LA STAR INCONNUE


Trente-cinq ans de carrière m'ont fait croiser pas mal d'élèves incolores et de mutiques profonds, alors pourquoi la figure si vague du sieur Bartillon est-elle restée à ce point gravée en moi ?

Parmi les milliers de jeunes qui sont passés devant moi si vite, je voudrais que l'un d'eux — ne serait-ce qu'un seul — devienne célèbre, et si possible en ayant du talent. Non pour la gloire, bien sûr, mais pour l'intime satisfaction d'avoir assisté aux débuts secrets du miracle, aux premiers fendillements de la chrysalide.

J'ai cru d'abord en Xavier Dupont. Quelques années après l'avoir eu en première, j'apprends que Leos Carax, le metteur en scène, porte en fait ce même nom. Les âges concordent... Mon Dupont était un garçon terriblement normal, rien d'un artiste apparemment, mais qui sait mieux brouiller les pistes que le mystérieux Carax ? Interrogé, il nierait farouchement, s'inventerait une adolescence d'autodidacte, de cancre exotique... Quel grand homme en voudrait pour sa bio, de mon bahut de banlieue ? Brimeil-Lévannes... Méchante carte de visite... Laisse tomber.

Restait Fabien Bartillon.

Lui aussi est passé comme une ombre. Il faisait tout pour qu'on l'oublie. Vêtu en toute saison d'un imper noir informe, installé seul au fond de la classe, il attendait sans bruit que l'heure finisse, le regard vide, un cahier vide ouvert devant lui. Mes questions se brisaient sur son silence ; il ne me rendait qu'un devoir dans l'année, en septembre.

J'ai mis du temps à comprendre que ce silence et cette vacuité n'étaient qu'un masque : le fantôme du dernier rang, ce Bartleby qui n'écrivait même pas, cachait en lui un tourbillon frénétique de hurlements et de fracas. En ce début des années 80 il venait de fonder le groupe de rock alternatif Totove 77, dont quelques quadra-quinquas doivent se souvenir encore ; il ne vivait que pour sa musique — un rock rugueux, hargneux, joyeux.

La vie est cruelle : les élèves qui s'ennuient le plus au lycée y restent souvent plus longtemps que les autres. Fabien, trop épuisé sans doute par ses répétitions, n'en foutait pas une rame, et a passé chez nous de longues années à se morfondre et ne pas penser au bac.

Une telle perfection dans la vacance aurait dû m'intriguer ; mais pendant ses deux années de terminale dite littéraire (anglais deuxième langue), je n'ai été fichu de lui parler qu'une fois, vers la fin. Je venais d'apprendre quelle était sa passion ; comme je l'interrogeais sur ses goûts musicaux, je vis s'allumer en lui une petite lumière. Les mots tombèrent enfin de sa bouche. Les chansons de son groupe déclaraient la guerre à tout ce qui bouge, mais Fabrice n'aurait pas fait de mal à son pire ennemi, ni même à un fan des Beatles : il fit un bel effort pour le blaireau que j'étais, énuméra une demi-douzaine de ses groupes préférés, inconnus de moi, descendit en flammes quelques autres bien connus — dont ceux que j'aimais — avec un dédain tranquille, définitif ; puis il se tut, regrettant soudain, j'imagine, d'aussi vains épanchements, et chacun de nous regagna sa planète.

Cette année je suis allé me pencher, à la médiathèque de Sèvres, sur les vestiges de Totove 77 : deux vieilles galettes, pas de photos, quatre noms inconnus, Fabien aurait-il pris un pseudo ? Je retrouve son ancienne adresse, en Seine-et-Marne, je téléphone, son père au bout du fil. Et là tout s'écroule. Fabien ne sera pas ma star. Il a quitté le groupe avant les heures de gloire, juste après son bac. Au lieu de passer pro, il a laissé tomber la musique. On ne me dit pas pourquoi. Le guitar hero a fini conducteur de bus avant de quitter ce monde en 2001, à trente-cinq ans.

Courage, Michel. Ton oiseau rare existe. Il n'a pas encore ouvert ses ailes, il attend dans l'ombre, intimidé par ton attente, mais il deviendra célèbre, c'est sûr — dès que tu seras mort.


Roaring Seventies.
Roaring Seventies.
Dessin de Frank Margerin.

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