I LOVE JESUS


L'élève idéal m'a été donné au tout début, et je ne l'ai su qu'après coup.

Samuel Bryght, né de parents américains, quasiment bilingue, celui de mes élèves qui avait le moins besoin de moi fut aussi le plus assidu. Il m'écoutait intensément. Son visage sérieux, éclairé parfois d'un timide sourire, associait la naïveté de l'enfance toute proche à la gravité de l'adulte à venir. Il était d'une gentillesse angélique. Lorsqu'il me signalait l'une de mes bourdes — l'exigence de vérité l'emportant un instant, j'imagine, sur le devoir de charité —, il y mettait une délicatesse exquise. Je le soupçonne d'avoir fait certaines menues fautes, ici ou là, pour éviter de m'humilier.

Le secret de cette perfection ? Samuel, fils de pasteur, pratiquait le christianisme avec la même application, la même conviction que tout le reste. Quand je lus dans un de ses devoirs «I love Jesus with all my heart», je sentis que la clef du bonhomme se trouvait là. Je ne savais pas alors que jamais plus, dans aucun devoir de lycéen, je ne lirais une telle profession de foi.

Au fait, je n'ai pas la moindre anecdote à raconter le concernant. Cela aussi, c'est bien lui. Samuel avait fait vœu de discrétion. Il fut toujours parfaitement net, lisse, clean.

Il faut dire que d'autres occupaient l'avant-scène. C'était la fameuse TA1 du début des années 70 ; il y avait là Carole, Danielle, Ghislaine, les deux belles Dominique et aussi l'affreux Dubrat. L'année suivante, Carole et Samuel intégrèrent l'hypokhâgne de Saint-Maur, qui attirait les meilleurs littéraires du Val-de-Marne. Il fit même une khâgne à Paris, où je perdis sa trace.

On sera tenté d'attribuer les vertus de Samuel à la simple hérédité. Ce serait oublier le numéro 2 de la fratrie, dont j'héritai l'année suivante en terminale littéraire toujours. Lucy, excellente élève elle aussi, me montra de la religion l'autre face, moins souriante. Perpétuelle ronchonneuse, elle fit tout pour chasser de mon âme le péché de vanité en mettant le doigt sur mes moindres défauts. Quant à la benjamine, la jeune Sarah, qui leur succéda dans la même terminale trois ans plus tard, et qui ressemblait plutôt à Samuel, elle fut en tout, par rapport à lui, un ton en dessous — par excès de respect, peut-être, pour un grand frère vénéré.

J'ai longtemps été poursuivi par un fantasme de cauchemar : Samuel Bryght, devenu Inspecteur d'anglais, entre un jour dans ma classe...

Je l'attends toujours ; mon angoisse initiale, peu à peu, se mue en déception. J'aimerais tant les revoir, les enfants du révérend Bryght. Mais où diable sont-ils passés ? Le minitel, pour une fois, me laisse en plan. Plus un seul Bryght autour de Mandrigny. Aucun des rares Bryght habitant la France, contactés un par un, n'a de liens avec ceux du lycée de Brimeil. Le grand frère et ses deux sœurs ont-ils tous trois repassé l'Atlantique, enfants dociles, accompagnant le Père dans un retour à la Terre promise, retraversant l'océan comme d'autres la Mer rouge ? Ou n'ai-je fait que rêver toute cette histoire : la TA1 d'il y a trente-deux ans, ses jolies filles au sourire en coin et Samuel envoyé du Seigneur ?


Brimeil, années 70. Samuel et la TA1.
Brimeil, années 70. Samuel et la TA1.

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