DES CHARMES SANS PAREIL(S)


1951. Depuis ma maison, rue Brancas, je vois l'école de l'autre côté du square. En fait je ne vois que les hauts murs protégeant le jardin où nous jouons : car notre école n'est pas une banale Maternelle, mais Jardin d'enfants.

Tout a commencé pianissimo. Ces deux premières années ne laisseront guère de souvenirs, tant elles sont douces. Le cabinet noir ne servira qu'une fois : Daniel Vidal-Madjar, déjà horripilant, y poussera de tels cris de putois qu'on l'en sortira aussitôt.

Il y a un projecteur de cinéma qui me permet de voir mes premières images animées : l'histoire de Bambi. Il y a aussi, dans une petite salle à part, une maison de poupée si grande et si belle que c'est à peine si on a le droit de la regarder.

On chante souvent. Certains d'entre nous sont chargés de marquer le rythme avec des percussions. Le triangle, si simple, si clair, m'attire, je rêve d'essayer, mais pour qu'on me laisse en jouer, il faudrait que j'aie déjà fait mes preuves... Ce triangle est un cercle vicieux. Je ne serai jamais triangliste.


Un jour, il faut quitter les bras maternels de Mme Schmitt pour ceux un rien plus secs de Mlle Rousseau. On est au Cours préparatoire, appelé 11ème, c'est le début des choses sérieuses : il est temps d'apprendre à lire, à écrire, à compter. Pour adoucir la transition, on a encore accès, pour la récré, à l'Eden du beau jardin clos.

Le travail est difficile, on croit qu'on ne saura jamais écrire, on a déjà tant de mal à nouer ses lacets. On est tout surpris d'être envoyé un jour chez Mme Schmitt pour être montré en exemple aux petits, car on a déjoué mieux que ses copains les pièges d'une phrase un rien casse-pattes : GISÈLE GLISSE SUR LA GLAISE.

Dans notre Jardin, une guerre éclate. Pendant plusieurs jours, seul contre tous, et sans savoir pourquoi, je suis pourchassé par une foule d'ennemis ; mais une fois capturé les vainqueurs m'épargnent, et tandis qu'ils me ramènent vers la classe à la fin de la récré, Mlle Rousseau lance un Voilà le grand prisonnier ! qui vaut un brevet de noblesse.

Un nouveau, Michel Lepelley, va devenir mon grand copain. Il me raconte que «pendant une guerre» un avion lui est passé «à ça de la tête».

Michel Walter se balade en short et chemisette en plein hiver, il n'a jamais froid. Il a vécu en Algérie. Il a eu le bras cassé, on l'a même opéré du robinet parce qu'il ne pouvait pas «faire coulette».

Jean-Marie Voltz, un grand de 10ème, qui porte déjà des lunettes, se pointe un jour avec un pansement sur l'œil. On lui demande pourquoi : J'apprends à photographier de l'œil gauche.


L'année d'après on accède à la cour des grands, juste à côté, au rez-de-chaussée du même bâtiment immense, manufacture de porcelaine au XVIIIe siècle et centre pédagogique aujourd'hui. Les étages sont un autre monde : on ne s'y rend qu'une fois l'an, pour la cuti et la lecture des grosses et petites lettres, dans un dédale d'escaliers et de couloirs. Aux fenêtres surplombant notre vieille cour pavée on ne voit jamais personne. On devine, par la dernière du rez-de-chaussée, le départ d'un escalier toujours vide, plus interdit encore que le reste, et réservé dit-on à la directrice, Mme de Saint-Blanquat.

Les cabinets des garçons et ceux des filles sont séparés par un couloir long de quarante mètres. En 10ème, en 9ème, tout le monde passe la visite médicale ensemble, en culotte et maillot de corps Petit-Bateau ou Petit-Négro. On va se rincer l'œil, me glisse Jean-Paul Lambert. Les autres garçons ne se le rincent pas encore, mais dès l'année suivante les deux groupes iront là-haut séparément.


Nos maîtresses ont l'air plus vieilles que nos mamans, certaines ont de grands enfants. Elles semblent connaître leur métier à fond. On se dit, à les voir, que c'est l'un des plus beaux du monde.

L'école primaire : sept ans de bonheur.

Quatre ans pour aller d'un bout de la cour des grands à l'autre. La voie est tracée : 10ème, Mme Clocheau ; 9ème, Mlle Lebrun ; 8ème, Mme Gaudry ; 7ème, Mme Bouillot.

Le problème, c'est Mme Bouillot. Large, sévère, la voix forte, elle me fait peur. Quand je suis en 8ème, alors que bien des garçons se battent, c'est pour moi seul qu'un jour, passant près de moi, sa grande cape sombre jetée sur sa blouse bleue, elle siffle entre ses dents, Espèce de sale grande brute... Elle est plus dure avec moi, pourquoi? Je prie tous les soirs pour qu'un miracle ait lieu et qu'elle ne fasse plus les 7èmes l'an prochain.

En ce temps-là Dieu existe encore. Les 7èmes, chauffés à blanc par leur maîtresse, font un carton à l'examen d'entrée en 6ème, comme tous les ans, mais Mme Bouillot, s'étant donnée à fond une fois de plus, tombe malade. Elle doit prendre les 10èmes pour se reposer. Si je retrouve avec profit la paisible Mme Clocheau, je suis privé des efforts, des affrontements, des rudoiements qui m'attendaient chez Mme Bouillot. Et aussi, je veux le croire, de sa tendresse cachée.


Nous sommes une élite, paraît-il. On nous recommande vivement de ne pas frayer avec les garnements mal élevés de la communale, à cent mètres de là. Aucun danger : tout proches, les deux mondes s'ignorent. Quant aux primaires de l'annexe, un peu plus loin, les «nexards» comme on dit, nos maîtresses n'ont rien contre eux, mais c'est nous qui les méprisons.

Nous sommes des artistes. Une fois par an, nos deux ou trois pianistes viennent exécuter Le gai laboureur. Nous peignons des tulipes jaunes, rouges, ou mieux encore : jaunes et rouges, pleines de bavures et de taches, que les vraies tulipes aperçues plus tard dans les jardins de banlieue me sembleront toujours imiter. Chacun doit construire un jour une maquette de hutte gauloise ; la mienne aura la meilleure note ; c'est mon père qui a tout fait, nul ne le saura.


1955. Mme Clocheau est malade. La remplaçante nous fait faire une dictée. C'est l'histoire d'une poupée qui est moche, qui a les jambes écartées, mais, écrit l'auteur, «Je l'aimais malgré cela, je l'aimais pour cela». Pourquoi ne pas aimer une poupée aux jambes écartées ? nous demande-t-on. Embarras. Denis Schwob : Parce que c'est pas propre ? Non. Il faut trouver mieux. Peu à peu, en s'aidant mutuellement, on y arrive : les jambes écartées, ce n'est pas comme en vrai, la poupée est mal faite, mais les enfants pas beaux ou infirmes sont aimés encore plus, car ils ont plus que les autres besoin d'amour.

La remplaçante est plus jeune que nos maîtresses. Elle vient avec son fils, un plus petit que nous, qu'elle met dans un coin au fond de la classe. Il chante «Pi-ou pi-ou piiiiou, les petits poussins» et porte un béret, ce qui achève de le faire passer pour débile. Sa mère est brune, mince, vêtue de sombre ; je la trouve belle et cela me fait souffrir qu'on se moque de son poussin. Si seulement elle pouvait ne pas nous entendre ! Elle se débrouille moins bien que Mme Clocheau, ce qui excite encore ma compassion.

On ne peut pas dire ou faire n'importe quoi. Que les garçons de même âge s'insultent et se battent, c'est normal. Mais faire du mal à un enfant devant sa mère, ça je ne peux l'accepter. Ou dire du mal de la mère devant son enfant. Dire à un copain, Ta mère est moche, voilà qui serait barbare.


On se bagarre, c'est un rite. Les maîtresses affolées font tout pour l'interdire, mais Richelieu a-t-il pu empêcher ses mousquetaires de se battre en duel ?

Sous une apparence confuse, nos affrontements obéissent à un code. Nos guerres sont d'abord des assauts d'insultes, comme au temps d'Homère. Nos coups sont presque toujours de la frime, comme à Cinecitta.

1954. J'ai dû frapper trop fort. Un filet de sang coule du nez d'Emmanuel Varet, au lieu de la chandelle verte habituelle. On lui met la tête en arrière, un petit coton dans la narine. C'est moi qui pleure.

1956. Georges Buxin, avec son gros front où l'on croit toujours voir pousser une bosse, vient de prendre un gnon énorme. Ses larmes coulent sur son visage impassible, il tient bon, poings en avant, sans reculer d'un poil. Il est superbe. J'arrêterais la bagarre, si je pouvais.

1957. Je m'attaque à un grand de 7ème. Fouillis de coups aveugles, puis plus rien : je suis encore debout, mais sonné, l'oreille et la joue en feu. Le grand s'éloigne comme un paon. Je me sens nul. Alors mes camarades s'approchent, avec respect, mieux que si j'étais vainqueur.

1958. Nos ennemis (la bande à Loïc Gerville-Réache) nous appellent les Youyou-Caca. Je les entends me donner le titre de chef-Caca. Je ne savais même pas que j'étais le chef.

Après, je ne serai plus jamais chef de rien.


Juin 58. Composition de dictée, troisième trimestre. Un écureuil tient entre ses dents une ...? Une faîne, à mon avis. Non, soutiennent à la sortie Michel Szegö et Catherine Fratkin : une fêne! C'est moi qui ai raison, mais je me suis planté autre part. La meilleure note sera encore pour Laure Spindler.

Longtemps plus tard, je rêverai d'écrire un éloge de la dictée qui pourrait commencer ainsi :

«La dictée avait pour nous des charmes sans pareil (ou pareils ?)...»

Les joies de la dictée, que masquent trop souvent des angoisses terre-à-terre, outrepassent largement les plaisirs faciles de la compétition.

La dictée est un repas ; la manne précieuse entre en nous peu à peu, longuement ruminée, régurgitée bouchée après bouchée par la mère donneuse de becquée.

La dictée est la messe des écoliers. Un rituel où l'assemblée communie, où la voix de l'officiant psalmodie selon des règles issues de la tradition, avec moins d'emphase qu'à l'église il est vrai, moins de musique et d'effusion : c'est à la raison laïque et obligatoire qu'on s'adresse. Puis des mains recopient dans un silence religieux, comme le faisaient les moines autrefois, une parole sacrée (dont les énigmes souvent les dépassent) et la multiplient comme les pains dans l'Évangile.

«À la maison, le matin.» C'est le titre. (Pas de faute pour qui oublie la majuscule s'il a mis l'accent grave.) «De l'eau froide, beaucoup d'eau froide, pour durcir et fortifier l'épiderme. Sinon vous aurez des poches sous les yeux et vous serez vieux à vingt ans !» Georges Duhamel, en 9ème.

«...aux confins de la Marche et du Berry...» George Sand.

«Le gave vert, couleur de vieille vitre...» Francis Jammes. Où l'on découvre, avec ces v qui vont et viennent, les vertiges envoûtants des vers.

«...et mon cœur est en paix...» (Lettre de Po-Chu-Yi à Yuan-Chen.)

Ces pages qui nous berceront si longtemps, la mémoire n'en gardera que des bribes, des fragments de fragments, d'une désolante brièveté. Cela vaut peut-être mieux, dira-t-on : ce n'étaient pas toutes des chefs d'œuvre. Sans doute : certaines paraissent, dès ce temps-là, démodées dans les thèmes et dans l'écriture. Mais cette désuétude fait partie du jeu : la dictée est une voix d'outre-tombe, un message d'époques révolues qu'elle a pour mission de faire survivre encore un peu. Une page de dictée est une momie de langage. Dicter un écrivain moderne, c'est vaguement incongru, cela revient à l'embaumer vivant.

La dictée est une loupe, qui fait voir les plus infimes parcelles de beauté. Si faible que soit un texte, une telle déclamation lui donne une plénitude, une profondeur insoupçonnées. Ainsi les mots les plus anodins, comme ce lambeau de phrase entendu à travers une porte, «un lapin en marAUde... un lapin qui rÔde», peuvent traverser le temps comme par magie, portés par la voix grave et forte de Mme Bouillot, si clairement articulés qu'on croit les voir en même temps s'écrire, quarante ans après, en lettres parfaitement moulées sur l'invisible tableau noir.


Pour certains, il est vrai, la dictée se réduit à une pure angoisse. Dominique Burnier copie tant qu'il peut, en 10ème il a copié jusqu'au nom de son voisin. Une autre fois, livré à lui-même, il s'est rebaptisé (sans le faire exprès, semble-t-il) Comique Burnier.

Il redouble. L'année suivante, c'est devenu un petit, comme s'il avait d'un seul coup un an de moins.


Juin 57. Je n'arrive pas à siffler dans mes doigts, jamais je n'y arriverai, mais je travaille bien à l'école. J'aime surtout les rédactions. On a failli me faire sauter une classe, on m'a envoyé en 7ème faire les compos, mais j'ai loupé celle de calcul. Je ne me bats plus (nous avons arrêté pendant l'appendicite de Mme Gaudry, pour lui faire plaisir).

Juin 58. L'heure de l'exil. Je dois quitter mes copains, qui vont entrer en 6ème au lycée de Sèvres. On m'envoie dans un bahut parisien, à trois stations de métro et deux d'autobus. Je serai demi-pensionnaire. Cela me fera du bien, disent les parents et la maîtresse réunis, de me frotter à des professeurs qui soient des hommes (souligné sur le carnet scolaire).

Poussé hors du cocon natal, chassé de l'édénique Seine-et-Oise, je vais entamer une adolescence calamiteuse dans ce lieu entre tous aberrant : une école sans filles.


(L'Eden en Seine-et-Oise)




Mlle Lebrun (1956)
Mlle Lebrun (1956).
      
Mme Clocheau (1958)
Mme Clocheau (1958).


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En ce temps-là — les années 50 —, Sèvres était en Seine-et-Oise et les écoliers se reposaient le jeudi. Lointain passé, plus lointain que l'Inde ou la Chine... De 1951 à 1958, j'y ai connu sept années de bonheur scolaire dans les bâtiments de l'ancienne Manufacture, devenue École normale supérieure de jeunes filles, puis Centre international d'études pédagogiques. Mes souvenirs sont encore étrangement précis. Sur les sept photos de classe, je mets des noms sur la plupart des petits visages.

Salut à vous, copains et copines, Catherine Apra, Josiane Atget, Anne Badzynski, Anne Bongrand, Christine Bosquet, Dominique Braidy, Jean-François Brochu, Georges Buxin, Françoise Couégnas, Béatrice Coulon, Béatrice Couteaux, Dominique Curnier, Laurence Decourt, Jean-Marie Delemazure, Patrick Deroubaix, François Dralez, Maxime Dubois-Violette, Jean-Luc Dufils, Astrid Dupuy, Marc Escriu, Paulette Fené, Alain Flammarion, Catherine Fratkin, Loïc Gerville-Réache, Dominique Gleizes, Dominique Guizès, Michèle Lalande, Jean-Paul Lambert, François Lechatelier, Elisabeth Lejeune, Annie Lemonnier, Brigitte Le Nozer, Michel Lepelley, Monique Levesque, Isabelle de Luze, Olivier Manchon, Pierre Marion, Odile Michaux, Alain Millet-Baude, Anne-Claire Noël, Marie-Christine Perquis, Jean-Pierre Plossu, Hubert Rischmann, Nicole Rousselet, Jean-Louis Rouzé, Denis Schwob, Eliane Serin, Jacqueline (Nénette) Sion, Laure Spindler, Michel Szegö, Emmanuel Varet, Catherine Viaud, Daniel Vidal-Madjar, Jean-Marie Voltz, Michel Walter, Gérard Walter, Isabelle Watine...

Deux ou trois d'entre eux habitent encore notre ville. Jean-Luc Dufils (Mlle Lebrun lui tient la main) est enterré au cimetière là-haut.

Dans les années 90 j'ai cherché, un peu tard, à retrouver les traces de nos maîtresses. Ayant toutes vécu très vieilles (nous ne les avions pas trop épuisées, après tout), elles venaient de quitter ce monde, presque en même temps.

Le récit dont ce chapitre est tiré, L'Eden en Seine-et-Oise, écrit en 1995, raconte quelques moments d'une enfance heureuse. Je serais flatté qu'il amuse mes arrière-petits-enfants ; il les attendra dans mon tiroir.


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