, est restée sans doute la plus vivante.
Lycée de Brimeil, années 80. |