Le repas de midi à la cantine pouvait être un délice ou un enfer, selon le voisinage. Certaines conversations techniques (points d'indice, échelons, notation administrative...) me coupaient l'appétit et les plaintes perpétuelles sur la nullité des nouveaux élèves me tordaient les boyaux. Pour ne pas quitter la table écœuré il fallait ruser, n'arriver ni trop tôt ni trop tôt tard, éviter les emmerdeurs et trouver une place à côté d'un bon raconteur d'histoires.
Ils étaient deux.
Pierre Nicol, historien-géographe, conseiller municipal de Mandres-les-Roses et auteur d'un ouvrage d'histoire locale, était incollable en petite histoire comme en grande. Il savait tout sur chacun et ne se privait pas d'en faire la gazette — sans excès de méchanceté ou d'indiscrétion : il en savait sûrement plus encore que ce qu'il racontait. Il avait tout un répertoire de récits bien rodés, dont celui de sa retraite de 40, si riche en péripéties que nul ne s'est plaint de l'entendre plus d'une fois. Il déroulait son fil avec un entrain contagieux, ponctuant ses bons mots (mais aussi ceux des autres) de son petit ricanement joyeux : cet homme tout proche de la retraite, dégarni, un peu voûté et dont les mains tremblaient, avait gardé la bonne humeur adolescente que d'autres oublient si vite. Ses petits sixièmes du collège voisin, me dit-on, l'écoutaient bouche bée. Les grands du lycée n'appréciaient pas moins le père Nicol. Quant à nous, son départ à la retraite laissa un vide morose, et pas seulement à la cantine.
Loin de nous il mourut bientôt, comme si sans les élèves ce n'était plus une vie.
Heureusement nous avions Hidalgo. Prof d'espagnol, naturellement. Son prénom officiel était Jesus ; il s'était laïquement rebaptisé Julio. Cet homme de gauche frappait par son allure de grand d'Espagne. Ses interventions publiques étaient d'une belle solennité. Lorsqu'une prof débutante fut giflée par un élève, il y a plus de trente ans (cela ne s'est pas reproduit depuis) et que les profs se réunirent aussitôt, ce fut lui qui lança avec emphase : Cette gifle, c'est nous tous qui l'avons reçue. Parlant de Mitterrand, dans les années 70 toujours, il l'appela François ; je m'imaginai naïvement mon collègue, petit prof de banlieue, ami intime du grand homme, échangeant avec lui souvenirs et plans de bataille.
Il ne portait pas de montre. Je l'enviais terriblement. J'étais l'un de ces tâcherons obsessionnels qui minutent leur cours, et lui, libre comme l'air, superbe. En fait Hidalgo ignorait le temps. C'est cela précisément qui faisait le prix de ses histoires : la tranquillité majestueuse du récit vous entraînait ailleurs, loin des petitesses quotidiennes. Il avait l'art de rendre somptueux les incidents les plus futiles, en les plaçant sous le verre grossissant de sa lenteur, de ses suspens majestueux.
Son morceau de bravoure était l'histoire du censeur pédophile. Cela se passe dans une époque lointaine. Des parents se plaignent au proviseur des agissements suspects de son adjoint. Le chef d'établissement décide de lui tendre un piège. Un très jeune garçon sert d'appât. Le censeur le suit dans le dortoir ; le proviseur entre alors, grand manteau, grand chapeau, et surprend le misérable à genoux devant l'enfant. Que faites-vous donc, M. le Censeur ? (Hidalgo droit comme la justice, voix caverneuse.)
Je... euh... j'aidais ce jeune homme à chercher ses chaussettes... (Ne pouvant se faire tout petit, le grand Hidalgo prend une voix d'enfant.)
Le censeur s'en va chercher les chaussettes en prison. Fourchettes et mandibules, un instant suspendues, reprennent leur ouvrage. Ce soir-là on oubliera de noter l'histoire, dont chaque détail pourtant l'eût mérité.
Habitant au lycée où sa femme travaillait aussi, amoureux de la nature, Hidalgo connaissait la région dans tous ses recoins. Un jour il nous emmena, entre Périgny et Jarcy, ramasser des kilos de pommes dans des vergers secrets que je n'ai jamais pu retrouver plus tard. Mi-réels, mi-inventés sans doute, comme ses histoires.
Il adorait les petits enfants. Dès qu'il en voyait un son visage s'éclairait, il penchait vers lui délicatement son grand corps d'ogre. Mais ce n'en était pas un. Il semblait plutôt prêt à croquer les femmes. Dans ma mémoire, sur l'image la mieux conservée, il sort de la cantine et marche sans hâte vers le Repos de la montagne où les profs prennent le café, souriant de la bien bonne qu'il déroule, tandis qu'une blonde collègue à son côté, bientôt plus toute jeune, rit comme une adolescente. Les histoires qu'il gardait pour ces dames étaient sûrement les plus belles...
Nos deux conteurs étaient tous deux des militants de la gauche non-communiste. Faut-il gloser là-dessus ? Sans doute, entre politiciens et conteurs, y a-t-il quelques points communs, dont la maîtrise de la parole et le goût des beaux mensonges. Sans doute les communistes, gens sérieux, qui analysent le monde en vue de le changer, ne sont pas ceux qu'on attend pour s'attarder à le décrire. Mais la droite ? N'avait-elle pas ses belles histoires, elle aussi ?
Elle les a gardées pour elle. Et je la comprends. Face au noyau dur de la gauche, riche en personnages éloquents ou seulement bavards, nos collègues de droite avaient un trac légitime. Je n'ai donc jamais pu vérifier mon impression : que s'ils ne racontaient rien de beau, c'est qu'il n'avaient rien à dire ; que la droite professorale à Brimeil — je l'écris sans plaisir, sans sectarisme, je crois — fut presque toujours mesquine et médiocre.
Dessin de Cabu |