SUPERMAN EN BANLIEUE


J'allais descendre à la gare à pied quand Martine Vivas m'a pris dans sa voiture. C'est ma faute, j'aurais dû lâcher les élèves plus tôt. Elle garde les siens jusque cinq minutes après la sonnerie, la vache. Même à 17h30, en dernière heure. Et ils n'osent pas moufter.

Vivas : une main de fer dans un gant d'acier. Une force de la nature. Depuis dix ans que nous sommes au lycée de Brimeil, elle a traversé deux cancers, arraché la terminale première langue à Werner et vampé, avec un seul sein ! le vieux Lacrampe au bord de la retraite. Vivas über alles. Elle conduit ses classes comme sa vieille Taunus : impérialement. Bien que je sois plus vieux qu'elle d'un an, je me sens toujours petit garçon près d'elle.

Fuir ? Je n'ose. L'avantage, c'est qu'elle parle pour deux. Je m'installe au mieux dans le siège fatigué pour écouter la gazette. Vivas est au courant de tout, nouvelles officielles ou rumeurs, pédagogiques, syndicales — sentimentales un peu moins. Elle lit le Monde de l'éducation et le B.O. Elle siège au Conseil d'administration. Elle suit des stages d'informatique. Elle me rappelle, quand je les oublie, mon échelon et mes points d'indice. Quoi de neuf aujourd'hui ? L'affaire de la salle des profs rebondit ! Hier matin chacun a trouvé dans son casier une lettre de Francine Carloma et de sa copine Poulard (oublié son prénom), toutes deux profs de math, appelant à l'envoi d'une pétition au proviseur. Elles veulent interdire l'entrée de la salle des profs aux élèves : les récréations sont un moment de détente où l'on aimerait bien, enfin, être un peu tranquille entre soi. Or ce matin, dans ladite salle des profs, était affichée une lettre ouverte au proviseur signée de Gonflejoux, le philosophe, autre pilier de l'établissement, lequel s'insurge avec sa superbe coutumière contre ces velléités discriminatoires, qui lui rappellent des temps qu'il croyait révolus, et qui prouvent bien que la vigilance, hélas, demeure plus que jamais à l'ordre du jour. Il paraît que le mot «apartheid», présent dans une première version, a été retiré au dernier moment suite à l'intervention de Gobosty, président de l'Amicale, notre monsieur Sourires, expert dans l'art d'arrondir les angles. Comment peuvent-ils être copains ces deux-là, Gonflejoux, grande gueule libertaire, dernier des Mohicans de 68, et Gobosty, le catho de service, dont deux des cinq fils ont pris la soutane ? On s'est battus pendant des années, on est à bout de forces. À la récréation de 10h30, dans la salle des profs, Carloma a dit à Gonflejoux qu'elle n'avait rien contre les élèves, qu'elle les considérait comme des amis, mais que ses collègues étant pour elle une famille il lui semblait normal d'accorder une priorité à la famille sans pour autant qu'on puisse conclure etc. Poulard a déclaré que quand lui, Gonflejoux, collait ses pétitions partout, contre la loi Debré ou autres, personne n'en faisait un plat. Béatrice Lacq, approuvée par Gobosty, a suggéré qu'on ne ferme aux élèves que la section fumeurs de la salle des profs, en laissant libre l'accès à l'espace non-fumeurs. Zeboul a commencé d'expliquer que pratiquement cela posait problème, les élèves devant traverser la partie fumeurs pour accéder aux casiers des profs et à la partie non-fumeurs, mais Gonflejoux, lui coupant la parole, a grondé que cela ne réglait pas une question de principe fondamentale, et que de toute façon il se réservait le droit de recevoir un élève en salle des profs tout en fumant sa pipe — surtout depuis qu'on l'empêchait de fumer en cours. Ils ont vraiment du temps à perdre, conclut Vivas en se rabattant sous le nez d'un quinze tonnes. Comme s'il n'y avait pas des problèmes plus importants. Mets ta ceinture, veux-tu ? Toi évidemment tu t'en fiches, tu ne poses jamais le pied dans la salle des profs. J'ai toujours admiré ta façon de planer comme un aigle royal au-dessus de nos misères quotidiennes. Mais enfin il y a des moments où le réel nous rattrape, tu as entendu la dernière de Bayrou ?

Je crains que non. Je suis nul. Je ne comprends pas ce qu'elle me trouve, la Vivas. Noémie, la jeune agrégée stagiaire avec qui j'aurais pu rentrer sur Paris en train ce soir, prétend que Vivas est amoureuse de moi. Où va-t-elle chercher ça, Vivas ne me fait pas d'avances, elle vient souvent s'asseoir près de moi à la cantine, et alors ? La première année, il est vrai, voilà dix ans, elle m'avait proposé de l'accompagner au théâtre. Nous étions dans nos quarante ans flambant neufs, elle fraîchement divorcée avec un grand fils, moi éternel célibataire. Après mon refus, plus un geste. Mais sois prudent, Sacha, dit Noémie, depuis que Lacrampe est mort dans ses bras tu es la prochaine victime... Quelle imagination. Dans ses bras ! Ils étaient, dit-on, en voiture. Il est vrai que transporté par Vivas, je ne peux pas me détendre, craignant, contre toute vraisemblance, qu'elle ne m'invite soudain à randonner sur les glaciers du Tyrol, ou ne lâche le volant d'une main pour m'envoyer une bourrade coquine.

Là où elle se trompe, frau Vivas, c'est quand elle croit que l'affaire de la salle des profs me laisse froid. Non, ça me chagrine. Contrairement à Carloma et Poulard, je vois dans mes collègues d'éventuels amis, mais les élèves sont ma famille. À la récréation, au lieu de fermer la salle pour aller retrouver les profs, je laisse la classe ouverte, avec moi en prime, à la disposition des élèves. Par devoir et aussi par goût. Je n'ai jamais détesté ce boulot, mais il semble que peu à peu j'en sois venu à l'aimer. Au point que depuis quelques années je prépare mes cours.

J'apprends par les journaux ou la télévision que nos écoles sont à feu et à sang, hantées par la drogue, le racket et autres horreurs. On me demande parfois, Vous êtes professeur ? ce n'est pas trop dur ? Désolé. Nous n'avons pas devant les yeux, la presse et moi, la même réalité. J'ai un peu bourlingué avant d'échouer ici, en lointaine banlieue, dans cette grande bâtisse autrefois futuriste, posée entre les dernières maisons et les premiers champs ; je n'ai rencontré que des bahuts plutôt paisibles, peuplés de jeunes parfois flemmards ou bavards, mais très rarement agressifs. (Le seul à m'avoir, en 72, traité publiquement de connard, Loïc Le Bras, qui l'était lui-même abyssalement, est devenu haut gradé du FN, ce qui rend son injure plus flatteuse encore.) Je viens au lycée, certains jours, pour oublier la dureté du monde. Quand j'arrive, réchauffé d'avoir monté à pied la côte, mais l'âme aussi froide et grise parfois que le ciel, il suffit du sourire de Line ou de Pauline, d'Anne, Annie, Fanny ou Stéphanie, à la grille du lycée (voix aiguës, Bonjour monsieur Marounian !), pour que déjà la journée s'illumine.

Que les garçons me pardonnent : je les aime bien eux aussi, je ne fais aucun favoritisme, du moins consciemment ; certains d'entre eux restent gravés dans ma mémoire, comme Olivier Darleux le magnifique, grand blond frisé, la jeunesse et la fougue incarnées, que j'eux deux ans de suite en terminale à Mandrigny dans les années 70, et qui mourut à vingt ans ; comme ce loustic de Mohammed Lakache, qui joua le Père Ubu dans la troupe du lycée, et qui, me croisant deux ans après le bac devant la gare, où il paradait au bras de la belle Sandrine Blanc, me lança un Hey, Marounian ! Salut ! en levant les bras au ciel avant de me serrer dedans ; et je pourrais en évoquer bien d'autres. Mais j'ai beau m'en défendre, ce sont les filles qui m'enchantent. J'aime leur beauté encore hésitante, l'alliance de naturel et de coquetterie, de rouerie et de naïveté, les yeux qui brillent, les sourires, les fous rires, les gros chagrins. La transparence et le secret. La timidité, les élans.

Je ne provoque rien : je fais mon travail du mieux que je peux, humblement, et parfois la récompense arrive, tombée du ciel. Claire, du Cameroun, m'a invité au déjeuner de Noël chez ses parents, par bonté d'âme, sachant que j'étais seul ; Fatou, de la Côte-d'Ivoire, m'a fait rater mon train, un soir, en s'efforçant de me ramener à la foi chrétienne ; Jemimah, du Bénin, m'a confié au beau milieu d'un devoir écrit, dans un italien devenu soudain pur, coulant, miroitant, sa détresse de n'être aimée d'aucun garçon, de n'avoir jamais été embrassée encore à dix-sept ans.

Mais l'Afrique noire n'a pas le monopole du cœur : Zohra que j'avais maladroitement consolée, un jour qu'elle sanglotait à mon cours, est venue m'apporter, deux mois plus tard, des biscuits qu'elle avait préparés pour la fin du Ramadan ; on m'a aussi offert une pomme (Je souhaite revenir croquer l'italien à belles dents l'an prochain avec vous), des animaux en peluche (Vous dormirez avec, hein !), des dessins. Nadège m'a caressé les cheveux, Tiens, vous avez changé de coiffeur, pas mal... tandis que sa copine Olga me grondait, Vous allez prendre froid, où est la belle écharpe en laine vierge que vous aviez ce matin ?

Ma boiterie légère, mon bégaiement ancien qui parfois émerge, doivent éveiller chez elles un sentiment protecteur.

J'aime leur tendresse moqueuse, je ne sais jamais jusqu'où elles sont sincères, à partir d'où elles se paient ma fiole. Pour M. Marounian, adoré de mon cœur, que j'aime à la folie, écrit Myriam en tête de son devoir. Et juste en dessous, entre parenthèses : Conseil de classe dans quatre jours... Nous sommes embarqués dans un jeu elles et moi, sur un terrain clairement balisé, séparés par un filet solide ; elles s'enhardissent à mesure que mon âge grandissant rend toute idylle plus improbable encore. Je cherche un homme pour ma mère, qui se sent seule, écrit dans un contrôle Julie Tran-Van-Thiet, dont le père s'est sauvé ; vous avez de beaux yeux, mais vous êtes un peu trop vieux pour elle ; dommage, moi je vous aurais bien pris pour papa... Pendant la grande grève de décembre 95, j'arrive au lycée en VTT sous la neige, couvert de givre. Gros succès. Vingt kilomètres à vélo, sur le verglas, rien que pour elles ! Les filles de terminale L me disent alors, Vous devriez nous faire les cours d'EPS. Moi : Mais vous avez déjà M. Gouzi... Oh, lui il est chiant, il nous met la main aux fesses. Avec vous ça ne risque pas, vous nous respectez !

Je leur dis parfois qu'elles sont toutes jolies et que je suis amoureux d'elles toutes. Ce qui les fait rigoler. Pourtant c'est un peu vrai : je ne pourrais bien travailler autrement. Évidemment cet amour ne peut exister qu'en se refusant tout épanchement dans la vie réelle. La confiance, le bonheur léger, pétillant qui circulent entre nous parfois sont comme ces trésors, ces mets, ces vins des contes de fées, auxquels on ne peut toucher sous peine qu'ils s'évanouissent. Règle de fer à quoi je me plie sans tristesse. Je n'ai jamais vraiment désiré l'une d'elles ; d'être ainsi confiées à moi leur confère un statut à part, elles deviennent mes enfants ; et elles le resteront, chose curieuse, en cessant d'être mes élèves.

Je leur dois certaines de mes plus belles ivresses. Parfois, quand je parviens à remuer cette masse, que le groupe se met à bouger comme un corps, un animal souple et chaud qui vient manger dans ma main et bondit, de plus en plus haut, émoustillé de voir sa force grandir, nous sommes heureux l'un par l'autre, et en descendant vers la gare, sur le trottoir étroit de la nationale, frôlé par les camions, je ne me sens plus inutile et stérile, je vis, je me dis qu'un tel moment de soleil pourra tenir à distance tous les nuages noirs à venir.

D'autres soirs, où l'on s'est rapproché ainsi des sommets, le prof, au contraire, est accablé soudain de devoir replier ses ailes, et puis s'en aller seul, exilé, vidé, telle une lampe éteinte, un fantôme, et retourner à son néant.

La nuit tombe vite encore en cette fin d'hiver, Vivas et moi roulons au pas sur le tronçon d'autoroute, sous une pluie chahutée par le vent. Tiens, elle s'est arrêtée de parler. Elle fixe le cul des voitures devant nous avec son petit sourire tendu, type Ce sera dur, mais je vous aurai tous. Le chauffage tourne à fond, une fine buée nous isole de l'extérieur. Je me laisse aller malgré moi, plus si pressé d'arriver, comme on traîne bêtement au lit le matin alors que déjà on s'y emmerde ; se lever, pour faire quoi ? Je nous imagine, elle et moi l'été prochain, sur une plage, quand même pas en mer du Nord, plutôt la côte vendéenne, elle est en maillot de bain, je viens de dégrafer le soutien-gorge qu'elle retient d'une main sur sa demi-poitrine, et je tartine lentement son large dos tout blanc qui semble ramollir et fondre sous mes doigts. Elle soupire à Saint-Brévin. Je soupire dans sa Taunus. Nous voilà collés sur une bretelle, englués dans l'embouteillage. Je lui dis, je vais descendre ici, la ligne de bus est à deux pas. Ts, ts, répond-elle, on va y arriver, on va passer par l'ancienne route, et d'un puissant demi-tour sur place elle nous extrait du troupeau bloqué. Avec elle on trouve toujours un chemin. Ses élèves ne lui parlent pas d'amour, mais une fois passés par ses mains ils font des cartons au bac.

Elle m'a laissé devant mon supermarché, face au terminus du métro, tout près de chez moi. À demain, Martine Vivas. Je fais quelques courses. Ma boîte aux lettres est vide, pas de beaux timbres sur une longue enveloppe. Rien à la télé, pas de copies ce soir, vais-je feuilleter les sonnets de Michel-Ange, ou plutôt ces vieux Playboy ? Ou écrire une lettre ? Ou noter avant d'oublier, comme je m'exhorte à le faire tous les jours, viatique pour les soirs de blues avant et après la retraite, un best of des lycéennes en fleur ?

Sur ma table de nuit, depuis des semaines, trône un dessin de Philippine Wong. Philippine que Vivas déteste, dont le «sourire crétin» l'agace, qui ne fiche rien en allemand et qu'elle a failli faire redoubler l'an dernier. Philippine dont les devoirs, quel que soit le sujet que je propose, sont les épisodes, illustrés par elle-même, d'un feuilleton effréné où se retrouvent ses copines de classe, son copain Dieu, ses deux soupirants — Brad Pitt et moi — et, on ne sait pourquoi, des flopées de petits cochons. Philippine m'a croqué en Superman, masqué, capé, bombant le torse sous l'inscription triomphale,


SUPERMArouniaN.


À la fin de l'année, son bac en poche, elle promettra d'écrire, de repasser me voir, et le fera peut-être une fois ou deux. Pour l'instant elle doit se mettre au lit elle aussi, dans sa lointaine banlieue. Elle a enlevé ses grosses lunettes (nous avons presque les mêmes), qui me gênent pour lire dans ses yeux bridés — mais l'essentiel, entre nous, passe par l'écriture. Elle a gardé sûrement son appareil dentaire qui dans sa bouche, et dans celles des autres filles, me paraît beau comme un bijou ; j'aime cette dernière trace d'enfance, pour quelques mois encore, sur le visage de Philippine Wong.

Et maintenant je m'en vais saluer avec tendresse, ferveur, comme tous les soirs au moment de glisser dans les songes, celles qui au long des ans ont bien voulu faire un bout de route avec moi. Et quelques-unes encore, que je ne tiendrai pas dans mes bras, que j'aime aussi, que je voudrais ne pas oublier.

Dors bien, Philippine, fais-moi voler un peu cette nuit dans tes rêves. Dormez bien, toutes. Et merci.


Été 1997




SUPERMArouniaN



NOTE


Les six parties de Transports solitaires forment un tout : même narrateur, mêmes obsessions, même proportion de réalité (90%), mêmes procédés d'écriture.

Je me suis offert dans ce livre une petite contrainte oulipoïde : cacher dans chaque récit tous les mots d'un extrait de Mallarmé. (Pourquoi une contrainte ? Pourquoi Mallarmé ? Je ne sais trop. Cela s'est imposé, sans réflexion, sans débat.) Le personnage de «Sans toi sous la terre», qui contemple et rêve plus qu'il n'agit, appelait le début de «L'après-midi d'un faune» ; dans le dernier texte, «Superman en banlieue», le narrateur est prisonnier à plus d'un titre, évoquant pour moi l'oiseau du quatrain célèbre, au plumage pris dans la glace :

«Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?»

On y rejoint ce rêve, cette hantise de l'envol qui parcourt Transports solitaires.

Pour marquer la distance entre auteur et narrateur, j'avais affublé ce dernier d'un genou malade et d'un vélo ; à l'époque, je ne pédalais pas encore. Un an après la rédaction du livre, l'un des genoux du coureur à pied lâchait, m'obligeant à me convertir au VTT...

La tranche de vie lycéenne ci-dessus a été diversement appréciée par mes collègues d'alors. Certains semblent avoir aimé ; d'autres m'ont reproché des allusions selon eux trop précises ; un jeune collègue m'a traité, avec mépris, d'intello. Les élèves qui m'ont lu n'ont pas eu l'air mécontents.

L'illustration est due à Fei-Bi.


*  *  *