NOIRE DOUCEUR
J'entends dire qu'en Afrique les Noirs s'entretuent un peu partout, ce qui m'étonne fort : ceux que j'ai connus à Brimeil étaient de vrais agneaux ! Il est vrai que j'y ai fréquenté surtout des filles, lesquelles ne font pas la guerre — dans ces pays-là du moins.
La jeune Claire, fervente catholique au sourire perpétuel, qui passait ses loisirs à bénévoler pour la Croix-Rouge, m'invita chez ses parents le jour de Noël, me sachant seul chez moi : je me retrouvai dans un F3, seul Blanc, pour un joyeux repas de quinze personnes. Fatou, dans l'inconscience de sa jeunesse, entreprit de me convertir à un protestantisme aussi rude qu'elle-même était douce. Yacine et Rockia m'écrivent encore, sept ans après mon départ ; Rockia, bien que fauchée, m'envoie un cadeau tous les ans, bouteille de vin, café de Côte d'Ivoire... Autant dire qu'à l'égard de l'Afrique et des Antilles réunies, je me sens terriblement débiteur. Et ce n'est pas le peu que j'ai fait pour Jemimah qui suffira pour éteindre ma dette.
1990. Jemimah : une gazelle un peu maigrichonne, littéraire égarée dans une première scientifique, excellente en anglais, active en cours, très mûre pour son âge. Mais comme elle a l'air triste ! Un jour je donne comme sujet de rédaction : Le pouvoir de la musique. La page qu'elle me rend a pour titre : Le pouvoir de l'amour. Et je lis ceci :
Je n'ai encore jamais eu de boyfriend. Je rêve souvent de m'en trouver un mais rien ne m'arrive jamais, il n'y en a que pour les autres filles, les jolies, et même pour quelques moches dans mon genre... Plus j'essaie d'en séduire un, moins je réussis... Il y a de fortes chances pour que je vive seule, abandonnée de tous. Je reste souvent sur mon lit sans rien faire, à rêver aux garçons, à l'amour... Je suis impatiente de me blottir entre des bras musclés... Mais ce serait trop beau, je ne le mérite pas. J'ai perdu l'habitude d'avoir confiance en moi. J'aimerais mieux ne pas être si laide etc.
Tout cela dans un anglais presque parfait, bourré de mes structures grammaticales favorites — les bloody patterns, comme nous les appelons. Sait-elle que je reçois chacune d'elles, dans les devoirs des autres aussi bien que dans les siens, comme un cadeau ?
Je lui colle un 17. Après avoir rendu les copies, à la fin du cours, je lui demande de rester un instant. Et je lui dis ceci :
Ce que vous m'écrivez m'a ravi et désolé : ravi parce que votre anglais est remarquable, désolé de vous voir si malheureuse. Je suis très touché de votre confiance, mais pas du tout d'accord avec vous ! Vous avez tout pour plaire : la beauté — si, si, vous pouvez me croire —, le charme, l'intelligence, la gentillesse ! Ces garçons qui ne le voient pas sont débiles ! Mais je crois tout de même que je les comprends : votre défaut, c'est que vous avez l'air sinistre. Il faut sourire pour être belle, Jemimah ! À votre place, pour les faire craquer...
Et j'enchaîne sur un cours de séduction express sous l'œil éberlué de la petite.
Nous n'avons plus abordé le sujet. Trois ans après, à la sortie du lycée, je tombe sur elle venue en visite. Grandie, épanouie, vêtue de blanc, belle comme un rêve. Elle poursuit des études de médecine, souhaite aller travailler dans son Bénin natal. Au moment de la quitter, je lui demande : au fait, ton problème dont nous avions discuté ensemble, ça s'est arrangé, n'est-ce pas ?
Elle sourit. Pour la première fois son visage rayonne. Ouiii... dit-elle.
Chèvres, 2005. |