Honneur aux sportifs


Flash-back : lycée Claude-Bernard, années 60. Après le cours de gym dans la cour, nous redescendons au gymnase en sous-sol. Dans l'escalier, le prof, M. Péchut, tombe sur deux gars qui ont séché la séance. Il leur passe un savon magistral devant toute la classe. Et quand il y va, le vieux Péchut, ça déménage... Cheveux blancs, mais langue verte. Il s'élance dans un portrait terrifiant du flemmard qui ne fait pas de sport, ramolli à trente ans, vieux à quarante, mort à soixante. Il en fait plus que le service minimum, l'ancêtre ! Quel punch ! Mots d'argot, expressions colorées, accent de Paname en prime, une éloquence que donne seule la passion. Quand il a fini, suivant nos regards, il se retourne : plus haut dans l'escalier, le Proviseur qui passait par là l'écoute. Péchut pique un fard. Euh... hum... bonjour M. le Proviseur... Lequel répond, sourire à peine condescendant : Bravo, M. Péchut.

Oui, bravo à tous les profs de gym — que dis-je, d'EPS, comme ça s'appelle à présent. Tous ceux que j'ai eus à Claude Bernard furent efficaces et gentils. Et par la suite, mes collègues de Brimeil, même chose. Je regrette seulement de les avoir si mal connus. Le malheur, c'est qu'ils travaillaient à l'écart, dans le gymnase, côté collège, séparé du lycée par les terrains de foot et de rugby, ou dans les bois tout proches pour le footing. Ils ne nous rejoignaient que trois fois l'an, aux conseils de classe où leur matière, objet du plus grand respect en paroles, a toujours compté pour des prunes.

Pourtant leurs observations sur les élèves figuraient parmi les plus éclairantes — l'exercice physique est un sacré révélateur, pour peu qu'on sache observer. Or tous les profs d'EPS que j'ai côtoyés, même les vieux, n'avaient rien de commun avec leur caricature bêtasse genre Petit Spirou. Tous très calés d'abord, après de solides études. J'en connus un qui en faisait même trop, prêt à déclarer, pour stigmatiser le peu d'ardeur d'un élève, que celui-ci «répugnait à écorner son potentiel énergétique». Il ne parlait ainsi qu'avec les autres profs, pour se faire bien voir, un peu complexé sans doute par notre vieille tradition française, qui fait que l'intello de base se doit de mépriser le corps et voir dans l'ami du sport une brute fascistoïde. Voilà pourquoi, dans les années 80, lorsque le chef d'établissement (faute de candidats d'imagine) décida d'ouvrir la fonction de prof principal aux enseignants d'EPS, je saluai cette avancée comme un moment historique, assistant tout heureux au discours du jeune Maradoux, visiblement ému, face aux parents de seconde. Grâce à de tels petits pas, les mentalités, dans quelques décennies, auront sans doute changé un peu.

Ouvert, épanoui, le Maradoux. Pas facho pour deux sous, au contraire. Les profs de gym, politiquement, ne se distinguent pas des autres. Il prit peu à peu de l'assurance, de l'aisance et troqua bientôt le survêtement uni contre des tenues de surfeur joyeuses, sans rien céder sur le sérieux du travail. Peut-être est-il devenu, là-bas, le successeur officiel de Courèdes ?

Courèdes était déjà au lycée quand j'y suis arrivé, il s'y trouvait encore après mon départ. Plus de trente ans dans le même bahut, toute une carrière peut-être (ce que je n'ai pas été fichu de réussir), cela dénote une sacrée suite dans les idées. Solidement de gauche, ferme dans ses convictions comme dans son corps, pendant toutes ces années il n'a pas changé d'un poil physiquement : ni très grand, ni très massif, une silhouette solide et fine d'athlète polyvalent. Son autorité naturelle avait fait de lui le représentant officiel des profs pour l'EPS, dont il était sur tous les plans le modèle, l'archétype.

Si j'ai finalement peu de choses à en dire, c'est qu'avec lui tout était simple et clair.


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Quels sports pratiquaient-ils tous ? Curieusement, je n'en sais rien. Leurs performances ? J'avais eu comme prof en terminale un boxeur de haut niveau, Jean-Paul Anton, qui participa ensuite aux Jeux de Mexico en 68, mais le plus grand sportif que j'aie eu pour collègue n'enseignait pas l'EPS.

Jean-Michel Charbonnel était prof d'économie — une confrérie hétéroclite, où j'ai rencontré les personnages les plus variés. En 1980 il devint recordman de France du marathon en 2 heures et 12 minutes. Je mettais alors, sur la même distance, près d'une heure de plus. Je fis sa connaissance en salle des profs le lendemain de la course. Je ne savais même pas que je n'étais pas le seul coureur de fond dans le bahut. Il est vrai que physiquement le champion ne payait pas de mine, maigre comme un courant d'air. Ce matin-là pourtant on le voyait de loin, planant de bonheur ; dès qu'il marchait, pourtant, il claudiquait comme l'albatros de Baudelaire. Ce n'était pas une question de fatigue : sorti de son élément, la course, son corps se sentait perdu.

Au marathon des Jeux de Moscou il fut terrassé par une insolation dont il ne se remit jamais vraiment. Plus tard il quitta le lycée. Je le retrouvai longtemps après par hasard dans une épreuve par équipes en banlieue. Chacun de nous attendait son relayeur sur la ligne de départ ; le sien devait arriver dans cinq minutes, il avait tout le temps, c'était pour lui une petite course de merde, mais il ne me répondit qu'à peine, totalement concentré, muscles frémissants, prêt à jaillir. Plus rien d'autre n'existait. Ce jour-là j'ai compris. Je n'étais qu'un gentil bricoleur à côté d'un vrai guerrier.



Maradoux, période classique.
Dessin de Claire Brétécher


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