MAMAN, ON T'AIME
Le lycée de Chèvres, tout près de chez moi, était peut-être alors le seul lycée mixte de France. À Claude-Bernard où l'on m'envoya, rien que des mecs, genre caserne ou prison. Eh oui, jeunes gens, de telles horreurs ont existé, vos parents les ont vues. Motif de mon exil : mes institutrices avaient jugé qu'il fallait, pour m'apprendre à vivre, des professeurs qui soient des hommes (souligné sur le dernier bulletin).
De ce point de vue-là, ce fut largement raté. Le corps enseignant, à Claude-Bernard comme à Chèvres, était déjà androgyne à parts égales. L'élément féminin montra d'ailleurs, dans l'ensemble, autant de poigne que ces messieurs ; et si les figures professorales les plus brillantes, ou du moins les plus voyantes, furent masculines, ces dames, tout compte fait, ne m'ont pas moins enrichi.
C'est par Mme Kaloudjian, en troisième, que je connus Chateaubriand et Proust ; c'est elle qui me fit entendre et goûter pour la première fois, dans leurs pages, la musique des mots : autant dire qu'elle m'a fait découvrir l'Amérique. Je la vois encore nous raconter cette chose ahurissante : certains spécialistes de Chateaubriand décortiquent ses phrases, en comptant chaque syllabe, afin de percer les secrets de sa magie sonore ! Au fond de la classe, je l'écoute en me balançant sur ma chaise ; j'essaie de battre mon record d'équilibre, soit plus de six minutes, en de subtils mouvements de pendule qui tout compte fait ne sont pas sans rapport avec les équilibres savants du Vicomte. Fasciné, incrédule, je ne me doute pas que trente ans plus tard je serai l'un de ces rythmiciens fous.
Autre découverte. Le premier jour, en faisant l'appel, Mme Kaloudjian demande à Philippe Hersant des nouvelles de son grand frère Yves. Il est en ipocagne, répond le jeune homme. Mimique admirative de la prof.
Ipocagne ? Hippocagne ? Il y a là des chevaux ?
J'entends pour la première fois le nom du pays mystérieux, mi-Cythère, mi-Guyane, où je ferai bientôt le plus grand voyage de ma vie.
Mme Kaloudjian était du genre placide, pas vraiment rock n'roll ; un auditeur distrait aurait pu s'ennuyer à ses cours ; moi, j'aimais ses longues phrases, leur lenteur apaisante, les richesses qui s'y dévoilaient peu à peu. Elle n'était d'ailleurs pas dénuée d'humour, cette grande femme d'allure un peu triste. L'un d'entre nous concluant sa version latine par «D'après Cicéron», elle écrivit en rouge : «Oui, mais d'assez loin...» Mais son espièglerie n'apparut que par éclairs. Il est vrai que cette époque vertueuse imposait aux enseignants, comme à tous, un sévère devoir de réserve, aux femmes surtout, et en priorité à celles qui devaient affronter des garçons... Je n'ai jamais eu, hélas, de professeure excentrique. Nous aurait-elle mis dans sa poche ? Va savoir. L'époque était encore si conne, si coincée.
Elles furent donc toutes, ou presque, d'un sérieux admirable, d'un dévouement sans défaillance...
Pour lire la suite, il faut désormais acheter (20€), ou emprunter, ou se faire offrir, ou alors voler, l'ouvrage suivant paru aux éditions des Vanneaux :
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C'est quoi ce titre ? Eden au singulier, alors que dans son bouquin il y a au moins trois petits paradis... Environs de l'Eden, alors que ça vire bientôt purgatoire... Et pourquoi les colle-t-il ensemble, ces textes disparates ? Oui, l'autobiographie... Souvenirs d'enfance, de lycée, de khâgne... Encore le «misérable petit tas de secrets», encore un cas de nombrilisme aigu... Pitié ! On veut des Grands Sujets, du costaud, du viril, genre magouilles, viols, meurtres, guerres, catastrophes ! Du planétaire ! Du spectaculaire ! Et non ces petites histoires de banlieue, d'enfance banale, à peu près heureuse et tranquille...
Il a mis un peu de sexe au moins ?
Si sérieuse et fervente... |