ÇA CHAUFFE À BRIMEIL


Le métier n'est pas toujours un lit de roses. Je n'ai guère connu d'année sans engueulades ou menus affrontements. Face aux humeurs de l'ado, face au fauve endormi qu'est un groupe, il convient d'être toujours aux aguets. Mais en principe tout s'arrange vite, et la violence reste l'exception. Plutôt doux, nos chers petits. Des adultes le seraient-ils autant ?

Le pépin le plus courant : je mets un emmerdeur à la porte, il refuse de sortir. Alors je me tais, je m'assois, j'attends. Il suffit d'être patient : l'autre finira par céder.

Une fois, j'ai cru ne pas en venir à bout. C'est à Brimeil en 99, dans une terminale STTG, la section la plus dure, pleine de gaillards de vingt ans qui en ont ras la casquette des études. L'équipe des profs, bien soudée, soutenue par une conseillère d'éducation solide, a remonté quelques bretelles au premier conseil de classe et ramené une ambiance tolérable. Reste un irréductible : Paul Khilkil. Un soir en dernière heure — la pire —, monsieur bavarde à haute voix, mes interventions ne lui arrachent que des regards insolents. Pas le choix : je lui demande d'aller voir dehors. Je vois sa colère bondir. Son cul, lui, vissé à la chaise. Cheveux noirs, œil noir, un Libanais, attention, dangereux les mâles du sud. Silence tendu. Ses yeux m'envoient des couteaux. Le face à face n'en finit pas, genre western. D'habitude le salut vient des copains qui finissent par intervenir, priant le révolté de se tirer, lui ouvrant une porte de sortie par une blague détendeuse d'atmosphère, mais là tout le monde roupille. Enfin, une fille lance : Paul, sois mignon, casse-toi, on a trop envie de bosser ! Ironie un peu lourde, mais la classe ricane poliment, Khilkil se lève enfin, sort et claque la porte avec une telle violence que la terre tremble jusqu'à Soucy-en-Brie et Valbaston.

Loi quasi générale : après la bataille, on fait la paix. Comme dans les couples : après la scène de ménage, le câlin. Le repenti ne s'excuse pas toujours, mais il s'arrange, par des signes discrets, pour montrer sa bonne volonté. Au cours suivant, l'homme aux yeux qui tuent est doux comme l'agneau. Je vais le voir à l'interclasse, on s'explique, on se serre la main. J'aurai la paix jusqu'à la fin de l'année. Et même, plus tard, il me manquera. Que devient-il, Khilkil ? Comment ça se passe avec son patron ? Si j'allais sur minitel chercher sa trace à lui aussi ? La bagarre, au fond, ça rapproche...

Pour trouver une scène plus violente, il me faut remonter de vingt ans jusqu'à une terminale scientifique pas brillante à la fin des années 70. Oublié le nom de ce grand costaud à bouille ronde, qui accueille mes injonctions au silence avec un dédain ostensible. Je le prie de nous quitter. Il se lève et me lance : Vous, attendez, je vais vous casser la gueule ! Plus tard, lui réponds-je, pour l'instant j'ai du travail, moi. Il sort. À la fin du cours il m'attend dehors, il s'approche, les yeux rouges. Pardonnez-moi, pleurniche-t-il, je ne sais pas ce qui m'a pris, je ne suis pas bien ces jours-ci... Je vois le moment où il va mouiller mon épaule d'un mélange de larmes et de morve. Je suis contraint de le consoler.

Prof : mi-dompteur, mi-nounou.

J'en viens à mon pire souvenir. Comment peut-il être à la fois si violent et si flou ? Que m'avait-elle donc fait, cette classe de première sciences éco d'il y a trente ans ? Les noms, les événements sont partis à la poubelle. Furent-ils plus bavards ou agités que d'autres ? Non, sans doute. C'était pire. Ils refusaient de jouer avec moi. Je ne les amusais pas. Je me revois parlant face à un mur d'indifférence méprisante.

Une seule figure émerge : un grand brun, beau mec genre Sinatra jeune, mince mais gonflé d'arrogance, qui me lance une vanne lors d'un des derniers cours. Ce jour-là il est botté de cuir sous son jeans. Marrante, la mémoire : l'hostilité du groupe et de toute l'année va se concentrer dans un gros plan sur les bottes brutales d'un connard.

Ça vous pose un homme, des belles bottes, hein, pépère ?

J'essaie d'imaginer, pour me venger, mon Sinatra de banlieue aujourd'hui, vieil alcoolo bouffi à moumoute comme Frankie le Mafieux. Agréable, mais insuffisant. Cet échec ancien m'agace encore. On a beau se dire qu'on ne peut pas plaire à tout le monde, que ce serait même mauvais signe... Pourquoi ce qui plaît aux uns paraît-il à ce point nul aux autres ? Pourquoi ne m'ont-ils pas aimé, ces tarés ?


Brute à la barre de fer.
Dessin : Claude Laporte.

*  *  *