RENCONTRES AVEC LES DIEUX


En khâgne au Quartier Latin (1965-1968)


2ème partie

Lycée Louis-le-Grand - Paris




Pourtant la star de ces années-là, désolé, ce fut tout de même Albert Grondan.

Un corps massif penché en avant, comme s'il voulait se ruer sur la Vérité ; un visage à la fois lourd et pointu au bout, pour mieux harponner l'Idée. Dans le grondement de la voix, une intensité, une violence contenue. Des marmonnements suivis d'envolées. Une ou deux grosses colères, quand décidément nous n'étions pas à la hauteur. Il semblait jouer devant nous le tout pour le tout. La Philosophie était un sacerdoce, un combat, une quête ; elle avait en Coco un Sancho Pança, Grondan fut son Don Quichotte.

Le jour où il déclara : «Il serait infâme de parler d'une psychologie transcendantale», tout le monde baissa le nez, terrifié, même et surtout ceux qui n'avaient rien compris.

Grondan n'improvisait pas, il lisait ses notes, sur des feuilles déjà toutes jaunes que la fille de l'un d'entre nous, khâgneuse vingt-cinq ans plus tard dans la même salle, lors de l'année ultime du maître, verrait partir en lambeaux entre ses mains elles-mêmes jaunies. Nous ne vivions plus la transe chamanique d'un Nadir, nous assistions à la célébration d'une messe déjà écrite ; la Vérité n'était plus à chercher, elle existait déjà, elle tombait jusqu'à nous de la bouche des Penseurs Anciens à travers celle de l'officiant. La plus haute philosophie classique avait trouvé là son grand prêtre. Platon, Descartes, Spinoza. Splendeur du Vrai, du Bien, du Beau. Grondan faisait de la philosophie un rituel somptueux se déroulant avec une majesté d'opéra, orné de formules en cascade, ciselées, martelées, balancées, dans un crépitement d'antithèses et d'allitérations, le tout ponctué de dramatiques silences pendant quoi il tirait sur son clope, visage froncé, comme s'il y puisait des forces obscures.

«Ce qui vient de la tête il faut le prendre à cœur.» «Un sens est sens dans tous les sens du terme.» «Dans tout sentir il entre du consentir.» «Si le présent a l'être d'une limite, il est à la limite de l'être.» «Nous sommes dans la lumière de la raison sans savoir la raison de cette lumière.» etc. etc.

Opéra, ou du moins théâtre, dans la lignée des mystères médiévaux où se rejoue sans fin la lutte entre Lumière et Ténèbres. Théâtre aussi par la présence massive du corps de l'Acteur unique, lequel mimait si bien, entre autres, le Fanatique cherchant à «se cogner au Vrai». Se déroulait ainsi de l'automne au printemps une longue saga philosophique bourrée de rebondissements, de cavalcades en cinémascope (la Philosophie enfourchant «ses grands chevaux de bataille métaphysiques») et d'instants de calme ineffable (le Destin, «sa pureté, sa beauté, son clair regard porté sur toutes choses»).

Dans le rôle du méchant de western, comme de juste, il y avait les Sophistes, ces «monstres grouillants dans la nuit de la Raison», dont le «méli-mélo sophistique» avait «tout mis sens dessus dessous dans la maison de l'Être», et qu'il écrasait de son mépris flamboyant. Mais sa plus belle créature, c'était Dieu en personne : le Dieu cartésien «qui n'a pas de dimanches», laborieux, têtu comme lui-même, ou un Dieu plus vague, «faisant des signes dans la Nature», «debout sur la berge du fleuve Temps» — Dieu à qui je ne pouvais que donner le visage même de Grondan.

Non qu'il manquât d'humour. Cet homme était capable d'énoncer que «le doute n'est pas une case où l'on serait en pénitence dans le jeu de l'oie philosophique», que «pour Hegel, l'Histoire n'a pas de parties honteuses», et puis «que sommes-nous, sinon un spermatozoïde qui a gagné au sprint ?». Sa pente glissait parfois vers la grandiloquence, il est vrai, surtout dans ses péroraisons : «Et la lumière qui jaillit parfois de ce combat et qui n'est point la clarté morne de l'acquiescement fatigué, ne peut-on pas la comparer à l'étincelle du choc de deux épées, dans lequel la Philosophie s'est mise à briller ?» J'attrapais des crampes à noter fiévreusement ses perles. Mais dans ses meilleurs moments — comme sa description de la Monade de Leibniz, grande méduse ondoyant lentement, ses attributs flottant autour d'elle — il approchait des cimes de la poésie. Bref, Grondan, sous nos yeux, élevait la philosophie à la dignité d'un Art, d'une Rhétorique.

Je ne sais s'il apprécierait — il n'est plus là pour le lire — cet hommage un tantinet ambigu. Car enfin, passé les premières semaines, on s'inquiétait tout de même un peu de voir la pensée se réduire, pour une bonne part, à un jeu verbal ; on trouvait que derrière le cliquetis des mots la machine tournait parfois un peu à vide. En agitant le langage, saurions-nous fabriquer de la pensée, tout comme lui ? Les apprentis sorciers s'enhardissaient à parodier le Maître, forgeant des formules plus ronflantes encore que les siennes. «Toute abstraction est une obstruction.» «Toute solution est une dissolution.» «L'être de l'homme, c'est l'homme de lettres.» «Être homme, c'est omettre.» «Le Khâgneux est l'être-las de la conscience.» «Ce n'est pas la philosophie qui tient la philosophie, mais bien plutôt la philosophie qui tient la philosophie.»

(Je me demande, en les relisant, si une ou deux de celles-là n'étaient pas aussi de lui...)

Grondan était-il un grand homme ou un médiocre ressasseur ? On l'aura compris, la question n'a pas de sens. Il n'était ni bon ni mauvais — il était. Par delà le bien et le mal. Et je ne peux penser à lui, quant à moi, sans un nauséeux mélange de dérision et de respect apeuré.

Les heures étaient plus simples, plus douces avec ce cher M. Hibbins, qui nous initiait aux auteurs anglais. Un homme exquis, d'une rare courtoisie, on ne peut plus vieille France et en même temps vieille Angleterre ; le visage rubicond, hilare certains matins — ceux, disaient les mauvaises langues, où il avait déjà forcé sur le cognac. D'où son surnom : Hibs. Lui aussi ultra-classique, ignorant les écrivains d'aujourd'hui, snobant Lukacs et Jakobson, mais à lui nous pardonnions tout, car loin des grandes théories, en toute humilité, subtilité, sensualité, Hibbins était un fameux goûteur de textes. Sa jubilation à relever une allusion, à souligner une sonorité, un rythme, était hautement contagieuse. Il lisait à voix lente, comme les acteurs british de la grande époque, en savourant la moindre consonne. On devinait qu'un poème, une page de prose étaient pour lui nourriture et boisson, alcool en même temps qu'eau fraîche, et que son ivresse matinale venait avant tout des mots et de les partager avec nous. Il nous plongea d'entrée dans Chaucer, le portrait de la religieuse, où il fit jaillir de chaque vers des sous-entendus ironiques et coquins comme des lapins d'un chapeau ; retombant sur ce texte il y a peu, je n'ai même pas su tout retrouver. Il nous guida plus tard dans l'érotisme léger de «To his coy mistress» de Marvell, avec de petits gloussements émoustillés ; Wordsworth, Keats ou Browning après lui n'ont jamais plus été autant gorgés de beauté.

Des années plus tard j'ai retrouvé sa trace, parlé un peu avec lui au téléphone ; il était à la retraite ; je voulais le revoir, il a refusé.

Nos profs n'étaient pas seuls pour nous mener au Concours : à partir de la khâgne, nous préparions l'oral en passant une colle par matière et par trimestre, dont certaines confiées à des profs extérieurs. La colle était un moment redoutable, surtout quand on devait affronter le prof en personne, seul à seul, proche à le toucher. Grondan en gros plan, par exemple : un cauchemar. La veille d'une colle avec lui, je rêvai qu'il me donnait comme sujet... Le rectangle. Après un temps d'angoisse absolue où je passai au scanner toute la philosophie sans trouver l'ombre d'un rectangle ou ne serait-ce que d'un carré, je restai muet face aux sourcils froncés du sphinx, qui finit par grommeler, C'est pourtant simple... Et il partit dans une longue tirade embrouillée qu'interrompit la sonnerie du réveil.

Une autre fois, ce n'était pas un rêve, je passai ma colle d'anglais dans un local grand comme une cabine de bain avec un très vieux prof à la retraite, mais pétant le feu, doté d'une voix de stentor, moins forte pourtant que l'odeur de ses pieds. Je dus me coltiner, dans ce lieu riquiqui, la chute infinie de Satan dans le Paradise lost de Milton ; mais les gloses du vieillard ensuite furent si grandioses, déployées, euphoriques — il était au septième ciel, le bougre, de retrouver un instant son métier, son paradis perdu à lui — que je repartis l'âme toute embaumée.

Ce grand souvenir lui-même, cependant, pâlit devant celui des colles avec le Proviseur. Car M. Schiltz, commandant du navire, ci-devant professeur de Lettres et rongé lui aussi sans doute par la nostalgie, faisait passer lui-même en français les moussaillons de Custos. On ne le voyait jamais qu'en ces occasions, dans son grand bureau tranquille ; petit homme replet, cérémonieux, le cou serré par un nœud paps, il nous gratifiait d'un Bonjour, monsieur et d'une poignée de main qui ne faisaient qu'intimider davantage. Puis on allait préparer le texte à côté de son bureau, dans un obscur cagibi vitré d'où on le voyait en tremblant, vingt minutes plus tard, lever les yeux et nous faire signe. Il avait choisi pour moi, sans me connaître — comme s'il avait malgré tout deviné le plus beau cadeau qu'il puisse me faire —, Racine la première fois, Verlaine la seconde, musiciens raffinés entre tous. Le Proviseur avait-il donc, lui aussi, l'oreille gourmande ?

Après les bredouillis du novice il commentait, veillant surtout à ne pas blesser ; n'empêche, on comprenait vite qu'on n'avait rien compris. «Oui, vous l'aimez, perfide !...» Racine et la passion amoureuse, férocité de la jalousie, le mot «oui» chez Racine, le mot «perfide», le feulement du [f], les [i] stridents, «Tout m'afflige et me nuit et conspire à me nuire...» Il lisait, l'avant-bras levé, avec une emphase, une passion retenues. Chez Verlaine au contraire, les [i] ténus, fragiles, étincelles dans la noirceur des [a]... «L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable... Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé / Bois-là, puis dors après...» Cette berceuse épuisée que je découvrais ce jour-là, la lecture à mi-voix de M. Schiltz lui donna une douceur déchirante que rien n'a pu altérer depuis. De Racine, de Verlaine et des autres il connaissait tous les recoins, il me faisait faire le tour du domaine en grand seigneur généreux, me charmant par sa science et son urbanité, et je repartais accablé autant qu'ébloui, songeant que ces fabuleux jardins appartenaient à lui et quelques autres du même âge et que moi, jeune manant, je n'y entrerais jamais qu'en invité.

J'ai l'impression qu'en ces instants le grand maître du lycée Louis-le-Grand lui-même se trouvait à des lieues du Concours — à autant de lieues peut-être que moi. Mais sitôt redescendus des cimes la réalité nous retombait dessus. Au bout de chaque trimestre, un concours blanc. Pendant une semaine, chaque matin, nous planchions trois ou quatre heures dans les conditions mêmes de l'écrit de la rue d'Ulm. Pourtant cette semaine tuante était pour moi bénie entre toutes. J'avais décidé de ne jamais travailler ces jours-là : pour être frais le lendemain, repos total. Après le déjeuner, je me précipitais au cinoche comme le marin à terre court au bordel. Un film par jour, à la séance de 14 heures ou 16 heures, dans les petites salles du Quartier Latin toutes proches qui pullulaient alors, merveilleusement désertes l'après-midi. Là, j'oubliais la cruelle abstinence. Une semaine de ce régime et je redevenais presque humain. Les vacances elles-mêmes étaient moins douces.


La première khâgne passa ainsi, à peu près supportable somme toute : ce n'était pas l'enfer, tout juste un purgatoire austère avec au bout l'éventuel paradis ; des limbes où nous poursuivions une demi-vie ralentie en attendant la vraie, promise pour après. J'y pratiquais patiemment de précieux exercices de survie. Confronté sans cesse à plus fort que moi, à trop dur pour moi, j'apprenais à connaître mes limites, à m'y heurter sans trop me blesser ; à me reconnaître inférieur, idiot, nul, et continuer trotte menu, sans découragement ni déprime excessifs. J'ai fini par trouver peu à peu, dans la conscience de mes tares, un apaisement profond.

J'apprenais tout de même aussi à limiter les dégâts, à masquer mes faiblesses en mobilisant mes points forts. Je suis, je l'avoue, plutôt fier d'avoir fait quasiment illusion en philo, trois ans de suite, en dépit de moyens limités. J'avais compris qu'un littéraire pur, peu doué pour la jonglerie des concepts, pouvait s'en tirer tant bien que mal en faisant jouer les mots. On fait un pastiche, simplement. On habille quelques idées passe-partout du vêtement de mots et d'images que le prof du moment affectionne. Cela ne marche pas à tous les coups, sans doute, mais j'arrachai ainsi la moyenne chez Nadir en lui servant toute chaude une «analyse phénoménologique» (une description un peu précise) de désir incestueux — je m'inventai une sœur pour la bonne cause. La même recette appliquée l'année suivante chez Grondan me valut la claque de ma vie, 4/20, mais je rectifiai le tir dare-dare et mon devoir suivant, fourmillant de formules calembouresques, toucha la cible. Plus tard je terminai mon parcours philosophique chez Coco par un devoir ultra-court, à la pensée translucide, mais calligraphié, orthographié, ponctué avec un soin maniaque, lequel récolta un 13 carrément comique. De quoi consoler, même si je n'étais pas dupe, de certaines gamelles retentissantes ailleurs.


La seconde khâgne, elle, ne fut qu'un long calvaire. L'overdose. En deux ans j'avais tout donné. Je n'en pouvais plus. J'ai vécu cette année-là dans un état de rage perpétuelle. Dès septembre je comptais les semaines, les jours, les heures. Les interminables révisions d'histoire, surtout, me gonflaient d'une impatience frénétique ; je ne pouvais plus, parfois, ingurgiter la moindre ligne, de peur de gerber tout le reste. Je prenais un sargénor le matin pour accélérer, dont le goût à force m'écœurait ; la petite pilule du soir m'aidait à ralentir et dormir. J'eus un ou deux gros coups de pompe, de ces moments où la fatigue pince les vertèbres, vire à la nausée, et l'on s'en croit imbibé à jamais.

Pour couronner d'épines notre golgotha, les nouveaux profs nous déçurent davantage encore que ceux d'avant. Chaque année le niveau déclinait. Là on touchait le fond. Troisième année, troisième cercle, infernal.

Mon exaspération personnelle, en cette année 67-68, fut accompagnée, aggravée par celle de toute ma génération, qui allait exploser début mai. On se dit après coup que c'était écrit, que ça ne pouvait pas durer, que l'écart devenait trop grand entre ce que nous, les jeunes, étions ou voulions être, et le monde ancien figé dont nos maîtres apparaissaient comme les figures de proue, plus ou moins conscientes et consentantes. Nous étions violemment à l'étroit. Le pied avait grandi plus vite que la chaussure.

La contestation fut d'abord politique. Nos camarades éclairés nous le démontraient, nous vivions en France dans une quasi dictature soumise à l'horreur capitaliste, où la richesse d'une poignée de nababs plongeait les masses dans la misère. Nos révolutionnaires, dans un élan unanime, venaient de quitter la Jeunesse Communiste, jugée trop tiède, pour fonder leur groupe à eux, pétitionnant contre l'offensive américaine au Vietnam, distribuant gratis le petit livre rouge de Mao, soutenant par des collectes la grève des ouvriers qui construisaient la fac de Jussieu, s'affrontant à d'autres groupuscules de gauche — ou de préférence, tout de même, à ceux du bord opposé. Ces derniers, plusieurs fois, étaient venus le matin à l'entrée du lycée défendre l'Occident chrétien, faisant une haie de crachats au-dessus de l'élève Jean-Thomas Nordmann qu'ils traitaient de sale juif. Parmi eux, deux futurs ministres. Les forces de gauche avaient dû jouer des poings pour dégager le trottoir. Je n'en ai rien su ; au même instant, j'arpentais une arrière-cour du lycée en rabâchant des listes de mots latins avec Jacques, ratant une occasion unique de casser la gueule à MM. Madelon et Linguet.

Ce que je ne ratai pas, en revanche, quelques semaines plus tôt, ce fut la manif d'étudiants remontant la rue Saint-Jacques entre Sorbonne et Louis-le-Grand, la première que j'aie vu de ma vie, depuis la fenêtre d'une salle : les banderoles partout, les grandes lettres rouges, la foule serrée dessous, poings levés, slogans hurlés, scandés : «Les é-tu-diants au ser-vice des tra-vail-leurs!» «Untel, salaud, le peuple aura ta peau !» Les murs de notre refuge en tremblaient. Comment se concentrer sur sa version latine ? Nous sommes restés à les regarder, ça n'en finissait pas. Puis Jacques a refermé la fenêtre en soupirant : Cette fois c'est sûr, ça va péter.

À cette contestation globale s'ajoutait, dans nos khâgnes, un malaise plus spécifique. Tout d'abord, un mot nous gênait : Humanisme. Nos profs s'en gargarisaient, et ne comprenaient rien à l'écœurement qu'il suscitait en nous. Non, nous n'étions pas des barbares ennemis de la personne humaine et de ses plus nobles valeurs ; nous enragions simplement de voir ce beau mot, un peu vague tout de même, confisqué par une caste de nantis de l'intellect, rétréci aux dimensions d'un jardin clos privatif, réduit à des vertus étriquées, à une Antiquité gréco-romaine en grande partie fardée, trafiquée, menteuse.

Un autre mensonge indignait certains, qui tenait au fonctionnement même de l'usine à Concours. Tu comprends, m'avait dit Yan un soir en hypokhâgne, ils prétendent nous inculquer le Vrai, le Bien, le Beau, fabriquer de gentils disciples de Platon, de bons petits humanistes. On nage dans l'idéalisme, un vrai sirop. Et les Sophistes, qui ne croient en rien qu'à leur habileté, passent pour des cyniques et des salopards. Mais qu'est-ce qu'on t'apprend ici ? À penser par toi-même ? Tu parles ! Tu dois penser ce qu'on te dit de penser, ce qu'il faut penser pour plaire aux profs, aux correcteurs de l'Ecole. Tu dois être capable de défendre ou démolir n'importe quelle œuvre, n'importe quelle idée ou son contraire. Ces gars-là, c'est un tas d'hypocrites, une bande d'imposteurs. Leur but ? Faire de nous de parfaits sophistes ! des faux-monnayeurs ! des putes de la pensée !

Il y allait fort, le camarade. Et pourtant... Une fois Yan parti, l'année suivante, je repensai souvent à sa tirade en copiant rageusement, par exemple, celles de Grondan. Tout de même, il y croyait sûrement, Grondan, au Vrai, au Bien, au Beau, à sa Mission — dur comme fer ; si tout barrait en couille, si le grand dessein se trouvait perverti, ce ne pouvait être qu'à son insu. Et je scrutai jusqu'au bout le Maître comme une énigme sans fond. J'aimerais aujourd'hui le revoir, l'écouter hors de scène, sans masque ni cothurnes, l'interroger d'homme à homme — trop tard.

Cette année-là, lisant Tristes tropiques de Lévi-Strauss, je tombai sur un passage où l'auteur évoque ses études, et sa révolte devant la philo telle qu'on la lui fourguait à la Sorbonne dans les années 30. Je restai sidéré : on eût dit un portrait des cours de Grondan.

«Là, j'ai commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut être liquidé par l'application d'une méthode, toujours identique...» (Suit une description du raisonnement dialectique, par thèse-antithèse-synthèse, si hégémonique dans nos écoles françaises qu'il est devenu une seconde nature, un réflexe conditionné.) «Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion, les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière à ces coups de théâtre spéculatifs à l'ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.»

Je lus le passage à Jacques, à Roland, aux copains du petit cercle. On se marra bien fort. Nos rires cachaient un soulagement profond : ainsi donc nous n'étions pas seuls ! D'autres avaient souffert avant nous dans les mêmes geôles intellectuelles, et s'en étaient évadés. Ils nous montraient même comment creuser le tunnel. Tristes tropiques, livre essentiel, fut pour moi, en plein désert, la gourde qui rafraîchit et la boussole qui donne le nord.


La contestation de la khâgne par les khâgneux prit chez nous des formes diverses. Il y eut d'abord le départ en fanfare de Jean-Luc Marion. Il avait fait son hypokhâgne à Condorcet ; après quinze jours chez nous, fort bien noté pourtant, il annonça qu'il retournait à Condor faire «une khâgne humaniste» — il voulait dire à visage humain. Sous une bannière moins prestigieuse il intégra tout de même, à l'aise, en surdoué qu'il était.

Pendant notre première khâgne, la révolte encore larvée s'épanouit en canulars qui ne faisaient, somme toute, que regonfler de vieilles traditions. Nous plaçâmes sous l'estrade, juste avant le cours de Custos, un réveil-matin de compétition qui sonna tous les quarts d'heure. Moins violent, mais plus subversif, notre petit génie de la philo, un certain Vialon, bourrait ses devoirs de fausses citations de Kant que Grondan gobait toutes crues, allant parfois jusqu'à nous les lire ; pour finir le faussaire eut la cruauté de révéler au maître la combine ! Mais Grondan n'avait pas fini de souffrir...

L'un de nous ayant acheté une poule, nous installâmes celle-ci dans l'un des casiers de notre salle. Elle y passa quelques jours heureux et gavés. Nous attendions qu'elle se manifeste pendant un cours, mais elle s'obstinait à écouter les profs dans un silence respectueux. Alors nous résolûmes d'aider un peu le Destin.

Un matin, juste avant l'heure de philo, Chouby dépose un carton sur la haute armoire placée à côté du prof, avec la poule dedans. Grondan s'assied à son bureau, commence à déclamer, le nez dans ses fiches. Là-haut, rien. Long moment d'inquiétude. Bonne qu'à roupiller, la poufiasse. Grondan doit l'endormir, elle aussi. Si c'est comme ça, on va la bouffer vite fait. Soudain une crête apparaît, le bec, l'œil ahuri ; la poule tourne la tête, où suis-je, que se passe-t-il ? Un frisson dans la salle, une houle, mi-fou rire, mi-horreur. L'impensable sacrilège s'annonce. Grondan toujours dans son nuage. Au moment où il lève de ses notes vers nous un œil étonné — un peu comme la poule —, celle-ci avance une patte, le carton bascule et elle part en battant des ailes, traversant la salle en diagonale avec des caquètements terrifiés. Les rigolos rigolent, montent sur les chaises ; les plus sérieux, cramoisis, pincent les lèvres. On replace dans son casier la poule qui se rendort, et dans le calme revenu Grondan déclare, solennel : «...Ces incidents sont navrants». Pas brillant, certes, mais il n'avait rien de prêt pour l'occasion dans ses pense-bêtes.

La poule fut prêtée aux hypokhâgnes, mais les profs s'étant donné le mot chacun para l'attaque d'une allusion bien tournée, qui au coq d'Esculape, qui à la poule au pot d'Henri IV. Quant à Grondan, il en fut quitte, je pense, pour rédiger une fiche anti-poule, érudite et spirituelle, dans l'attente d'une nouvelle offensive — laquelle se produisit quand ces volatiles eurent des dents.

Lors de la deuxième khâgne, la colère montant d'un ton dédaigna ces exutoires bon enfant. Flanquer la merde dans nos salles, alors que tout commençait à se jouer dans la rue ? Changer la khâgne, alors qu'on s'en allait changer le monde ? Les militants se démenaient donc dehors, accordant à nos profs une paix méprisante, et nos cours, champs de bataille désertés, gagnèrent encore en emmerdance. D'autant que Chouby n'était plus là pour ranimer la vieille flamme essoufflée du déconnage.

Heureusement nous eûmes Clebs.

Paul Bourot, dit Clebs, notre prof de français et version latine, était un petit homme sec prêt à mordre. Dès les premières secondes il nous foudroya de ses yeux noirs en bouton de bottine et de sa voix d'adjudant. Il représentait, dans le monde nouveau en gestation, l'ultime bastion d'un ordre ancien. Le lycée-caserne d'avant 14-18 ne survivait plus, raidi par l'agonie, que dans ses classes. Et la violence de ses aboiements ne pouvait qu'être exacerbée par les menaces de moins en moins diffuses dont le monde extérieur l'assiégeait.

Il vivait dans un autre monde, le pauvre. Nous en eûmes l'illustration un jour, quand il tomba dans un texte sur une allusion à l'homosexualité masculine — fort courante, il me semble, chez les Grecs antiques, pour la grande gêne de certains Humanistes. Il se lança, aussi à l'aise qu'une bonne sœur expliquant la fellation aux filles du cours préparatoire, dans un laïus alambiqué sur le thème : Comment évoquer «ce problème» au Concours ? Conseil final : éviter les termes trop brutaux ; parler d'«amitié entre guerriers» ! Au moment où sous nos remparts, le discours sur la sexualité enfin libéré déferlait...

Sa doctrine littéraire, elle non plus, ne brillait guère par la fraîcheur. Témoin la seule œuvre de lui que je connaisse, un classique Vaubourdolle sur Hugo (Les contemplations, je crois), d'une totale vacuité. Quant à ses cours, sous la violence des vagues de sa voix, c'était un océan d'ennui d'une infinie platitude. Surnage seulement dans ma mémoire ce sous-titre qu'il nous dicta en détachant les syllabes, concernant je ne sais plus quel auteur : «Une œuvre qui a du style», lequel est resté pour moi le fascinant sommet de la nullité. Dans mon herbier de citations professorales, je ne retrouve de lui que ceci : «Je vous l'ai déjà dit, la Littérature c'est d'abord la Littérature». «Les grandes œuvres, c'est les grandes œuvres». «La Littérature, ce sont des mots». Et cette image obsessionnelle, que déclenchait toute réflexion un peu neuve : «C'est là une des tartes à la crème de la nouvelle critique !» Comment avait-il fait pour se hisser jusqu'à sa chaire, ce nabot de la pensée ?

(Ma parole, je m'énerve ! Les vieilles cendres brûlent encore !)

Tout cela nous indignait, mais nul ne mouftait. La terreur nous réduisait au silence. Bientôt, pourtant, le vase de ma colère déborda. L'animal nous avait distribué un texte de version latine en remplaçant les noms propres par des ***, afin de nous empêcher de retrouver grâce à eux les références du texte dans le dictionnaire. Il s'imaginait donc, ce pion, qu'un khâgneux pouvait chercher à pomper sa version, comme un cancre du secondaire ! Alors que nous étions tous là, forçats volontaires, pour bosser ! Tant de sottise et de mépris m'écœura. En remettant ma copie, à la place de mon nom, j'inscrivis V***. Le jour du corrigé, Clebs m'apostrophe : Monsieur de Volkovitch ! (Il arrosait d'ironie ma particule, comme si j'usurpais un titre immérité — ou comme s'il n'y avait là qu'une vaniteuse breloque, cible de ses sarcasmes égalitaires.) Vous viendrez me voir tout à l'heure !

À la fin du cours, je m'approche.

— Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? fulmine-t-il en montrant mes étoiles.

— Une plaisanterie de gamin, réponds-je.

Un silence. Le plus dur reste à dire. Courage, Michel. Voit-il mes jambes trembler, mes genoux qui claquent des dents ?

— C'est une plaisanterie de gamin, parce que vous... vous nous prenez pour des gamins !

Ouf. Ma voix a déraillé un peu, mais c'est dit. Oublié sa réponse, mais pas sa fureur. On a osé ! Dès lors, entre nous deux, c'est la guerre. Une guéguerre dérisoire, alors que le monde s'apprête à basculer, mais chacun fait la révolution qu'il peut. Je contribue moi aussi. Clebs avouera plus tard, aux approches de mai, qu'il se sent assis sur une cocotte minute en folie ; j'aurai été modestement l'un des jets de vapeur.

Il déclare un jour à la classe que lui et moi sommes «comme chien et chat». Le pchutage somptueux qu'il suscite le rend perplexe : cette âme candide ignore son affreux surnom. Un autre jour il nous dira : «Oh, je le sais bien, mes élèves entre eux ne m'appellent pas M. Bourot, mais... (silence incrédule — il va le dire, l'horrible nom...) ...mais le père Bourot !»

En cours, dès que je peux, je pose une banderille. Représailles : il me fait passer en colle sur «Le corbeau et le renard». Tenir vingt minutes sur ces quelques vers, c'est du sport. Je ne m'en tire pas trop bien. Mais il a prévu plus rude encore. Au cours de l'année, tous les élèves passent en commentaire de texte, par groupes de deux, devant la classe. Le prof choisit au dernier moment celui qui parlera le premier, l'autre étant chargé — rôle plus ingrat — d'apporter compléments et critiques. Clebs me met en duo avec Roland, dont il a reconnu le talent : je serai pâle en comparaison. Il nous fait plancher sur Corneille, l'avant-dernière scène de Suréna. Ah, la vache : quelques vers à peine, il ne s'y passe rien, qu'allons-nous raconter ? Roland et moi savons que je passerai en second. Nous trichons en préparant tout ensemble. Le jour dit, en lever de rideau, topo sur L'illusion comique de Corneille par BHL : travail khâgnesque, classique, rien qui dépasse, le magister est aux anges. Puis Roland, chargé de commencer comme prévu, expose notre Suréna commun, classique aussi. Enfin, c'est mon tour.

Le commentaire de texte, exercice nécessaire, ne présente pas que des aspects positifs : il a ses vieilles ficelles, ses excès — le délire interprétatif notamment, qui tire d'un détail infime des constructions vertigineuses. Le khâgneux lambda devient, avec le temps, d'une écrasante subtilité... Roland et moi avons rassemblé tous ces ridicules en un bouquet empoisonné. Ce concentré de poncifs, ce pastiche qui tue, je le débite d'un air naïf, avec de temps à autre, en direction du maître, un regard d'épagneul docile. J'ai appris face à Clebs la tactique des opprimés, qui me sera si utile plus tard à l'armée : faire assez le con pour rendre l'adjudant furieux, mais pas assez pour lui donner un motif concret de me punir ; exécuter précisément les consignes, si exactement, si excessivement que tout bascule dans le grotesque. Je relève les allitérations en [p], (je postillonne), en [q] (je crache) ; arguant du fait que le nom du héros est absent de cette scène, je développe une théorie sur le nom et le non-dit chez le dernier Corneille. Autour de moi on pouffe, et je bois ces ricanements comme un nectar. Clebs est blême. À la fin il déclare : «Je ne sais pas lire dans les âmes ; je ne sais si le camarade commentateur est sérieux ou s'il se paie notre tête...» Cette fois il s'est vengé en m'amputant de mon nom ! Plus une seule fois il ne le prononcera. Subtile façon de m'exclure... Nos bisbilles lui auront donné du talent.

Mai approchant, il consacra le dernier cours aux Chaises d'Ionesco. Souhaitait-il amadouer les jeunes Barbares, relâcher l'infernale pression, par ce trempage d'orteils dans la modernité ? Quand il entre, vision d'horreur : dans la salle, plus une table, mais des chaises, des chaises, des chaises, toutes vides, et le bloc des mutins assis par terre au fond. Un instant nous le vîmes déchiré en deux : le tyran d'autrefois, prêt à faire tonner la foudre ; le vétéran dépassé, vaincu, minuscule face au raz de marée approchant. Il eut un petit rire jaune. Et pour la première fois j'eus pitié de lui.

Après 68, après le Concours, retiré des combats, l'idée que j'avais un ennemi me pesa davantage encore. Je profitai de mon mariage, trois ans plus tard, et du moment de bienveillance en rapport, pour envoyer un faire-part à Bourot. Il répondit, perplexe, craignant un coup tordu de plus mais décidant pour finir de n'y pas voir malice. Il avait raison de toute façon : mon message attendait qu'il lui donne un sens. Plus tard encore, longtemps après sa mort, quand je me suis mis à traduire, puis écrire, cette voix qui grince à mon oreille, qui me critique sans cesse au nom de la correction et du bon goût français, c'est lui en grande partie, lui toujours. Quand je travaillais au Verbier son fantôme est venu semer sa merde. Il râlait. J'en rajoutais dans la provoc. On a discuté dur. Tantôt je voulais le convaincre, tantôt le faire enrager. Ce n'est pas simple d'avoir un ennemi. Il a mis son grain de sel, par exemple, dans le chapitre du rythme ; sa remarque m'est revenue, le fameux jour du Corbeau de La Fontaine : «Apprenez que tout flatteur...» J'entends toujours sa voix aigre soulevant la dernière syllabe, «flatteuuur...» C'est, disait-il, le seul vers impair du poème, qui arrive là pour 1) marquer un tournant, 2) annoncer une vérité désagréable, discordante, et 3) nous laisser en suspens dans l'attente de la fin de la sentence, «...vit aux dépens de celui qui l'écoute», décasyllabe classique et carré, 4+(3+3), où l'on retombe sur ses pieds. Bien vu ! À placer illico dans le Verbier ! Pas si nul au fond, le bonhomme. Mon obsession du pair et de l'impair me viendrait-elle de lui ?


Mais je vais trop vite. Reste à passer le Concours 68, repoussé à l'automne pour cause de fièvres printanières. Je l'aurai passé deux fois, le Concours, en 67 et 68, écrit plus oral, et chose étrange, la première tentative s'est totalement effacée. Je ne me souviens que de la veillée d'armes de mai 67, un moment immonde, Jacques et moi errant le dimanche soir dans les rues désertes, tripes nouées, angoisse gluante, entrant dans St-Jacques du Haut-Pas sinistre, et d'ailleurs je ne savais déjà plus prier. Le lendemain matin, marche au supplice, première descente dans la salle d'examen, à l'Ecole même, au sous-sol, salle immense, verrière, et puis clac, plus rien. Comme une opération quand on vous anesthésie.

En 68 aussi, l'écrit a curieusement disparu. Une seule image, en cherchant bien : j'écris la conclusion de ma dissertation française, j'ai une idée de fin à laquelle je tiens, dont je crains qu'elle ne déplaise au jury, je la mets ? je la mets pas ? Dans la furie de l'emballage final, je me jette à l'eau, griffonne mon idée dans les trois lignes qui restent - et sitôt sorti, dégrisé, m'en mords les doigts. Connard ! connard !

L'oral, je me le rappelle mieux. L'ultime ligne droite. Quoi qu'il arrive, je ne reviendrai pas en bica. Je sais que j'ai des chances de passer, et autant de me planter. À chaque épreuve, j'oscille sur le fil.

Histoire moderne, histoire ancienne : pas de souvenir. Les centaines de pages grattées en trois ans, les milliers de pages lues, oubliées elles aussi, d'un coup et pour toujours, dès la sortie de la salle.

En russe, la torture. Je ne suis pas de taille, il me manque deux mots sur trois, mais le bon Claude Frioux me tend, je ne sais pourquoi, ses perches les plus énormes. C'est Eisenstein qui me sauve, j'ai vu Octobre à la Cinémathèque et peux ainsi répondre à deux ou trois questions d'histoire. Je m'en tire avec un 10 dont la générosité frise le scandale.

En philo, l'un des jurés s'appelle Michel Serres. Bronzé, relax, raquette sous le bras, il soigne déjà son image. Après une longue bataille de fond de court, j'arrache besogneusement la moyenne, sans gloire en apparence — mais quelle victoire pour moi !

En français, Nerval, régal, aubaine, mais j'ai face à moi Viallaneix et un autre non moins raide. Un oral, c'est une partie de flipper : on guette en parlant les visages d'en face, chaque fois qu'on a touché juste une petite lampe s'allume. Ces deux-là, néant. Eteints. Débranchés. Dans leurs commentaires à la fin, ils chipotent. Je les ennuie. Nous ne parlons pas de la même chose. Nous n'habitons pas la même planète.

Vient l'anglais, mon joker. Jean Fuzier me colle un passage long et compliqué de Moby Dick sur la blancheur de la baleine, et tandis que je lis peu à peu j'oublie le Concours. Je suis sidéré par une telle splendeur, une telle profondeur, vingt minutes ne suffiront pas, j'aligne mes idées à toute allure tandis que les suivantes arrivent, c'est le moment de grâce que chacun connaît une fois dans sa vie, où l'on décolle au-dessus de soi-même, où l'on s'écoute incrédule, C'est moi qui dis ça ? Mes harpons l'un après l'autre touchent la baleine Fuzier, le flipper Fuzier clignote comme un arbre de Noël, les points dégringolent et à la fin, chose inouïe, des félicitations ! J'aurai 17.

(Le lendemain à la fac, pour un petit certificat de licence, gonflé à bloc, je me lance dans un numéro du même genre. Les deux sorbonnards font la gueule, pas terrible tout ça, «and your English is not very goude»... Je manque me faire étendre.)

Dernier round, le thème latin. Attention, danger : un barbarisme et c'est le K.O. Je m'en tire tant bien que mal, serrant les fesses, jusqu'à la dernière question. Ce mot, là, doit-il se terminer par -o ou par -a ? Je reste planté. Aucune idée. La fatigue m'est tombée dessus d'un coup. Cervelle vide. Il faut tirer à pile ou face. ...O ? Mais non, voyons !!! s'écrie l'un des messieurs. Une réaction si franche, venant d'eux, c'est rare. Comme si je l'avais blessé, déçu brutalement, après l'avoir laissé croire en moi. Comme si toute une génération se dégonflait là sous ses yeux. Ils étaient pourtant si farauds naguère, si forts pour faire du bruit dans la rue...

Quelques jours plus tard, marchant vers la rue d'Ulm où l'on va proclamer les résultats, je sais d'avance que je n'irai pas au paradis. J'ai dans ma poche une lettre qu'en cas de succès je jetterai dans la boîte la plus proche, adressée au directeur de l'Ecole, où je lui présente ma démission. Je lui dis en deux mots que si je me suis donné ce mal de chien pendant tout ce temps, ce n'était pas pour être logé rue d'Ulm et faire graver «Normalien» sur ma carte de visite. C'était une simple affaire entre moi et moi. Je voulais apprendre, me mettre à l'épreuve. C'est fait. Salut.

Pas trouvé mieux pour dire merde à ces types, clamer que je ne suis pas des leurs. Ma petite contestation à moi, mini-révolution d'Octobre. Chacun selon ses moyens.

L'annonce de mon échec, sans me réjouir, me soulage malgré tout, dans un sens. Cette démission, n'était-ce pas un gros péché d'orgueil ? M'en voilà justement puni — de quoi me refaire croire en Dieu pour quelques jours. Ce geste inusité aurait eu un côté m'as-tu-vu, amateur de scandale, qui ne me plaît pas trop. Sans compter que je risquais de froisser mes camarades reçus, qui n'allaient pas, eux, cracher dans la soupe. Au fond, tout est bien ainsi. Je n'aurais pas été chez moi là-bas, dans cette capitale de l'esprit ; ma place est un peu de côté — banlieusard à jamais, jusqu'à l'os.

(Juste une question, mon gars : tu l'aurais envoyée, ta lettre ? Tu es sûr ?)

Le soir des résultats, vu Baisers volés de Truffaut, un vrai bonheur. Pendant quelques jours, il est vrai, au réveil, l'idée que j'avais échoué m'a pincé les boyaux. Mais la joie de la délivrance a bientôt tout balayé. Elle dure encore !

Je n'ai pas regretté un seul instant mes sacrifices. Trois ans de perdus, une vie gagnée. Après, tout m'a paru facile. J'ai passé l'agrégation sur ma lancée, sans m'en apercevoir. À vingt ans j'étais un ancien combattant, un jeune retraité, l'un de ces athlètes quittant la haute compétition pour de moelleuses pantoufles. Et mon séjour forcé dans de vraies casernes, un peu plus tard, a donné pour toujours aux sombres salles du vieux lycée de pimpantes couleurs d'Arcadie.

Ce que la khâgne ne m'a pas appris, et que j'ai dû acquérir tout seul en tâtonnant, c'est — cruel paradoxe — les bases du métier à quoi elle était censée nous former. Rien à voir, en effet, entre nos exercices de haute voltige et le quotidien d'un enseignant ; rien de pédagogique, ou si peu, dans les cours magistraux et le comportement de nos maîtres. Par contre, le traducteur que je suis devenu aussi, bien plus tard, est né là-bas sans le savoir. S'il est une voie royale vers la traduction littéraire, elle passe par l'hypokhâgne et la khâgne.

Mais ce que les classes prépa m'ont donné surtout, en grande partie malgré elles, c'est la vision des choses qui m'est restée depuis. Grondan n'avait que dédain pour les cours de philo en terminale, où le prof «saupoudre les esprits d'un peu de scepticisme» ; eh bien le scepticisme, lui et ses pairs m'ont carrément immergé dedans. À jamais. Toutes ces voix accumulées, enchevêtrées, discordantes, voix des auteurs lus, des profs, des camarades, irréductibles à toute synthèse ; ces impressions violemment contradictoires, les profs à la fois savants et ignorants, l'institution khâgnale admirable et odieuse, notre quête du Graal auguste et lamentable ; tout cela me l'a montré une fois pour toutes, on ne peut se fier à rien, donner un sens unique à rien, tout est double, grandiose et dérisoire, indissolublement. Et j'ai vécu depuis tant bien que mal, tiraillé, entre distance et ferveur.


Quand je repense à mes anciens compagnons, que j'essaie de les imaginer aujourd'hui, arrivant à l'âge qu'avaient nos profs à l'époque, je les vois d'abord, c'est stupide, célibataires et sans enfants — comme si chacun de nous, même défroqué, était resté cénobite ad vitam aeternam, la tonsure devenant pelade. J'ai gardé la trace de certains d'entre eux, soit que je les voie encore, soit par des relations communes, soit encore par la presse. Beaucoup d'entre eux, semble-t-il, ont des vies de famille normales. La plupart, on pouvait s'y attendre, sont devenus profs en lycée, en fac ou en classe prépa. Bon nombre ont viré de bord vers l'édition, le journalisme ou l'action culturelle. J'ai repéré aussi une belle brochette de traducteurs. Un scénariste. Deux archéologues. Trois poètes, autant de prosateurs. Un philosophe pour médias. Un maire de banlieue. Un banquier. L'un de nous a fait de la prison en Chine. Je tiens à souligner que nul d'entre nous n'a fait de grande carrière politique ; aucun n'est devenu chef d'Etat, n'a viré des sans-papiers d'une église en forçant la porte à coups de hache, n'a congratulé le tsar de Russie pour son massacre des Tchétchènes ; je peux encore leur serrer la main à tous. Mais c'est peut-être un hasard.

Certains ont suivi des voies bien droites, sans histoire ; la plupart des contestataires de mai ont continué de chatouiller le système quelque temps, ce qui l'a fait sourire, avant de s'y diluer doucement comme le glaçon dans le whisky ; quelques-uns uns pourtant, vraiment décidés à changer le monde, ou du moins la vie, ont quitté la grand-route pour des chemins râpeux. Avant de se casser les dents, eux aussi. Nous voilà tous redescendus des barricades, mais les barricades il n'y en a plus, et puis si nous étions encore là-haut, où diable iraient nos enfants ?

Une chose m'était impossible à imaginer : ce que deviendraient les Nantais. Jean-Pierre et Jean-Claude, longtemps disparus, ont émergé enfin. Ils enseignent en fac, ils écrivent, je les ai revus, je les aime et leurs livres aussi. Un autre que je connaissais moins, Boumard, devenu prof dans le secondaire, s'illustra dans les années 70 en enregistrant un conseil de classe en douce, dont il publia la transcription. Le livre eut un beau succès comique, même s'il ne fit pas rire toute l'Education Nationale unanime. Vive Nantes, vivent les Nantais.

Victor Cézard ? Je l'ai croisé voici dix ans, en Grèce où il était Conseiller culturel. L'ancien boute-feu débitait, glacial, un laïus officiel qui l'emmerdait. Les poètes grecs, il s'en foutait, il ne pensait qu'à son prochain poste, dans un pays plus digne de sa grandeur. Dégarni, empâté, le Bonaparte d'autrefois semblait un empereur de sous-préfecture, et la fameuse paupière, ce strabisme sartrien du pauvre, si seyante jadis, lui donnait désormais l'air faux-jeton.

Je revois de loin en loin Jacques, Roland, deux ou trois autres. Eux, je ne les vois pas vieillir. Il y a cinq ans, chez Jacques, je suis tombé sur un revenant : Yan, volatilisé trente ans plus tôt après l'hypokhâgne. Il était prof de philo en terminale à Paris, militant syndicaliste. Une femme l'accompagnait. Ils n'avaient pas d'enfants. Yan a dit quelques mots sur notre métier commun avec une passion contenue qui m'a frappé. Plus tard l'un des fils de Jacques, qui l'avait consulté sur un problème de philo, me l'a décrit improvisant tout un cours, s'échauffant, suant. Tous ces efforts pour un garçon qu'il connaissait à peine.

Je souhaitais reparler avec Yan, c'est trop tard : le jour de l'épreuve de philo du bac 2002, prenant connaissance des sujets, s'apercevant que pendant l'année il avait fait l'impasse sur les trois, il est rentré chez lui et s'est jeté par la fenêtre.

Pour l'incinération, au Père-Lachaise, il faisait un temps radieux. Beaucoup de monde, quelques-uns uns de ses élèves. Plusieurs personnes ont pris la parole. J'ai évoqué le garçon que j'avais connu, gentillesse, finesse, modestie, rigueur intellectuelle, exigence (vis-à-vis de lui-même surtout), sa tirade si juste sur le Vrai, le Bien, le Beau et les Sophistes, et j'ai ajouté que j'étais sûr d'une chose : le Vrai, le Bien, le Beau il y croyait toujours, il n'avait sûrement pas, lui, formé de petits Sophistes. Ce que j'ai oublié de dire, dans l'émotion, à ses élèves serrés dans un coin, c'est que j'étais jaloux d'eux, c'est que dans mon chagrin il y avait entre autres le regret de ne plus pouvoir un jour venir m'asseoir au milieu d'eux pour écouter Yan. Pour qu'il m'aide moi aussi à m'y retrouver un peu dans mes rapports avec cette putain de philo.

Ce que je n'ai pas osé dire, on m'aurait accusé d'emphase et d'outrance — et pourtant j'y crois, cela crève les yeux, cela me tournait autour depuis l'année de mon bac avant de m'apparaître enfin de façon éclatante, là, tandis que j'allais entre les tombes dire adieu à mon ami Yan — c'est que les profs de philo sont des dieux. Parfois indignes, parfois blessés, déchus, mortels, mais tous des dieux.

Même le petit Laprune.

Des dieux ? Je ne comprends pas bien moi-même ce que cela veut dire, je comprends seulement que j'en rajoute encore dans le flou, la contradiction, la confusion. Et c'est bien ainsi. Il faut que la philosophie m'échappe. Je ne saurais croire en elle si je ne peux douter d'elle au moins autant ; ou l'adorer sans pouvoir m'en moquer. Parfaite, intouchable, elle meurt.

De même, si j'ai de la tendresse pour les dieux Grecs, si je crois toujours en eux, c'est grâce à tout ce qu'ils ont conservé de faible, de trop humain.


Aujourd'hui encore je rêve souvent, à la fin de l'été surtout, que je réintègre l'internat pour une nouvelle année de bhâgne avec loin là-bas au bout l'ombre monstrueuse du Concours. Je me réveille en sueur. Pourtant j'y retourne, dans les hypokhâgnes et les khâgnes, une ou deux fois par an, Molière, Fénelon, Claude-Monet, Jules-Ferry, Louis-le-Grand... De mon plein gré ! Chaque fois qu'un prof compréhensif me prête ses élèves une heure ou deux, le temps d'un topo sur «Le travail du traducteur littéraire» ou «Traduire la poésie». (Je l'ai même déballée un jour, ma camelote, dans la grande salle de la rue d'Ulm où j'avais écouté Lacan une fois en 69.) J'ai rencontré ainsi des profs épatants, d'un dévouement surhumain, d'une ouverture d'esprit qui me rassure. Pour un peu je pourrais croire que nos dinosaures des années 60 sont une espèce éteinte, que la vieillerie qui me fit souffrir n'est plus qu'un thème pour histoires de papy. Ne rêvons pas trop tout de même...

Je n'ai jamais souhaité enseigner dans ces classes, trop de boulot, trop de pression, mais ces visites-éclair sont un pur bonheur. Tandis qu'une partie de moi se donne en spectacle, l'autre s'évade un instant dans ses souvenirs avant de vite revenir à eux, mes successeurs qui m'écoutent, filles et garçons mêlés car l'apartheid est mort, alléluia ! Le spectacle, ce n'est pas moi, c'est eux. Je les contemple en douce, je les trouve de plus en plus beaux — comme nous l'étions nous aussi, témoins mes trois vieilles photos. Tous beaux, même les boutonneux. Je scrute les visages, un peu pâlots parfois, la fatigue, mais pas trop malheureux semble-t-il (ou peut-être ils n'en pensent pas moins ?). Je guette, je compte les rires ou les sourires, comme autrefois les hochements de la tête du sphinx. Les jeunes regards pétillent. Divines étincelles. Bigre, ils sont sûrement très forts. Je m'échauffe, je sue, je me défonce pour qu'ils deviennent plus forts encore ! plus forts que nous ! — et du même coup si exigeants qu'en rédigeant leurs propres souvenirs, vers l'an 2040, ils nous assassineront à leur tour.


Été 2002


Et mai 68 alors ? Patience ! Vous retrouverez Jacques, Roland et Michel pris dans le tourbillon de l'Histoire en marche, dès le 1er janvier 2004 à 00 heures, dans la suite de Rencontres avec les dieux :

Malou en mai.