JEUNESSE ÉTERNELLE
Je ne regrette pas ma jeunesse, au contraire, mais je crains le jour où je ne travaillerai plus auprès des jeunes. Pendant quarante ans le lycée aura été mon bain de jouvence. Et quand je serai réduit aux souvenirs, l'un des plus vifs — quoique l'un des plus anciens — sera celui du grand Olivier.
C'était au tout début de mon parcours, au lycée Guillaume-Budé de Brimeil dans les années 70. Cette époque-là est devenue brumeuse, mais je vois encore la dégaine d'Olivier Morel d'Arleux comme si je tenais sa photo entre mes mains : un grand gaillard blond frisé, l'œil aigu derrière les lunettes, le sourire en même temps naïf et malicieux. J'entends encore un peu sa voix, où un léger zézaiement rappelait l'enfance. Il avait l'air joyeux. II a dû faire craquer bien des filles.
Même si sa taille, ses binocles et sa joie de vivre évoquaient un peu le grand Duduche, Olivier n'avait rien d'un cancre. D'après mon carnet de l'année 72-73 — je conserve tout —, c'était un plutôt bon élève de terminale littéraire (avis favorable pour le bac), quoique moyen en anglais : 10 et 11 aux deux semestres. Je crois me souvenir qu'il participait de bon cœur à mon cours, car tout l'intéressait, même si le passionnaient plus encore, je crois, un tas d'autres activités moins scolaires. Il venait de la campagne, du côté de La Queue en Brie, où ses parents avaient une ferme, et cela se voyait : ce grand type épanoui dégageait un parfum de liberté, de balades en forêt, de jeux au grand air.
Décembre 72, jour du repas de Noël, première heure de l'après-midi. Calme plat. Sieste béate. Certains élèves, repus, saoulés au cidre, roupillent les yeux ouverts. Soudain des cris, une galopade. Je vois par la fenêtre deux ou trois types qui se carapatent, coursés par une meute de lycéens. Un commando de nazillons encagoulés vient de prendre d'assaut le foyer des élèves, presque vide, où ils sont tombés sur une fille à coups de barres de fer. Au premier rang des poursuivants j'ai juste le temps de reconnaître Olivier, courant comme une flèche, la chemise hors du pantalon volant derrière. Olivier, défenseur de la démocratie. Ralliez-vous à son panache blond. Il est superbe. Ses copains et lui vont rattraper les fafs — nous en reparlerons plus tard.
Ayant décroché son bac, le grand frisé devint pion chez nous. On se croisait de temps à autre, on discutait le coup, on se tutoyait et je me disais que nous finirions amis.
Eh bien non. Aux vacances de l'été 76, alors qu'il se baladait dans un bois, un type armé d'un fusil lui a explosé la tête. Olivier Morel d'Arleux n'aura pas eu le temps de vieillir. Et c'est sans doute pourquoi, trente ans plus tard, son visage est toujours là devant mes yeux et je le pleure encore : il incarne pour moi la Jeunesse à tout jamais.
Olivier en 1976 |