MELTING-POTES


Les profs de maths et de physique-chimie, qui font la fine bouche par principe, se plaignant même des meilleures classes, poussèrent leurs cris les plus lugubres en découvrant cette première-là, indûment étiquetée «Scientifique». Moi non plus, je n'étais pas ravi. Trop de monde, trop de bavards. Une flemmingite rampante chez beaucoup d'entre eux. Les classes de secondes, encore, ça peut se rattraper en cours d'année : les gamins et gamines arrivés du collège, souvent, s'aperçoivent après quelques mois qu'il faut se mettre au boulot. Mais en première, le pli est pris, et la barre trop lourde à redresser.

Quelque chose me consolait : ils étaient joyeux, mes trente-deux lascars. Et bon public. Ils semblaient apprécier les petites phrases parfois un peu légères que je fais traduire. On veut des phrases de cul ! ! ! s'exclamaient-ils le vendredi, pour me rappeler de les leur dicter. Le jour où je les priai de ne pas trop les montrer à leurs parents, ils s'esclaffèrent : Nos parents ? Ils nous les demandent ! Ils se poilent comme nous ! (C'était avant le récent retour du puritanisme, ce cancer dont je désespère de voir le monde guéri un jour.)

Il n'y a pas eu de miracle, nos canards boiteux ne sont pas devenus des aigles, mais ils ont fini par s'y mettre un peu, avec une sage lenteur. En fin de compte ils n'ont pas trop mal bossé, ils ont fait quelques progrès et même baissé de quelques décibels sur la fin. J'ai pu leur servir une ou deux fois l'une de mes vannes favorites, réservée en principe aux classes littéraires : Holà, m'écrié-je, pas trop de silence tout de même, j'ai pas l'habitude, ça m'angoisse... Quand je les ai emmenés voir Blade runner à Paris, ils sont presque tous venus, chose rare, et se sont conduits de façon exemplaire.

Ce groupe était un monde en résumé. Il y avait là toutes les couleurs de la planète : des blancs, des noirs, des jaunes, des bronzés en tous genres. Ils me l'ont fait remarquer eux-mêmes. Ils en étaient fiers. Ils s'adoraient. Le jour où quelqu'un lança à Goldstein en pleine classe, Oh toi, le juif... j'ai tout de même sursauté ; mais non, l'apostrophe était affectueuse, légère, la réponse de Goldstein le fut aussi. Ces gars-là, ces filles-là savaient jouer avec la dynamite sans la faire péter ! Oui, je pouvais être fier d'eux.

Pendant ces années-là, entre le premier barouf du Golfe et le duel Sharon-Arafat, notre petit bahut de banlieue m'est apparu comme une enclave idyllique, ou peut-être le creuset d'une France future, en voie de réconciliation. J'ai cru voir Le Pen ringardisé, tout près de basculer dans les poubelles de l'histoire. Ne rêvons pas, il y a encore du chemin à faire, mais quand les abrutis qui s'entreflinguent ici ou là me désespèrent, je repense à Mohamed le Tunisien, à son grand copain Gregory, fils d'une Bretonne et d'un Réunionnais — sacré Mohamed ! sacré Gregory ! —, aux enfants qu'ils auront, qu'ils ont peut-être déjà, aux grands mélanges du futur, et je m'offre en cachette une bouffée d'espoir.


Melting-potes

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