LA BANDE À FEI-BI


Je dois avouer que dans les années 90, lors de mes dernières années à Brimeil, j'ai un peu abusé de mes privilèges. Mon âge et mon ancienneté dans la maison m'ont fait obtenir plus souvent qu'à mon tour les classes dont rêvent tous les linguistes : les premières et terminales littéraires.

Bonheur suprême : retrouver le même groupe deux ans de suite. Il faut à peu près un an pour bien se connaître, après quoi la deuxième année peut amener des moments sublimes, comme il advint avec Fei-Bi et sa bande. Ce que j'ai vécu avec ces filles-là ne le sera plus jamais.

Tout a commencé par un bras de fer. Au début de l'année, dans la classe entre deux cours, voyant une jeune Chinoise coude à coude avec une copine, je prends la place de celle-ci. Nous luttons, je grimace, fléchis, fais mine de perdre... La glace est brisée.

La jeune Fei-Bi se met à m'écrire des devoirs ahurissants, détournant mes sujets dès les premières lignes pour raconter ses amours imaginaires, illustrés de dessins drôlement bien torchés. Se proclamant Princesse, elle a pour copain Dieu, pour prétendants Brad Pitt et moi. À chaque éloge de Pitt, je griffonne dans la marge des commentaires vengeurs : il pue des pieds, il ronfle comme un porc etc. — en vain : nous resterons ex aequo, lui et moi. La deuxième année à Noël, je reçois d'elle en cadeau une série de crobards, fausses photos de vacances où ces demoiselles (Fei-Bi, Louise, Annie et Stéphanie) batifolent sur la plage en ma compagnie. Le dernier devoir, œuvre collective, ira plus loin encore. Je cite :

Notre secte, dont le nom est Le pré en fleur, est dirigée par un gourou dont nom est Mr V., qui a été élevé par le Dalaï Lama. Les membres de la secte sont faciles à reconnaître : elles portent un tatouage au bas du dos qui représente un petit cochon rose. Seules les filles sont admises, elles doivent être blondes et chastes et j'avoue que parfois je ne peux m'empêcher de penser aux garçons, d'autant que le gourou nous fait lire des livres douteux. Nous nous levons à six heures et passons la journée à cueillir des fruits et des fleurs que nous mettons dans nos cheveux. Pendant qu'il chante et joue de la guitare, nous courons nues dans l'herbe, montons aux arbres puis nous nous baignons dans les étangs avec notre chef que nous savonnons à tour de rôle. Pour finir il est très propre car nous sommes quarante filles. Nous portons de longues robes blanches, il a des petites fleurs dans sa barbe et nous rions tout le temps. Nous ne pouvons voir nos amis qu'une fois par mois, et rien que des filles pour éviter la tentation.

Il y a sans doute là de quoi froisser les nostalgiques de la reine Victoria, laquelle ne mourra jamais, et de quoi ravir quelques autres — ceux qui se souviennent des années 60, ou de notre Moyen-âge, quand les chevaliers prenaient leur bain frictionnés par les pucelles du château.

Qu'on se rassure, nos frictions sont restées pure fiction, mais j'admire avec quelle précision ces filles ont su décrire, à travers ce mythe créé par elles, le lien qui nous a unis : l'attirance immatérielle, et les limites qui lui ont permis de s'épanouir.

Enfin tout de même, me disait une amie (ancienne élève) l'autre jour, toutes ces nénettes si fraîches, si mignonnes, tu n'as jamais été tenté ?

Ma foi non. J'aime les roses, les voir éclore, humer leur parfum, je ne m'en lasse pas, mais vouloir les croquer, drôle d'idée.

(Curieux tout de même, ce lien, à la fois si proche de la séduction amoureuse et en même temps si loin...)


L'Eden à Brimeil.
Dessin : Fei-Bi.

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