DÉCLARATIONS


Comment font-elles pour dire leur affection au prof sans être prises pour des allumeuses ? J'admire, là encore, la finesse des filles.

Un premier point commun dans leurs stratégies : rester groupées. Éviter de parler au prof en tête-à-tête. Celle qui m'a sauté au cou comme une tornade, aux résultats du bac, l'a fait sous les yeux de ses camarades et de sa mère. Lorsque Louise m'a demandé en mariage la première fois, c'était devant toute la classe, lors d'un exposé. (J'hallucine... murmura une fille à côté de moi.) Ce public, loin d'ajouter du poids à la déclaration, lui ôtait tout caractère intime, lui donnant ainsi sa juste dimension : celle d'un jeu. Inversement, l'année suivante, quand j'ai déjeuné en tête-à-tête avec ma désormais ancienne élève Fei-Bi, j'ai vu la scintillante Princesse, d'un coup de baguette magique, se changer en ado timide comme certains carrosses en citrouille.

Désamorcer l'aveu est tout un art où les fines mouches rivalisent d'astuce. L'arme idéale : l'humour. L'exposé de Louise restera, de ce point de vue, une scène d'anthologie. Son sujet : l'homme le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontré.

Son nom est Lehcim Hctivoklov, je le connais depuis deux ans. Je l'ai rencontré dans ce lycée où il enseigne l'anglais... Il m'a éblouie par son physique, il est très musclé, je pourrais le comparer à Arnold Schwarzenegger... Il a une longue barbe blanche comme Santa Claus... J'aimerais tant qu'il soit plus jeune pour que je puisse l'épouser, mais il a soixante-seize ans et je n'en ai que seize, il aurait pu être mon grand-père... etc.

(Cette année-là je fêtais mon quinquagénat, et mes biscotos n'ont jamais rien eu de schwarzesque...)

Louise par la suite m'a écrit force lettres, parmi les plus drôles que j'aie reçues ; elle est aujourd'hui l'une de mes amies les plus chères. Plusieurs fois encore elle m'a redemandé en mariage, et je répondais Désolé, je ne suis pas encore prêt, ou Je regrette, maintenant tu es trop vieille...

Ai-je reçu de vraies déclarations d'amour ? Pratiquement pas. Deux en plus de trente ans. En 1971, une main anonyme déposa deux fois dans mon casier des poèmes d'Eluard assez chauds. Quand j'annonçai mon mariage, les livraisons cessèrent d'un coup. J'avais quelques soupçons quant à l'identité de la prétendante, mais je doutais aussi du sérieux de sa démarche. N'étais-je pas victime d'un canular ? Comment une élève pourrait-elle aimer un vieux ? (J'avais alors vingt-quatre ans.)

La deuxième déclaration me prit plus encore au dépourvu. J'effleurais alors la cinquantaine, âge canonique, et le message émanait... d'un garçon. Voici ce que je lus dans une interrogation écrite :

J'aurais dû dire au prof que je l'aime la première fois que je l'ai vu pour qu'il n'ait pas peur.

Je pense à lui depuis que je l'ai vu. Il est si beau.

Je lui adresse le plus de regards possible pour qu'il m'en rende autant.

etc.

Rien de torride, comme on peut voir, mais tout de même... Après avoir rendu sa copie au jeune homme, je le prends à part et lui dis : Je me dois de répondre à vos phrases. Si c'est une plaisanterie, eh bien vous avez un humour un peu spécial, mais un prof ne doit s'étonner de rien. Si c'est sérieux, il faut que je vous remercie, que je vous dise combien je suis touché, mais je ne peux donner suite : d'abord je ne suis ému que par les femmes, et surtout vous êtes mon élève, or ce genre de relations avec un élève, selon moi, serait à peine moins grave qu'un inceste...

Un ange passe. L'autre ange en face de moi — ce garçon, ma foi, est très beau, et d'une extrême douceur — arbore un sourire tranquille, indéchiffrable.

Oui, c'est une plaisanterie, dit-il enfin. Mais si je l'ai faite, c'est que je me sens tout à fait en confiance avec vous...

Nous n'en reparlerons jamais. Quelques jours plus tard il coupe ses longs cheveux.


Yànnis Tsaroùhis, Étude, 1972.

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