Déprimes


Je me sens un peu gêné pour parler de la déprime, ne l'ayant jamais vraiment connue de près. Je l'ai aperçue parfois, il est vrai, frappant tel ou telle collègue, un peu à l'aveuglette, la conne, sans distinction d'âge, de sexe, de matière ou même de réussite professionnelle.

Une jeune maître auxiliaire, au début des années 70, fut la victime d'une terrible terminale éco, dragon à trente-cinq têtes où tous les garçons semblaient sortis de L'équipée sauvage avec leurs blousons de motards. Le grand âge fut lui aussi touché dix ans plus tard en la personne d'une grosse dame au bord de la retraite, malmenée par des futurs comptables, qui faillit prendre un seau d'eau sur la tronche en ouvrant la porte de la salle. Toutes deux jetèrent l'éponge en fin d'année. Mais le Déprimé-en-chef reste à mes yeux un homme entre deux âges — ou plutôt qui n'en avait même plus —, un prof d'espagnol taciturne et solitaire que je revois vers 1975, mangeant seul à la cantine, le nez dans son assiette de nouilles à l'eau, car en plus il était au régime. Sa vie devait avoir le même goût que ses nouilles. Un jour on apprit qu'il avait ouvert le gaz et ne reviendrait plus.

Les profs sont-ils aussi atteints qu'on le prétend ? Pour ma part je n'ai pas remarqué grand-chose, mais sans doute le déprimé se cache-t-il, par honte ou simple pudeur. Surtout, certains donnent parfaitement le change. Témoin ma collègue Noémie.

Les idées noires de Noémie n'avaient pas de causes professionnelles : compétente, énergique, appréciée de tous, elle était au milieu d'une belle carrière. Elle ne se remettait pas de la fuite de son mari, tout bêtement. Le temps, au lieu de cicatriser la plaie, semblait l'ouvrir davantage. Un amour commun pour le grec nous rapprocha ; cette scientifique était une lectrice plus acharnée que nos littéraires, et voyant qu'avec moi elle était en sûreté, que je ne comptais pas la draguer, elle passa bientôt aux confidences. Elle s'appuyait sur moi, ne me cachait rien de sa douleur ; elle m'appela plusieurs fois le soir pour me dire que cette fois elle n'en pouvait plus, que le lendemain elle n'irait pas faire cours. Le lendemain elle était là. Elle n'a jamais manqué une seule heure. Je la voyais dans la salle des profs, souriante, badinant avec des collègues mâles plus jeunes ; passant dans son couloir, je m'arrêtais parfois pour l'écouter parler aux élèves, et je n'en croyais pas mes oreilles : tant de fermeté, de chaleur dans sa voix ! Le silence religieux de la classe, les rires soudain ! J'en venais à douter de la réalité de son mal — jusqu'au même soir et ses pleurs au bout du fil.

Pendant ces quelques mois, vers 1990, je fus l'unique témoin d'un long martyre. Elle et moi fûmes aussi proches qu'on peut l'être sans que les corps s'en mêlent. Un jour elle m'avoua que cette fois ce n'était plus possible, qu'elle avait besoin d'un psy ; c'est moi qui lui trouvai l'homme destiné à prendre ma place. Bientôt Noémie s'éloigna de moi. Elle cessa de me raconter sa vie. Je fus proprement effacé. Elle obtint sa mutation, promit de me faire signe et je n'entendis plus parler d'elle.

J'ai demandé à mon amie Jeanne la psychanalyste combien de temps ça pouvait durer, une déprime. Oh, toute la vie, a-t-elle répondu de sa voix douce.


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Ce qui sape le moral des enseignants, c'est d'abord la Salle des profs, ce lieu lugubre entre tous. Tables en formica, paperasses qui pendouillent aux murs, paperasses dans les casiers, conversations usées sur la nullité des élèves ou l'administration malfaisante ou le nombre de jours avant le week-end ou les prochaines vacances : de quoi plonger dans la mélancolie la plus noire le plus hilare des boute-en-train. Certains de mes collègues fuient leurs élèves au plus vite pour s'y réfugier ; pour moi, parcours inverse : mon refuge, mon nid douillet, c'est la salle où sont mes élèves.

Il n'en fut pas toujours ainsi. Au début, à Brimeil, j'avais mes journées grises, mes matins moroses. Je me souviens d'avoir envié, dans les années 70, ces rares collègues qui nous annonçaient leur départ pour d'autres lieux, d'autres activités sans élèves en face. Encore trente-cinq ans à tirer ! me disais-je, accablé. Peu à peu j'ai vu naître, à ma surprise, un autre homme en moi. Il aimait son métier. Il en avait même besoin. Il venait parfois oublier au lycée la rudesse du monde extérieur. Dehors je pelais de froid ; ma salle est désormais bien chauffée.

Si cela continue, il faudra me pousser vers la sortie.

Noémie me le disait un jour : quand ils roupillent ou quand ils font les cons, il faut se battre et ça me fait du bien, ça me réveille.

Oui, Noémie. Certains coups de vent éteignent le feu, mais d'autres le raniment. Si un jour j'ai le moral qui flanche, si je sens la petite flamme s'éteindre, penser à ton combat secret me rallumera peut-être.



Ralph Steadman, Sigmund Freud, éd. Aubier Montaigne.
Mon rival heureux.


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