JIMMY S'EN VA


Vendredi matin, première heure. Plus que dix minutes de cours. Dehors, sur la passerelle, une fille debout ; voyant une autre s'approcher, elle se penche à son oreille, dit quelques mots et la nouvelle venue fond en larmes. Même scène répétée trois fois, dix fois. Pour finir, une vingtaine de filles qui pleurent.

Elles sont ensemble en terminale littéraire. Dans ces classes, d'habitude, il y a deux ou trois garçons. Dans la leur il n'y en avait qu'un. Elles viennent d'apprendre sa mort.

Jimmy, qui les a ainsi laissées seules, je le connaissais. Un petit blond gentil que j'avais eu en seconde. Depuis je n'étais plus son prof, mais quand je le croisais nous échangions quelques mots. Je l'entendais parfois, pendant l'un de mes cours, jouer de l'harmonica dans une salle voisine. Un samedi soir, au retour d'une fête, il a emprunté la moto d'un copain, sans casque, et s'est planté dans un mur du côté des Bruyères de Soucy.

Au crématorium, nous étions une poignée de profs parmi une foule d'élèves, des filles surtout. Elles devaient toutes l'adorer, leur mec unique. Jimmy, mon petit salaud, tu as eu plus de filles pour te raccompagner que le héros de Truffaut dans L'homme qui aimait les femmes... Si tu savais comme je suis jaloux. Je les voyais pour la première fois vêtues comme un dimanche, plus belles encore qu'au lycée. On a joué de la musique, Gaëlle notre jazzwoman a chanté. Comment a-t-elle eu la force ? Je savais que Jimmy avait été son petit copain et qu'ils étaient restés très proches. J'ai un peu essayé de ne pas pleurer devant les élèves avant de comprendre que c'était idiot, et puis comment faire ? Mes larmes que je n'ai plus cachées, jointes aux leurs, nous ont rapprochés plus que des mois de travail ensemble.

Quinze ans plus tard je le revois, Jimmy, sa mèche à la James Dean, ses yeux très noirs très doux, comme s'il était devant moi. Je retrouve tout mon chagrin d'alors. Je revois aussi nettement le regard triste de Patricia, emportée par un cancer foudroyant dans les années 70 juste après le bac. Et depuis que j'ai appris sa mort à trente-cinq ans, Dominique, la meilleure amie de Carole, assise près d'elle à l'avant-dernier rang dans la terminale fabuleuse de 71-72, ne cesse plus de tourner vers moi, du fond de ces trente-deux années, son visage au mystérieux sourire.

L'été dernier j'ai rencontré Charlotte, la fille de Dominique. Elle vient d'avoir dix-neuf ans — l'âge de sa mère à l'époque. Belle comme sa mère. Elle est en khâgne à Paris.

Dominique, ma petite mère, tu as bien travaillé. Dors tranquille.


Dominique, 1972
Dominique, 1972.

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