LES TRICOTEUSES


Le métier apprend à ne s'étonner de rien, mais là, tout de même, j'ai eu un choc : Christine et Lucie, ce matin de décembre 1976, avaient sorti un tricot de leur sac et gambillaient de l'aiguille le plus naturellement du monde. Après tout, pourquoi pas ? Le petit cliquetis ne dérangeait guère, les deux filles écoutaient, participaient comme avant, c'étaient deux bonnes élèves et leur ouvrage mettait dans nos salles froides un peu de chaleur familiale. Il ne manquait plus qu'un chaton pour jouer avec leurs pelotes. (On me l'apporta l'année d'après, trop tard.) Au fait, nous aurions pu aussi, ces matins-là, nous préparer du thé. Comment n'y ont-elles pas pensé ?

Attention : rien de frivole dans ces travaux d'aiguille. Ils étaient un hommage à la Philosophie, sous la forme d'un cadeau de Noël à leur prof, Mme Badinter — oui, Elisabeth, qui fit dans notre humble bahut un passage d'étoile filante : bref et brillant.

Jeannine Garson, qui enseignait le français, sacrée bosseuse, reçut... un hamac, et moi, le végétarien, un cageot de légumes. La coutume du cadeau de Noël aux profs, alors moribonde, fut ainsi ranimée une dernière fois par nos deux phénomènes, avant de s'éteindre sans bruit à jamais.

Elles ne chômaient pas, Christine et Lucie. Leur temps libre était dévoré par une association d'aide aux jeunes handicapés. Un dimanche de mai, elles rassemblèrent à la campagne quelques profs, quelques camarades et leurs «jetés», comme elles appelaient leurs protégés. Grâce à elles deux, cette classe a eu plus que toute autre une âme — laquelle résista longtemps, chose rare, à l'inéluctable éparpillement. Lorsque dix ans plus tard, en 1987, elles réunirent les rescapés, nous étions encore une quinzaine, élèves ou profs, autour de la table.

Christine vit aujourd'hui à San Francisco avec son mari Américain et leurs deux enfants. Le jour de ses quarante ans, naturalisée depuis la veille, elle m'a envoyé un mail pour me rappeler cette année de terminale et son 18 en anglais à l'oral du bac. Mais elle n'est pas du genre à s'attarder dans le passé. Elle ne cesse de créer ou d'animer des amicales, des chorales, des cercles, des groupes, des clubs, à jamais inlassable et souriante. Elle vient de créer un bureau de traduction et s'est mise à traduire une pièce de théâtre. Sur un rayon de ma bibliothèque, une photo qu'elle m'a envoyée d'Amérique : une œuvre de sa mère, qui travaillait à l'intendance au lycée de Brimeil, aujourd'hui peintre d'icônes ; on y voit Saint Léger, gloire locale, dans le plus pur style byzantin. L'icône se trouve aujourd'hui dans une église du Japon. Brimeil, fond de banlieue, trou perdu, s'est élargi aux dimensions du monde.

Lucie fut d'abord institutrice, le plus beau des métiers ; certains de ses élèves à Mandrigny sont devenus les miens. Elle habitait une petite maison non loin du lycée, d'où l'on voyait des vaches dans une grande prairie et le Sacré-Cœur à l'horizon. Aujourd'hui elle vit à Nantes, inspectrice du primaire ; elle se bat, tel don Quichotte, contre les moulins à vent du ministère. Elle a deux enfants elle aussi.

Christine et Lucie sont belles-sœurs.

Toutes ces années nous nous sommes perdus puis retrouvés plusieurs fois, chez Lucie ou chez leurs amis restés à Brimeil ; je me souviens de grandes tablées dans des jardins, mêlant des gens connus, inconnus ou soudain reconnus. Ces derniers temps on se voit peu, on s'écrit. Christine m'envoie par mail des nouvelles de l'Amérique. Elle prépare une réunion d'anciens pour 2007. Je raconte ma vie à Lucie, elle me raconte la sienne, on se remonte le moral chacun son tour. Lectrice aguerrie, elle m'a fait découvrir de très bons auteurs confidentiels. La différence d'âge entre nous fond doucement, la relation s'équilibre et parfois s'inverse ; un jour, si ça continue, ce sera moi leur élève. Et j'en suis heureux.



Christine, 1977
Christine, 1977
  Lucie, 1977
Lucie, 1977
 

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