Quand l'avenir était rouge


Quand je débarquai au lycée de Brimeil-Lévannes, mon premier poste, à la rentrée scolaire 1971-72, je sortais d'une année de stage pépère à Versailles dans ce qui fut sans doute l'un des tout derniers lycées de filles du pays. La grande banlieue sud-est me dépaysa un peu, et pas seulement à cause des élèves. La France votait alors à droite, mais les salles des profs des bahuts français, partout sauf à Versailles, étaient d'actifs îlots de résistance, premiers territoires libérés sur le chemin de la Révolution mondiale. Quand on regardait l'avenir, alors, on voyait rouge.

Le Parti communiste occupait le terrain. Certainement pas majoritaires, mais plus convaincus, plus obstinés, plus retors que les autres, ses militants s'étaient emparés de la parole. Pas de grève, de pétition, de motion sans qu'ils interviennent et donnent leurs instructions. Les murs se couvraient de leurs affiches imprimées ou manuscrites. Chaque matin en arrivant, le petit Quintin, jeune prof d'histoire-géo, sortait de sa serviette deux exemplaires de L'huma qu'il étalait sur les tables, en pays conquis.

Pas antipathiques au demeurant, sauf un ou deux. Pas follement attachants non plus. J'avais pourtant fait des progrès, je n'étais plus gaulliste, je me trouvais plutôt de leur côté et bientôt le Programme commun de la gauche allait nous rapprocher encore, mais quelque chose en eux me gênait. Différents les uns des autres en surface, ils me donnaient tous, tôt ou tard, la même impression : je me heurtais à quelque chose de dur et sec. Le réel qui m'entoure est un terrain varié jusqu'au vertige ; eux s'étaient construit un monde à leur image, bien carré, bien net et rigide.

J'étais sans doute à côté de la plaque. Je n'avais pas souffert d'inégalités sociales, je n'avais pas lu Marx, l'économie m'emmerdait déjà profondément et ma connaissance de la classe ouvrière était aussi sommaire que leur vision de la bourgeoisie. Nous ne parlions même pas le même langage. Plusieurs fois j'ai failli laisser échapper devant eux un «Comment vas-tu ?», dont l'inversion affectée constituait un marqueur de classe, tandis que leur «Comment tu vas ?», simple et rude, en bousculant à peu de frais la grammaire bourgeoise, vous plaçait d'un coup du bon côté.

Par bonne volonté, ou par lâcheté peut-être, j'ai tenté de les comprendre, de penser contre moi-même (ce n'est pas d'eux que j'ai appris à le faire), mais non, c'était trop dur : à peine sorti d'un catéchisme, je n'avais pas le courage de retomber dans un autre.

Combien étaient-ils d'encartés ? de simples sympathisants ? On ne l'a jamais su. Nous étions régulièrement informés des réunions de la cellule P.C. du lycée, mais le nombre de participants resta toujours top secret.

Pas mal trouvé, ce nom de «cellule», évoquant selon les idées de chacun un lieu d'ascèse et de foi, le composant minuscule d'un immense corps, ou un cachot. Pas mal trouvé non plus, leur saint patron : ils s'étaient baptisés «cellule Rabelais». Je ne sais ce qu'en eût pensé Rabelais lui-même, mais cette appellation avenante effaçait habilement certains côtés gênants d'un parti auquel certains ont reproché parfois un léger manque de tolérance et d'humour.


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Rabelais ! Qui avait bien pu trouver ce nom ?

Pas Quintin tout de même. Quintin, l'incarnation du parfait militant, qui dans le défilé de mes souvenirs marche en tête, portant le drapeau. Rien de rabelaisien dans son apparence : costard étriqué, cravate étranglante, silhouette fluette, et une raideur doctrinale qui s'imprimait jusque dans son corps. Mais ce petit squelette souffreteux cachait une conviction, une volonté colossales. C'était sûrement le plus croyant de tous, et le plus haut gradé : je retrouvai son nom, quelques années plus tard, parmi les membres du comité central.

Pourtant ce dévot sectaire ne dédaignait pas la plaisanterie ; il entamait alors, aussi jeune prof que moi, une riche collection de perles d'élèves, dont il donnait des extraits avec gourmandise jusque dans les conseils de classe ; plusieurs fois par an, il saluait le prof d'anglais que je suis d'un «tobeu or not tobeu» accompagné de son petit sourire froid.

Il ne faisait pas rire tout le monde... Un de nos collègues lui tournait ostensiblement le dos ; il nous raconta que quelques années plus tôt il s'était fait jeter de l'union des jeunes communistes, pour des broutilles, par un procureur glacial et sans pitié nommé Quintin. L'exclu en était encore blanc de rage, au lieu de rendre grâces à l'homme qui lui avait offert la liberté.

Plus tard Quintin nous quitta pour une banlieue d'un rouge plus vif. Je le croisai dans son nouveau lycée bien des années après. Il avait changé de costard, le nouveau manteau faisait plus bourge, mais quant au physique, rien de changé : il avait eu l'air vieux étant jeune ; désormais il n'avait plus d'âge.

Moralité, camarade : les archétypes sont éternels.


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Un seul de nos cocos évoquait Rabelais : Joseph Abellam, prof d'allemand.

Ce géant barbu, chevelu, genre bon vivant jovial, avait un rire aussi tonitruant que sa voix et une épouse également prof chez nous, morne, effacée telle une bougie éteinte par un souffle marital trop puissant. La voix d'Abellam ne lui servait pas seulement pour bramer des Internationales à faire péter les vitres : il cachetonnait comme chanteur engagé dans des bistrots à Paris.

Je n'ai jamais su ce qu'il donnait devant une classe ; j'imagine seulement que sa décontraction, son naturel étaient appréciés des élèves, qui devaient se farcir, malgré 68 tout frais encore, pas mal de pédagos coincés. Mais sous cette apparence débonnaire se cachait un militant de choc. Abellam y croyait dur comme fer. Les discussions avec lui étaient dangereuses : ça démarrait gentiment et soudain, déclic, on le sentait partir, comme certains fous : il enfourchait le dada, cessait de réfléchir, pris dans l'ornière de l'idée fixe, le moulin à prières s'emballait et c'était parti pour des heures.

Il nous quitta bientôt. Ils nous ont tous quittés assez vite. Nous étions trop loin de tout, au fond du département, là où commence la cambrousse. Trop à l'écart des postes prestigieux. Brimeil était un lieu de passage, un marchepied vers la capitale.

Envolé aussi, Mario Sirena, prof de philo, quadra brun et bronzé dont on disait qu'un jour il avait séduit une élève. Si cela est vrai, la petite avait succombé, j'imagine, au-delà du charme physique, à ce mélange de nonchalance et d'assurance qui faisait la force de Sirena : tout ce qu'il disait de sa voix posée, éclairée par une pointe d'accent du sud, semblait simple et profond, sage et souriant. S'il n'y avait eu que lui, ne serait-on pas devenu coco sans même s'en rendre compte ?


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Envolée aussi, Micheline Feugel, qui enseignait l'histoire-géo. Trente-cinq ans, rousse et frisée, belle dans son genre, le visage fin, aigu, décidé. Rien qu'à la voir, aucun doute : cette femme-là dominait son sujet. Lorsque vers 75 le réalisateur Paul Seban vint au lycée tourner un film commandé par la CGT sur le métier de prof, ce fut la star Feugel qu'il suivit dans ses classes. Et c'est là, dans le film, que je la revois le plus nettement, assise au milieu des élèves à la place de celui qui fait l'exposé, attentive, l'air juste assez accablé (nous travaillons dans des conditions indignes), juste assez résolu (l'avenir est à nous camarades, à condition de se battre), en un mot : parfaite. Assez pète-sec en classe au demeurant, m'a-t-on dit, changeant de place régulièrement les élèves selon un savant système rotatoire (ceux du fond avançaient d'un rang chaque semaine, c'était sûrement symbolique), plaisantant peu, imposant des exposés fréquents, tannant ces chers petits pour qu'ils lisent les journaux («même ceux qui enveloppent le poisson !»). Et si elle ne cachait pas aux élèves la couleur de ses idées, elle avait en corrigeant les copies la délicatesse excessive, mais touchante, de remplacer le bic rouge par le vert.

Les élèves étaient impressionnés.

Moi aussi.

Devant cette femme plus âgée que moi de dix ans, aux dons évidents, maîtrisant des sujets auxquels je n'entendais rien, je me sentais petit garçon. Savait-elle seulement que j'existais ? Bientôt elle nous lâcha comme les autres, pour un poste en fac, et nul n'en fut surpris.

La cellule Rabelais passa peu à peu aux mains d'autres personnages, méritants, gentils et ternes. Logique : l'étoile rouge qui leur donnait énergie et lumière ne cessant de décliner sur l'horizon, les communistes périphériques s'éteignaient lentement avec elle. Quand je suis parti à mon tour, beaucoup plus tard, les puissants conquérants de jadis n'étaient plus qu'un groupuscule au crépuscule, une espèce en danger considérée désormais sans haine, avec une sympathie apitoyée somme toute assez humiliante.

Je m'en voudrais de les frapper trop fort. Leur lutte m'inspire un tas de sentiments mêlés, où entre une part d'admiration et de gratitude. Combien d'injustices ont-ils combattues ! Même si ce n'était pas pour le bon motif...

Je retrouve aujourd'hui la trace de Micheline Feugel par Google. Elle a pris sa retraite, a écrit quatre ouvrages historiques. Une belle carrière. J'ai devant moi son numéro. L'appeler ? J'hésite. J'ai peur de ce que je vais apprendre. A-t-elle jeté le drapeau rouge aux orties ? Ou s'accroche-t-elle obstinément à la hampe de l'étendard en lambeaux ?

Quoi qu'elle ait fait, j'en serai blessé.



(portrait supposé)
François Rabelais.


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