FANTÔMES


Taille : moyenne. Visage : banal. Habillement : neutre. Pas de signes particuliers, sauf une verrue sur la joue.

Je n'ai jamais été son élève. Il n'était qu'une silhouette croisée dans les couloirs, carte de géographie sous le bras, sérieux, perdu dans ses pensées ou semblant ne pas en avoir.

Si je parle de ce fantôme, c'est que derrière cet anodin M. Poirier, professeur d'histoire-géographie au lycée Claude-Bernard à Paris, se cachait un personnage fabuleux. Oui : Julien Gracq. J'ai côtoyé pendant sept ans l'un des grands de ce siècle, un des écrivains dont les livres, par la suite, ont le plus compté pour moi. J'aurais même pu l'avoir comme professeur, si au lieu de passer en première littéraire je n'avais préféré suivre en section scientifique mes bons copains Jean-Marie Clément, Jean Sotiriadis, Olivier Moch, Pierre Strobel, Christian Dispot, Didier Chartier, Claude Rambach... Et cela n'a fait à l'époque ni chaud ni froid au petit crétin que j'étais.

Nous savions pourtant qu'il écrivait, que dix ans plus tôt cet homme d'une discrétion maladive avait causé, ô paradoxe, un scandale énorme en refusant le prix Goncourt. Mais nous ne l'avions pas lu, il n'était pas encore statufié, pléiadisé, et l'humble apparence de ce Poirier-là aurait eu de quoi doucher les plus brûlantes ferveurs.

Plus tard, j'ai regretté le rendez-vous manqué de 1963. J'ai harcelé de questions ses anciens élèves, pour essayer d'imaginer les cours du grand homme. Échec total. Rien à dire. Bon prof, oui, sans doute, mais distant, absent ; ne parlant jamais de ses livres ou même de ceux des autres. Rien que l'histoire et la géo, rien que le programme.

Une seule anecdote m'est parvenue, qui résume tout : un imprudent étant allé à la fin du cours, Rivage des syrtes en main, quémander une dédicace, le prof avait sèchement refusé. Il aurait même nié être l'écrivain s'il avait pu. Georges Perec, qui fut son élève au même lycée en 5e (si j'en crois Les lieux d'une fugue), n'a jamais, que je sache, écrit une ligne sur lui, comme si pour une fois il ne se souvenait de rien. Doctor Poirier avait réussi à faire oublier Mister Gracq, sa créature au nom claironnant et craquant comme des bottes neuves, ce Julien caracolant comme un héros de Stendhal — antithèse absolue du nom officiel si plat, aux syllabes désolamment molles.

Louis Poirier la tenait enfermée, cette créature, comme si c'était un monstre dangereux, tel celui du professeur Frankenstein — mais avec plus de succès : notre homme a mis une espèce de génie, non seulement dans ses livres et son pseudo, mais dans la séparation parfaite entre ses deux dissonantes moitiés. (À moins que la fameuse verrue n'en ait été l'unique résurgence, bulle montée des profondeurs, seul cri audible du captif, aussitôt figé ?)

Jamais on ne fut terne avec autant d'éclat.

Moralité : si j'avais eu Poirier pour prof, jamais, cette année-là, je n'aurais rencontré Gracq. Cela me donnerait peut-être le courage, il est vrai, d'aller voir aujourd'hui le très vieil homme à Saint-Florent-sur-Loire où il achève son existence physique, comme on va saluer, avec tendresse et gratitude, la fidèle habilleuse d'une diva défunte. Mais oserais-je évoquer devant lui l'absent immense ? Et surtout, si j'avais été son élève, aurais-je envie de le revoir ?


*


En ce temps-là, donc, les professeurs écrivaient... Notre bahut grouillait d'auteurs présents ou futurs, obscurs ou reconnus, et nous trouvions cela naturel. Michel Deguy, par exemple, enseignait chez nous la philosophie. Deguy le poète n'était alors qu'un débutant inconnu, mais le pédagogue, à même pas trente-cinq ans, avait déjà l'aura d'une star. Il était, me disait-on, d'une intelligence effrayante. Son athéisme proclamé, somme toute banal, très philosophiquement correct, pouvait choquer des oisillons dans mon genre, mais l'éloquence deguienne, brillante et péremptoire, imposait plutôt le silence et l'admiration. Si tu tombes sur Deguy, attention... me disait Michel Kazatchkine avec un sourire mi-apeuré, mi-gourmand, tandis que nous servions la messe à l'église russe. Je m'apprêtais à souffrir et m'épanouir sous la férule du jeune maître à penser, mais il nous délaissa pour de plus hautes fonctions éducatives, juste au moment où j'atteignais la terminale. Nous n'étions plus assez bons pour lui.


*


M. Glaciant, lui, je ne l'ai pas raté, qui nous enseigna l'anglais en cinquième. Un homme passionnant, sans nul doute : né aux Antilles d'ancêtres blancs, noirs et caraïbes, incarnation de la plus pure créolité, il portait fièrement sur son beau visage sombre et décharné, d'une couleur étonnante, entre ébène, cendre et cuivre, son origine, comme il disait, de «sang-mêlé». Hélas ! Son cours, lui, manquait totalement de couleur. Né sous le soleil, Glaciant était chiant comme la pluie. Ce grand maigre voûté, chenu, qui partirait à la retraite en fin d'année à soixante-cinq ans (pour des morpions de douze ans, c'était l'aube du quatrième âge), en avait visiblement plein les bottes. Ses cours ne m'ont laissé aucun souvenir. Ils étaient assortis aux manuels sinistres de l'époque (ceux d'aujourd'hui, au moins, ont de jolies photos). Je me demande si Glaciant jugeait sa tâche et ses élèves dignes de lui... Il ne l'a pas laissé voir.

Résultat, nous bavardions sans arrêt, ce qui inspira au malheureux une étrange démarche : ne plus faire cours que pour huit élèves choisis par lui, placés aux premiers rangs, les autres n'ayant pas le droit à la parole — mesure d'apartheid qui dénotait un manque total de pédagogie, et pouvait choquer de la part d'un homme de gauche... Certains se plaignirent si fort que l'expérience avorta dans l'œuf.

Je me souviens surtout du dernier cours de Glaciant avant Noël. La tradition séculaire veut que ce jour-là le travail soit remplacé par des jeux — seuls dispensés, les profs de maths et certains angoissés du programme d'histoire. Or voilà Glaciant qui sort de son cartable... un lourd paquet de feuilles dactylographiées, déjà bien jaunes. Un roman ou une autobiographie (je ne sais plus), que l'incurie des éditeurs, dit-il, l'a empêché jusque là de publier. Eh bien qu'à cela ne tienne, il va nous la lire ! Glaciant, l'anti-Gracq.

On commence par l'éruption de la Montagne pelée en 1900 : grand spectacle, un tas de morts, gros succès. Les galopins bouche bée. Mais le morceau de bravoure est trop bref ; Glaciant, pour compléter, nous balance alors la méditation d'un jeune lettré Martiniquais débarqué à Paris en 1920, sur le pont des Arts. Là, le flop. Les bavardages reprennent et l'Auteur se tait, ulcéré. Pour saisir la psychologie du préado masculin, pourtant rudimentaire, quarante années ne lui ont pas suffi.

Trente cinq ans plus tard, en librairie, mon œil tombe sur Fables créoles et autres écrits, poèmes et courtes proses de Gilbert Glaciant. La notice biographique : né en 1895... enseignant... c'est lui !

Dix ans plus tard encore, cette année, sur Internet, le même livre répertorié, quelques bribes sur l'homme et ses œuvres. L'ombre floue, le spectre sombre, soudain ressuscité, surfant sur les électrons !

Pas trace du long récit en prose. Lui, toujours aux enfers, dans les limbes infinies, parmi des centaines de milliers d'écrits mort-nés...


*


Un géographe, un philosophe, un angliciste. Et les profs de français, ils...



Pour lire la suite, il faut désormais acheter (20€), ou emprunter, ou se faire offrir, ou alors voler, l'ouvrage suivant paru aux éditions des Vanneaux :


Et ça coûte 20 € ! La peau des fesses !

C'est quoi ce titre ? Eden au singulier, alors que dans son bouquin il y a au moins trois petits paradis... Environs de l'Eden, alors que ça vire bientôt purgatoire... Et pourquoi les colle-t-il ensemble, ces textes disparates ? Oui, l'autobiographie... Souvenirs d'enfance, de lycée, de khâgne... Encore le «misérable petit tas de secrets», encore un cas de nombrilisme aigu... Pitié ! On veut des Grands Sujets, du costaud, du viril, genre magouilles, viols, meurtres, guerres, catastrophes ! Du planétaire ! Du spectaculaire ! Et non ces petites histoires de banlieue, d'enfance banale, à peu près heureuse et tranquille...

Il a mis un peu de sexe au moins ?



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J'ai voulu que le premier lecteur de ces pages soit l'ami Pierre Strobel, avec qui je fis classe commune de la 4e à la 1ère. Quelques jours plus tard je recevais ses propres souvenirs, épatants, que voici.



Hélas, en effet, Glaciant fut chiant, mais pas du tout comme Poirier : chiant en douceur, comme une petite pluie fine et tiède, chiant d'insignifiance et de bonté désabusée, chiant d'ennui, de renoncement, d'attente d'une retraite sans perspective. Seule sa voix (en français comme en anglais) laissait entrevoir un peu de couleur, un reste de créolité chantante, une façon de caresser les diphtongues anglaises comme de vieux cuivres astiqués avant l'attaque, aux Proms, de Pump and circumstance : et je me suis rendu compte bien plus tard que, mine de rien, ces rares moments où sa voix émergeait du brouhaha général m'avaient fait entrer à jamais dans l'oreille quelques mots anglais délicieux, un peu épicés, qui m'émeuvent toujours quand je les entends ou quand je les prononce : pumpkin, preposterous et vanilla sont de ceux-là.


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Froid, à la fois hautain et effacé, ponctuel, ne souriant jamais, Poirier me terrorisait et sa réputation de prof ennuyeux et sévère — fortement argumentée par ceux qui l'avaient subi — n'était en rien contrebalancée par le bruit qui courait, mais que personne n'avait vérifié en remontant à ses livres, qu'il était un grantécrivain. Au contraire, cela le lestait d'une tare supplémentaire : il aggravait son cas et nous donnait ainsi de bons arguments pour nous méfier de la littérature contemporaine.


Mais une chose me fascinait chez ce géographe : sa verrue. D'assez grande taille, ronde et bien détachée de son support, elle était pour moi un globe plus céleste que terrestre, dont j'essayais de pénétrer les mystères de la géographie et de la géologie lorsque sa trajectoire le conduisait à portée d'observation. Le lycée étant construit en forme d'anneau autour de la cour intérieure, j'avais tenté — sans succès — de calculer les équations fantaisistes de la trajectoire de ce corps étrange. Lorsque Poirier montait les escaliers puis parcourait les couloirs pour accéder à sa classe, avec une régularité de métronome, sa verrue était animée au moins d'un double mouvement : un trajectoire principale en forme approximative de spirale ascendante jusqu'au quatrième niveau où le professeur officiait ; et des mouvements secondaires plus complexes, semblables à la fluctuation de la position des planètes sur l'écliptique, qui étaient liés aux oscillations additionnées de la verrue dans le visage et de celui-ci dans le corps en mouvement du professeur. Avec un puissant télescope, j'avais observé que cet astre rougeâtre était bosselé et comme craquelé, et que l'on pouvait y détecter d'infimes mouvements de surface laissant penser à une tectonique des plaques particulière. Un jour ma curiosité fut à son comble quand je crus déceler des traces de neige du côté du pôle nord : ce n'était qu'un petit reste de mousse à raser, mais quelle excitation ! J'étais le premier à prouver ainsi qu'il pouvait y avoir (eu) une vie très loin dans l'univers, du côté de l'amas du Poirier.


Longtemps je restai le seul spécialiste de ce corps céleste un peu particulier, puis, à force d'être incompris, je l'oubliai. Jusqu'à ce que, bien plus tard, après avoir découvert Gracq malgré Poirier, je tombe sur cette photo où de nouveau l'astéroïde dont j'avais été le premier à décrire la trajectoire m'apparaissait en pleine lumière. Mais cette verrue à la lisière du visage, presque détachée, n'était qu'un point de malice, une mouche, peut-être posée sur la vitre ornée d'un rideau bonne femme derrière laquelle l'auteur se cache à moitié. Il fixe l'objectif, le visage fermé, avec un soupçon de courroux ou de malice dans le regard. Le bord festonné du rideau, qu'il écarte pour toiser le photographe importun, lui fait comme une coiffe de dentelle sur la partie gauche du visage. Et voilà Julien Gracq cocassement transformé en concierge acariâtre surveillant depuis sa loge les mouvements du hall d'entrée ; en femme de négociant peinte dans son intérieur par un petit-maître hollandais qui réussit à exprimer précisément le caractère avaricieux et la suffisance de la bourgeoisie naissante ; en paysanne du bord de Loire, sûre de ses droits de propriété sur quelques parcelles à vigne et à légumes, qui considère avec inquiétude un chemineau passant à contre-jour sur la levée proche. Peut-être M. Poirier veut-il ainsi nous donner une image de cette grand-mère à coiffe tuyautée, qu'enfant il visitait régulièrement, quelque part entre Saint-Florent et Champtocé ; ou est-ce lui, Gracq, le Roi Cophetua, «sa tête couronnée d'un béguin de toile blanche» ?

P.S.




(Photo : Roland Allard / VU)

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