BRAS D'HONNEUR
Au début je n'ai rien vu. Ces gars-là ne s'affichent guère. Quand on a des idées de ce genre, on se tient à carreau. Loïc Dubrat n'intervenait pas dans mon cours, trop occupé à bâiller au fond de la classe ou à ricaner avec ses acolytes ; ses devoirs se distinguaient par leur brièveté insolente, la médiocrité de la langue et le vide abyssal de la pensée. Pas la moindre allusion politique non plus. Comment aurais-je pu le débusquer — sinon par un je ne sais quoi dans l'allure, ce côté à la fois raide et fuyant, cette impression de violence contenue ?
Loïc Dubrat était le facho le plus virulent du lycée. Le Front National, qui n'existait pas encore, semble avoir été créé pour lui. De telles idées sont fort minoritaires dans nos écoles, mais cette année-là, chose insolite, la classe de Terminale A1 fut salement infectée. La peste brune, évitant les filles tout de même, frappa la plupart des garçons, à savoir les deux voisins du crétin, satellites mous et obscurs, apparemment bluffés par le personnage, et François Delapierre, lequel se démarquait des trois autres, étant, lui au moins, doté d'une cervelle à peu près complète.
Dubrat portait un masque à mon cours, mais il eut des mots, si je me souviens, avec ma collègue d'histoire-géo qu'il appela «ma p'tite dame» en pleine classe — il ne devait pas, j'imagine, placer les femmes bien haut. En fait il se défoulait surtout sur les terrains de sport. Les profs de gym m'ont rapporté que le mercredi, dans l'équipe de foot, il ratait plus souvent le ballon que les tibias des bronzés d'en face.
Si Dubrat me fascine encore, c'est que j'ai eu la chance de rencontrer en lui la Bêtise dans toute sa pureté. Bras-dessus, bras-dessous avec la Méchanceté sa petite sœur. D'habitude, face au pire des connards, je me dis qu'en cherchant bien, sous un certain angle, je trouverai sûrement quelque chose pour le racheter. Mais ce type-là était d'une autre pâte : je sentais que j'aurais beau creuser, je n'atteindrais que la connerie, sans cesse plus compacte.
Son chef-d'œuvre cette année-là ? Draguant Estelle qui lui rit au nez, il invente un plan génial pour la séduire. La dédaigneuse, qui habite loin, vient au lycée en mob ; Casanova lui pique sa bougie. La petite rentre en poussant sa bécane, folle de rage, et à sa porte que trouve-t-elle ? La grande andouille qui brandit la bougie, disant, Tu cherchais quelque chose ? et aussitôt il prend sa main...
Sur la gueule.
À la fin de l'année, je demande toujours aux élèves de résumer par écrit leurs impressions sur le cours et les textes vus ensemble. En cette époque lointaine, je me sers encore du manuel imposé où je m'astreins à pêcher quelques textes — ceux-là mêmes que les élèves, dans leur immense majorité, rejettent. Quoi de plus normal, à cet âge, que la méfiance à l'égard des machins officiels ? (Ils n'ont pas tort : ces manuels sont le plus souvent débiles ou inadaptés.) Dubrat, lui, déclare qu'il préfère les textes du Livre ; non qu'il les trouve meilleurs, mais ils sont dans le Livre et on doit travailler avec un Livre.
Passionnants, ces gens-là. J'ai face à eux un sentiment d'étrangeté, d'exotisme. Leurs embryons de cervelle se meuvent dans un monde régi par d'autres lois.
Que pensait-il de moi ? Comment réagirait-il à mes méthodes actuelles ? Je n'ai eu vraiment affaire à lui qu'une seule fois, lors du dernier cours. Je donne les moyennes finales. Dubrat : 9 / 20. Je l'entends grommeler : Salaud ! Je l'invite à me suivre chez la directrice. Non, je n'ai pas dit Salaud, mais C'EST salaud, plaide-t-il avec une finesse imprévue. De toute façon ce n'est pas bien du tout, lui dit la directrice et elle le renvoie en classe. Soyez indulgent, M. Volkovitch, son père est un brave homme de gendarme, qui se désole des bêtises de son fils...
Dieu serait-il de droite ? Dubrat réussit son bac. L'année suivante à Noël, il est à la tête des Chevaliers de l'Occident qui attaquent le bahut. Rattrapé, enfermé par Olivier et ses amis dans le bâtiment administratif, libéré en douce par la directrice, rattrapé une nouvelle fois, embarqué par les flics — obligés qu'ils sont —, Dubrat gagne un séjour gratuit à Fleury-Mérogis.
Quinze ans plus tard, lors d'élections locales, je trouve son nom sur une liste du Front. D'après l'affiche il enseigne le droit en fac ! Dubrat, mon collègue ! On sait que chez certains profs de droit l'idéologie tient lieu d'intelligence, mais enfin tout de même : comment le pauvret, avec son pois chiche dans le citron, a-t-il pu se hisser si haut pour lui ?
I have a dream, comme disait un homme que des cousins américains de Dubrat ont zigouillé : je rêve que le grand couillon vient lire sur volkovitch.com ces lignes en forme de bras d'honneur — mais lit-il ?