RENCONTRES AVEC LES DIEUX
En khâgne au Quartier Latin (1965-1968)
1ère partie
Quand j'ai annoncé à M. Baume, mon prof d'histoire de terminale, que j'étais admis en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, il a fait les yeux ronds. Je croyais le recrutement plus sévère, a-t-il soupiré, déçu. C'est vrai, je n'étais pas un aigle ; je me demande encore comment j'ai pu me glisser dans cet Olympe : en 1965, depuis des décennies, Louis-le-Grand était la meilleure adresse pour préparer la fameuse École normale supérieure, qui se trouve un peu plus haut, dans la rue d'Ulm, avec en point de mire le Panthéon.
Je ne rêvais pas d'aller si loin. Mon projet : tenir pendant un an, jusqu'au au bout de l'hypokhâgne, puis rejoindre la fac, laissant les cadors crapahuter un an ou deux de plus en khâgne jusqu'au Concours.
Pour accepter de souffrir ainsi sans espoir d'entrer à l'Ecole — d'intégrer, comme on disait —, il faut de solides raisons. J'en avais quelques-unes.
D'abord, le goût d'apprendre. On allait me faire lire des charretées de grands livres, des profs admirables m'ouvriraient les yeux sur le Vrai, le Bien et le Beau. Mes camarades seraient des demi-dieux, devisant en grec et latin le jour, écrivant la nuit leur premier roman. Je noterais leurs paroles en douce dans des petits carnets. Ce mot d'hypokhâgne à lui seul, cette rime si riche à cocagne, promettait l'abondance et la fête, jointes à l'effort de l'ascension ; et si son orthographe bizarre ne mentait pas, le sérieux des études se nuancerait d'une touche de fantaisie.
J'étais attiré aussi, je l'avoue, par la compétition. Nous serions classés tous les trimestres aux concours blancs, et la moitié d'entre nous seulement passeraient en khâgne. Les classements, j'aimais bien : ils me rappelaient le sport. C'était pour moi un petit stimulant d'appoint. Evidemment il ne fallait pas le dire à l'époque, et encore moins trois ans plus tard en 68, quand toute idée de classement parut carrément obscène à la moitié d'entre nous... Tout cela est bien loin. Ma pratique de la compétition n'avait pourtant rien de pervers : le but n'était pas de s'entretuer pour les premières places, mais — comme je le fis en course à pied plus tard — de courir après les autres pour courir soi-même plus vite : si l'on est dépassé par tous, on se sera du moins surpassé.
Je voulais aussi, de façon plus obscure, me défoncer. Le travail serait mon alcool. J'allais me payer une immense muflée qui me laisserait tout hébété, planant, neuf mois plus tard. Pour un garçon un peu mal dans sa peau, mais trop sage pour tâter de la drogue, les classes prépa offraient un substitut moins dangereux.
Elles me permettaient du même coup de prendre mes distances avec le nid familial. Car j'allais être interne ! Je vivrais en reclus. En bénédictin. La vieille cour de Louis-le-Grand, aux allures de cloître, fournirait à mes macérations un cadre idéalement monacal.
Je me suis si bien défoncé qu'on m'a fait monter en khâgne. Ma récompense : un an de défonce en plus. J'ai loupé le Concours, mais pas assez piteusement pour me faire arrêter les frais. Je me suis obstiné. Deuxième khâgne. En tout, trois ans de bagne.
Plus tard, j'ai longtemps attendu qu'un de mes intéressants compagnons, plus doué que moi, entreprenne la chronique de ces grandes années — l'avant-68, ce n'est pas rien. J'attends toujours. Vraiment, est-ce à moi de m'y mettre ?
Elle méritait pourtant des sociologues, des ethnographes, des historiens, des psychanalystes aussi, notre tribu singulière.
Corpus : deux hypokhâgnes de quarante élèves, deux khâgnes un peu plus surpeuplées encore : en tout, 170 garçons. Oui, rien que des mecs. Les profs eux-mêmes, que des mecs. Une autre époque. On ne pensait même pas, dans nos vieilles casernes, que cela pût changer un jour. Quant aux autorités, soucieuses avant tout de faire du chiffre au Concours, elles devaient pousser au statu quo, considérant la mixité comme un danger mortel, et la misère sexuelle, avec son cortège de sublimations, comme la porte étroite vers le paradis de la rue d'Ulm.
Une seule exception : les cours de russe, qui regroupaient nos petits gars et les nénettes du lycée Fénelon. (C'est elles qui devaient se déplacer, notez bien.) La prof, elle aussi, une femme ! J'aimais sa douceur. Parfois je parvenais à m'asseoir derrière une fille au chemisier pas totalement opaque (c'était rare), et contemplais ses bretelles de soutif comme un petit pauvre une vitrine de Noël.
Voilà, c'était la page de sexe. Il n'en sera plus question, hélas. Claustration, castration, telles étaient les deux mamelles du khâgneux.
Du point de vue sociologique, nous formions un ensemble assez homogène. Peu de fils d'ouvriers ou d'agriculteurs, mais tous les étages de la bourgeoisie, qu'il eût été ardu de distinguer à l'œil nu. Les plus politisés d'entre nous brandissaient alors à tout bout de champ le livre d'un certain Bourdieu, Les héritiers, qui rapportait une découverte fracassante : la majorité des étudiants français étaient issus des classes dominantes ! Balèze, le gars. À cette ségrégation sociale vieille comme le monde s'en superposait chez nous une autre, professionnelle : dans cette filière si spécialisée, les fils d'enseignants (du maître d'école au mandarin) formaient le noyau du groupe.
Les matières au programme : français, version et thème latin, philosophie, histoire moderne, histoire ancienne, langue vivante, version et thème grec (ou deuxième langue vivante). Il y avait donc parmi nous des littéraires purs, des philosophes, des historiens, quelques linguistes et pas mal d'heureux polyvalents, capables de passer l'agrégation dans n'importe quelle matière, comme de bifurquer vers Sciences-po puis l'ENA.
Mais notre groupe se divisait, de façon plus pertinente encore, en deux sous-ensembles marqués : Provinciaux et Parisiens. Les opposait une crainte mutuelle. Comme dit le proverbe : Jean a peur de la bête, la bête a peur de Jean. Les uns arrivaient effarouchés dans ce qui était pour eux la capitale de l'Intellect, pour affronter une équipe de surdoués jouant sur leur terrain. Les locaux voyaient débouler de partout des gaillards pour qui la sélection avait été plus féroce encore que pour eux-mêmes — et qui, bien vite, allaient s'unir et coloniser l'endroit. Car le Parisien, en principe, n'est rien qu'un externe, un demi-pensionnaire à la rigueur, bref un intermittent, une ombre fugitive qui disparaît après les cours, laissant l'Interne maître du lieu. L'Interne venu d'ailleurs se retrouve donc bientôt, étrange inversion, citoyen d'une république dont l'externe sera le métèque.
Vivre au lycée donne à l'Interne un autre avantage immense. Loin de se disperser, de se diluer tous les soirs dans le monde extérieur, il se concentre, s'affine peu à peu, s'enrichit des ondes intellectuelles émises par les murs chargés d'histoire, ou les cerveaux débordants qui l'entourent. Quelques années d'une telle imprégnation amèneraient, je pense, n'importe quel cobaye patient à la rue d'Ulm.
L'Interne est passionnant. C'est le Khâgneux par excellence. Pensionnaire à l'âge où les autres cessent de l'être, il quitte son cocon pour se glisser dans un autre ; ignorant tout de la vie, assisté, protégé, il est maintenu dans l'enfance ; perclus de savoir, rompu à la méditation, coupé des joies de la vie, il a bien des traits du vieillard.
L'ambiguïté touche également son statut social. Sa caste est subalterne autant que dominante. Voilà un aristocrate en même temps prolétaire. Seigneur de son territoire, il perd sa liberté ; l'obscurité de sa retraite le déclasse en l'éloignant de la vie mondaine ; le soin de sa personne s'en ressent, son sens du Beau vestimentaire s'atrophie ; il n'est que de voir comme sont fringués certains. On a vu des spécimens chaussés de charentaises. Quelques-uns arborent même une blouse — non pas la blanche des prépas scientifiques, image de la pureté des Sciences, qu'ils garderont fièrement dans leurs labos et leurs facs jusqu'au Nobel, mais la blouse grise assortie aux murs, comme partout jadis et dans quelques lointains lycées encore ; la blouse quasi paysanne qui rend un hommage commun, dans son humilité œcuménique, à la bure franciscaine et à l'école de Jules Ferry. Le porteur de blouse est un héros discret qui pousse l'internat jusqu'à sa quintessence. Il a choisi d'être un terne pour mieux briller un jour.
Prolétaire, l'Interne l'est aussi en ce que son quotidien manque un rien de confort. Louis-le-Grand, juste avant 68, parquait encore ses matheux dans de grands dortoirs style Zéro de conduite. Les littéraires, honteusement chouchoutés, avaient droit à des box. Un lit, une chaise, une armoire, un bout de planche pour écrire : le plus petit des royaumes.
Dans notre dortoir, pas de douches (elles étaient trois étages plus bas et n'ouvraient que deux fois par semaine, une heure ou deux, le temps de confirmer leur symbolique existence) ; quelques lavabos tout de même, et un seul vécé pour une bonne soixantaine de types. Dans ce temple de l'esprit, le corps avec ses bêtes besoins se voyait juste toléré, sans complaisance indue — même si la bouffe était copieuse et bonne. J'ai été l'intime de ce vécé, qui jouxtait mon box : dans ce long boyau sinistre, d'un confort ottoman, la plupart des chieurs, chose étrange, chantaient ; soit que ce moment libératoire fût pour eux, aidé en cela par l'absence de tout livre, et malgré l'inconfort de la posture, l'un des plus doux de la journée ; soit qu'ils rendissent hommage, plus ou moins consciemment, aux traditions de régions perdues où le chant restait plus vivace qu'à Paris ; soit que pudiquement ils prévinssent ainsi de leur présence, vu la fragilité notoire du loquet. Parfois, la porte se rouvrant, la persistance du grondement des eaux nous avertissait qu'un distrait, perdu dans les recoins de sa pensée, ou abruti jusqu'au somnambulisme déjà, s'éloignait sans refermer la lourde ; alors s'élevaient une ou plusieurs voix indignées, où dominait l'accent chantant de Jacques, mon voisin, clamant la formule rituelle : Porte des chiottes ! Et il résonne encore en moi, près de quarante années plus tard, cet étrange impératif sans verbe, chargé toujours de la même insondable magie.
Qui d'autre qu'un Interne pourrait évoquer cette époque ? Nos nuits étaient sublimes, et nous ne le savions pas. Entre la promiscuité spartiate du dortoir de base et les mollesses petites-bourgeoises de la chambre individuelle qui s'imposa peu après — l'une des conquêtes de 68 —, le système des box fut un bref instant d'équilibre et d'harmonie. Réalisant l'utopie de l'Un et du Multiple réconciliés, nous dormions chacun pour soi et tous ensemble. Asmodée soulevant le plafond aurait vu, dans de petites alvéoles rigoureusement égales, à l'abri des couvertures-chrysalides, autant de petites larves endormies, rêvant patiemment à l'heure miraculeuse de l'envol. Rêves qui par-dessus les cloisons papillonnaient de l'un à l'autre, rayonnements d'ondes cérébrales, qui faisaient qu'au petit matin, à la brutale sonnerie de sept heures, on se réveillait confusément irradié.
Proche du dortoir, un autre lieu mythique : le boyau à peine plus large que les chiottes, pompeusement baptisé Bibliothèque (on disait la Biballe), aux murs tapissés de vieux dictionnaires Gaffiot ou Bailly délabrés dont nul ne venait remuer la poussière, et au fond duquel deux d'entre nous avaient l'exorbitant privilège (obtenu comment ?) de bosser, confortablement à l'étroit comme Descartes dans son poêle.
Nous avions aussi trois salles d'étude : une commune aux deux hypokhâgnes et une pour chacune des khâgnes, celles-là servant aussi de salle de cours. Trois cavernes sombres, défraîchies, murs pisseux, double rangée de casiers au fond, dont certains défoncés. Sur les tables noircies par les ans, polies par les manches de générations disparues, on eût pu découvrir, en cherchant bien, une femme à poil signée Sartre, un distique salace de Léopold Senghor... Il va de soi que ce délabrement n'était en rien l'effet de la négligence : il convenait d'y voir, au contraire, une volonté d'austérité, d'ascèse, le refus d'un modernisme facile, la fidélité à un passé glorieux, et aussi, peut-être, une superstitieuse prudence, comme si toute modification du décor eût risqué d'effacer quelque propriété miraculeuse, quelque force invisible accumulée, amalgamée à la crasse, de même que dans les vieilles marmites, une fois récurées à fond, la soupe n'a plus son ancienne saveur. Rendue chaque soir aux seuls internes, l'étude baignait alors dans une lumière jaune, parcimonieuse, lugubre, qui incitait à monter se pieuter. Mais il fallait d'abord profiter de cette paix, dans l'étude quasi déserte, se dire que le lendemain matin les profs ne seraient qu'un mal provisoire, et les externes une marée vouée au reflux ; nous prélasser un instant dans ce silence, comme les autochtones l'hiver avant la cohue des vacanciers.
Mais les clivages, dans notre société, ne découlaient pas seulement de l'opposition externe/interne : la politique nous divisait non moins efficacement. Il n'y avait guère, pourtant, d'opposition entre gauche et droite : l'extrême droite n'existait pas, ou du moins se planquait. Elle faisait bien. Qui eût osé laisser voir la moindre opinion de ce genre, alors que les types de droite eux-mêmes la bouclaient, dans la peur du sarcasme ou de l'interminable sermon prosélyte ? Le terrain appartenait tout entier à l'extrême gauche, et pratiquement à une seule de ses tendances, dite «marxiste-léniniste», post-PC, pré-mao. Nous avions bien quelques communistes à l'ancienne, mais je ne me souviens pas qu'ils l'aient clamé bien fort ; et si un ou deux d'entre nous furent trotskistes, le secret resta prudemment gardé. Il n'y avait donc, face à la gauche pure et dure qui aiguisait là ses discours et ses armes, que le marais, le ventre mou, le groupe amorphe et muet des apolitiques, de ceux qu'on appelait Polards, toute leur attention étant polarisée par leurs études.
La division religieuse, avec d'un côté ses talas (qui vont-à-la messe) et de l'autre les mécréants, avait déjà perdu de sa force, et coïncidait de moins en moins avec la précédente : nous avions parmi nous des talas maos, et surtout un tas de pèlerins qui ne croyaient ni en Dieu, ni en Marx, ayant le Concours pour seule divinité.
Moi dans tout ça ? Ni provincial, ni vraiment parisien : banlieusard ; un peu tala, un peu de droite encore, mais le cachant, et chatouillé par le doute. Entre deux chaises, dépareillé toujours. Accepté de tous et préféré de personne.
Au fond, nous étions peu divisés. À toutes ces poussées divergentes la société khâgneuse opposait la force rassembleuse de ses traditions et ses rites. Avant toute chose le bizuth apprenait à pchuter son enthousiasme («pschh-pschhhhh... !») et bzuter («bzzzz...») sa réprobation. En quelques heures il maîtrisait l'argot local, à vrai dire assez réduit. Il savait que le premier aux concours blancs serait nommé cacique ; que le vingt-et-unième du classement de fin d'hypokhâgne, admis à redoubler, s'appelait un metaxu ; qu'il convenait de saluer les khâgneux du titre de puissance (qu'ils fussent carrés — en première année —, cubes — en deuxième année — ou bicas — en troisième année, cas plutôt rare). Il bramait bientôt en chœur la Vara (Vhara ? Vahra ? Varah ?) hymne officiel de la Khâgne, chanson à boire dans un latin titubant, sur la musique du grand air d'Aïda.
Il subissait aussi un bizutage, mais celui-ci manquait un peu d'allant : pas d'actions spectaculaires, pas de brimades sadiques, rien que des épreuves gentiment éducatives — comme de rédiger un sonnet à la gloire de certaines parties du corps féminin. On eût dit que nos aînés s'acquittaient là d'un devoir sans conviction profonde, soucieux de ne pas froisser les mânes des ancêtres, ou décevoir les jeunes ; qu'ils tenaient aussi, par la discrétion, le raffinement de nos rites, à manifester une différence, toute une philosophie en fait : nos bizutages non-violents étaient aux coutumes de certaines prépas scientifiques ce que le Dalaï-Lama est à Le Pen, et France-Culture à TF1.
Un seul rituel pouvait sembler violent : le culage. Deux puissances (ou quatre, en cas d'excès pondéral) soulevaient le bizuth par les pieds et les bras, puis le laissaient retomber deux ou trois fois sur une table ou le sol. Cet exercice, en fait, n'était guère punitif, mais festif, et jamais brutal ; une réaction de mauvaise humeur de la victime eût surpris, voire choqué. D'autant qu'il s'agissait là, camouflée en brimade, d'une sorte d'épreuve initiatique : le bizuth futé pouvait en sortir vainqueur. Je ne fus culé qu'une fois, par ces deux garçons charmants qu'étaient Cayatte et Taladoire ; ils durent me relâcher sans pouvoir me faire cogner terre. Un autre ancien m'avait appris le truc : au lieu de te raidir, tu te détends, tu souhaites le choc, tu vas au devant de lui ; alors ton corps, totalement souple, rebondit au lieu de s'écraser. Cette révélation d'apparence futile me fit bien réfléchir, et elle n'a pas fini ; elle m'a autant servi qu'un bon cours de philo.
Autre rituel : quand l'un d'entre nous sortait le mercredi après-midi un peu mieux toiletté que d'habitude ; quand la fille du Surveillant général des terminales, un rien plus jeune que nous, passait dans notre galerie à l'interclasse ; quand un prof évoquait dans son cours un personnage atteint du mal d'amour, alors, à quelques-uns ou tous en chœur, nous susurrions : «Suzy... Suzy...» Suzy, c'était la Femme. Prénom doux entre tous et d'abord par sa désuétude, qui rappelait des plages dans les années 30, des silhouettes évanouies, des bédés anciennes (ainsi s'appelait la grande sœur de Bicot) ; prénom choisi à cette époque-là sans doute, par nos aînés raffinés, pour sa magie évocatrice. Suzy, c'est tout le Désir, insinuant, sifflement du [s], pointe aiguë du [i], peau lisse, crissement de bas de soie, mais aussi frémissement plus sourd, obsédant, zzz..., bourdonnement de chaleur d'une sieste amoureuse d'été ; un désir qui rassemble les lèvres avant de les relever en un sourire ; Suzy, c'était le khâgneux mis à nu, sa soif cachée, intense et maîtrisée, avouée du bout des lèvres avec une économie, une efficacité toutes classiques.
Le khâgneux savait se tenir. Notre société n'avait pas de police : aucun surveillant, sauf un maître d'étude en hypokhâgne parfois, petit homme effacé surnommé Musaraigne, dont jamais je n'entendis la voix. Cette confiance, que très rarement nous déçûmes, était un baume quotidien, la preuve que nous étions déjà un peu adultes malgré tout. Le Surveillant Général, vieillard débonnaire, avait un rôle purement décoratif. Sa fonction essentielle était de montrer fièrement aux bizuths, dans son bureau, la plaque portant les noms des Anciens Élèves devenus célèbres. L'orgueil de caste, il l'avait nettement plus que nous.
Des vaniteux, des m'as-tu-vu, il y en avait sans doute, comme dans toute collectivité. Mais guère davantage. Nous étions des forts en thème, nous le savions, et vus de l'extérieur nous pouvions passer pour un petit monde clos, arrogant. Mais la corvée quotidienne et sans gloire, la fréquentation de plus doué que soi, les sales notes qui n'épargnaient personne, tout nous rappelait sans cesse à l'humilité. Quant à moi, flatté immensément d'appartenir à une telle équipe, comment oublier que dehors tant d'autres étaient mille fois meilleurs que moi, meilleurs musiciens, meilleurs coureurs, meilleurs bricoleurs, et surtout, surtout — plus important que tout — meilleurs que moi pour emballer les filles.
Et d'abord, étions-nous si brillants que ça ? Il n'y avait pas chez nous d'effrayants génies, pas de conciliabules en grec ou latin, pratiquement pas de premiers romans. Nous ne fredonnions pas l'Art de la fugue de Bach ou Le marteau sans maître de Boulez, mais «She's got a ticket to ride» des Beatles comme Thourot, «She's got a braaa-and new Cadillac» comme Charvet, ou comme Deljurie l'œuvre complète du camarade Jean Ferrat. On trouvait dans le tas, il est vrai, de très fines cervelles, d'une extrême agilité, mais ces rares gazelles mises à part, nous étions presque tous de braves percherons, d'humbles taupes, de patientes fourmis. Nos progrès ne venaient qu'à force de labourer, creuser, amasser.
L'année d'hypokhâgne, passe encore. La pression restait tolérable. Certains dilettantes s'étaient joints à nous, simplement soucieux d'enrichir leur culture générale. Mais après un an de ce joyeux noviciat, on entrait à la Trappe. Finis les amateurs, ne restaient plus que les bêtes à concours, marathoniens du cerveau, bûcherons, terrassiers, mineurs de fond. Drogués jusqu'à l'os. On chiadait tout le temps. Du matin au soir. Les week-ends. Une bonne partie des vacances. Tant que la machine tenait.
Certains craquèrent, au début surtout, cueillis à froid par l'intox de septembre (notes saquées, discours-épouvantails), ou plus tard, trahis par leurs forces. À l'entrée en khâgne, un garçon méthodique décida d'enregistrer les listes de mots latins du Martin et de faire tourner le magnéto la nuit sous l'oreiller ; quinze jours plus tard il nous quittait, dépression nerveuse, de profundis. Mais la plupart d'entre nous, cahin khâgna, s'accrochèrent et surnagèrent.
Je devins l'un des polards les plus obsessionnels. J'avais la manie du temps. Je planifiais et chronométrais tout. Jacques me surnomma Chronos — lui qui levait le pied à peine plus que moi. Nos plus folles sorties nous menaient vers la bibliothèque Ste-Geneviève, juste à côté, sur la Colline sacrée, afin de varier un peu le décor, faute de pouvoir changer l'intrigue. Mais le plus souvent on ne s'évadait qu'une fois par jour, cinq minutes après déjeuner, le temps d'un petit noir au coin de la rue Soufflot ou place de la Sorbonne. L'air de la rue suffisait à m'enivrer ; je croyais sentir le vent du large.
Pour échanger un abrutissement contre un autre, je chaussais parfois mes baskets pour trotter dans notre cour exiguë, comptant maniaquement les tours jusqu'au tournis, vingt, trente, quarante... Roland rêva de moi une nuit : je courais sans fin dans la cour, encore moins vite qu'en vrai, freiné par... une jambe de bois. Nul n'a rendu plus bel hommage à mon obstination.
D'épouvantables bruits circulaient alors sur les khâgnes, la concurrence forcenée, le refus de prêter les livres et les cours, toute la gamme des coups en traître. Rien de tel chez nous. Ce genre d'histoires, nous nous les racontions à propos des filles de Fénelon, avec un profond dédain. Il importait de prouver, avec un rien d'ostentation parfois, que nous étions au-dessus de ces misères. À moins que ma mémoire n'ait tout repeint en rose... Mais non : cette solidarité, quoi de plus naturel ? Les épreuves partagées, les voyages en commun, ça rapproche. Nous ramions tous sur la même galère ; nous étions en compétition, non pas face à face comme en boxe ou en basket, mais côte à côte, comme les cyclistes. Le Tour de France que je rêvais de courir étant gamin, je me le suis offert alors ; j'ai appris à rouler en peloton, à lutter ensemble contre le vent, à partager l'eau de mon bidon ; et même si je n'étais pas proche de tous mes camarades à l'époque, en repensant à eux ces derniers jours, tout surpris, j'ai découvert en moi un grand sentiment fraternel.
J'ai ressorti les photos de classe des trois années. Sur celle d'hypokhâgne, au dernier rang tout en haut, quatre bonshommes : Jacques, Roland, Yan — mes trois meilleurs amis d'alors — et moi. Nous nous sommes retrouvés tous les quatre il y a un mois au Père-Lachaise : trois vivants autour du cercueil de Yan ; c'est ce jour-là que les ombres sont revenues me tourner autour.
Je ne les avais jamais étudiées autant, ces photos. Recul pour vue d'ensemble, gros plan sur les visages, loupe à la main. On voit tout de suite que ce n'est pas une prépa Saint-Cyr. Pour le garde-à-vous, on repassera. L'inclinaison variable des corps, les directions divergentes des regards, l'éventail ouvert des mimiques (du rayonnant au renfrogné), nous avons là une collection d'individualités affirmées, s'agrégeant au groupe sans s'y fondre, attachées à leur liberté.
La plupart d'entre nous ont l'air plutôt normal. Pas de hippies, de yé-yé — pas de séminaristes non plus. Pratiquement aucun look savant fou, champion d'échecs ou héros ténébreux. Deux ou trois débiles apparents, mais ce sont là de faux neuneus, hardis saboteurs attaquant l'institution bourgeoise de la photo de classe, ou simulateurs prudents camouflant leurs armes en vue du Concours.
Qu'ils ont l'air sérieux, tous ces jeunes gens. Beaucoup d'entre eux sapés comme des messieurs, costard et même cravate ! Sans doute est-ce là un trait d'époque : l'abolition de la cravate sera l'un des grands effets de 68. (Mais le déclin déjà s'amorce : 18 cravates en 66, 14 en 67, plus que 9 en mars 68.) Certains fument la pipe comme papa. Plusieurs ont l'assurance tranquille, la dignité quasi romaine du personnage qu'ils seront en l'an 2000, au sommet d'une solide carrière. Quelques-uns auront leur nom dans les gazettes, en sommes-nous conscients ? Moi, pas du tout. C'est encore tellement loin. Le présent est tellement pressant.
Ceux qui me fascinent sur ces photos, ce ne sont pas tellement nos futures divas, comme le nommé Bernard Lévy — qui ne devint que plus tard BHL —, déjà prêt pour les projecteurs, beau, doué, mise négligée avec soin, pas mécontent de lui, ostensiblement attendu à la sortie par son clone féminin. C'est les autres surtout que j'examine, que j'interroge, les petits gars passionnants, prometteurs qui par la suite ont disparu.
Un qui m'impressionnait, c'était Simon Gorgemont. Il parlait peu en cours, souriait peu, écoutait intensément. Rien qu'à le voir, tout devenait profondément sérieux. Quand il décidait de lire (ou déjà relire ?) Freud, il s'envoyait l'œuvre complète en suivant l'ordre chronologique ; ensuite viendrait le tour de Nietzsche, Platon, Hegel, attention les gars, vous y passerez tous. Admis en khâgne, Gorgemont surprit en déclinant cet honneur : il était assez grand pour suivre son chemin tout seul. Son ébauche de quart de sourire, sur la photo, je peine à le déchiffrer : assurance un peu raide ? Pointe d'amertume, précieux soupçon de fragilité ?
Et le gentil petit Louis Bellul à côté de lui, qui semble contempler, l'air angélique et désolé, l'enfer tapissé de mauvaises notes où il s'est fourvoyé ? Et Roméaud, où est-il donc, ce garçon non moins adorable, sur qui on me rapporta plus tard les bruits les plus infâmes ?
Edmond Bourgeois, petit, rond, grosses lunettes, avait un physique de notaire et l'un des esprits les plus libres que j'aie jamais connus. Il ne pensait rien comme les autres, et ce tout naturellement ; en l'écoutant, je sentais à quel point j'étais et serais toujours dépendant, comme presque tous, de toutes les modes intellectuelles qui traînent. Où se cache-t-il, l'oiseau rare ? Au fond de quel désert gazouille-t-il ? À moins qu'il ne se soit tu, incompris ?
J'observais de loin certains petits groupes. D'abord, ceux qu'on n'appelait pas encore les gays, d'une discrétion extrême — c'était plus sage, en ces temps médiévaux — autour de Jean-Stéphane et Jean-Camille notamment. Jean-Dominique, lui, évitait leur compagnie ; il portait d'étincelantes bottines et piquait des tonnes de livres chez Maspéro, ce pour quoi il tenait toutes prêtes une foule de justifications imparables — autant que ça serve, la philo. Lui non plus n'avouait pas sa différence. D'autres encore se cachèrent si bien que leur secret ne fut percé que des années plus tard.
La petite confrérie des copains d'Arthur Chouby était d'un autre ordre ; moins secrète, plus fermée encore. Ils étaient trois, pas plus : Daniel, Frantz et lui. Chouby était un grand maigre aux bras et jambes immenses, dont l'humour aussi solide que son culot, ainsi que son goût précoce pour la bouteille, lui conféraient un prestige extrême. C'était un Jekyll-Hyde, à la fois chef de classe et meneur de chahuts. Tous trois avaient inventé un pays, la principauté de Fenwick, dont ils rédigeaient ensemble l'histoire ; ils entreprirent aussi une épopée néo-homérique, la Khâgnade, qui devait rester inachevée. Chouby et Frantz discutaient parfois longuement au dortoir — en anglais ! Un soir, la lumière de Frantz resta allumée toute la nuit ; au matin il boucla ses bagages sans un mot, et on ne le revit jamais.
Mais mes impressions les plus fortes de ce temps-là, je les dois à la bande des Nantais. Nantes, ville magique à plus d'un égard, envoyait chaque année chez nous quatre ou cinq types formés par le même prof de philo, tous brillamment philosophes et virulemment marxisés. J'ai beaucoup rêvé aux cours de cet homme génial, interrogé ses disciples sur son pouvoir miraculeux — ils ont gardé le secret.
Le chef de file des Nantais, Victor Cézard, était déjà un personnage, une légende à l'état naissant. Victor le conquérant. Une agilité intellectuelle, une force de conviction irrésistibles. Les autres avaient inventé un verbe : «victoriser», c'est-à-dire gagner à la cause un bizuth en un temps record. Brun, massif, pipe au bec, une paupière tombante sur un œil mort lui donnait l'air pensif, impénétrable et goguenard. Il était même, disait-on, familier de Sartre ! «Hier j'ai vu Paulo... Paulo m'a dit...» Jusqu'où n'irait-il pas plus tard, ce tutoyeur d'idoles ?
Il était khâgneux, et moi bizuth ; je ne l'ai jamais approché. Je recherchais la compagnie des autres Nantais, Jean-Claude Pinson et Jean-Pierre Martin surtout. Les copies de philo de Jean-Pierre me plongeaient dans l'abattement : je n'y pigeais que couic. Je le voyais seulement présenter en introduction ce à quoi j'étais arrivé en conclusion poussivement. Ses concepts sidérants (son «trou d'être médié», par exemple, me hante encore) me renvoyaient à ma nullité. J'éprouvais pour eux deux, outre une admiration craintive, une sacrée gratitude : Jean-Claude et Jean-Pierre m'étaient précieux. Ils me reliaient au monde. Ces deux-là ne briguaient pas la rue d'Ulm, ils nous quitteraient bientôt, et en attendant ils allaient au cinoche, lisaient en dehors du programme, et même de la poésie contemporaine ! Ils étaient pleins de questions, de colères, d'émerveillements. Je devinais en eux une petite flamme dont j'étais dépourvu, ou que je ne laissais pas brûler. Jean-Pierre et moi causions cinéma ; quand l'un de nous deux remarquait un truc bizarre, il déclarait, Ça, on le mettra dans notre film ; et cette plaisanterie, même une fois usée, me gonflait de fierté à tous les coups, comme un gentil chien d'appartement invité à la chasse par un loup.
Je dois maintenant saluer une ultime figure, celle de l'infortuné à qui échut le pire des rôles : Georges Bourdalou, notre Souffre-douleur. Ni svelte, ni sexy, ses cheveux en brosse genre années 50 laissaient prévoir une farouche indifférence aux modes, et de fait Bourdalou était massivement conservateur, en littérature, en politique, en tout. Je ne supportais pas sa vénération aveugle pour Claudel, sa haine des longues phrases de Proust, son refus brutal de la modernité, pour ne rien dire de son aversion pour le sport, mais le passéisme bourdalousien aurait pu apporter une bouffée d'air frais, tant il soufflait contre l'air du temps. Hélas... Le pauvre y mettait une naïve cuistrerie, une lourdeur compacte jusque dans l'humour, qui attirait nos moqueries comme un aimant. Nous le mîmes donc en boîte — pas toujours finement. Je regrette certains mots cruels. Notre victime était un brave gars comme tous les souffre-douleur, un orphelin affamé d'affection, avec ce côté désarmé qui excite les bourreaux. Un soir au dortoir, cette punaise de Léon Caffart l'ayant chambré méchamment, Bourdalou fut pris d'une de ses crises d'asthme dont il avait parlé mais sans jamais en être atteint devant nous. Caffart, connard... Caff... Kh... Il étouffait, sifflait, râlait. On l'emmena. Plus tard j'ai souvent repensé à lui, me suis demandé ce qu'il était devenu, prof de lettres classiques ? au fond de quel terroir ? Cherché sur minitel, rien trouvé, tant mieux : m'entendant au téléphone, il aurait eu des sueurs froides, Qu'est-ce qu'il va encore inventer, Volko, ce petit salaud ?
Bourdalou resta l'exception. Nous fûmes, je crois, plutôt indulgents les uns envers les autres. Nous nous rattrapions sur le dos de nos maîtres, jugés avec une exigence féroce. Bien peu échappèrent à nos critiques. On disait communément alors qu'à Louis-le-Grand on intégrait malgré les profs. C'était sans doute un peu injuste. Il le fallait : cet âge-là se doit d'être sans pitié. J'aurais toutefois aimé, le temps de la sagesse venu, nuancer ici notre sévérité ancienne. Hélas, j'ai bien du mal.
Ils étaient pourtant la crème de la crème, ces hommes d'âge mûr au sommet de leur carrière, savants, bûcheurs, ambitieux, bien notés depuis toujours, promis sous peu au Walhalla de l'Inspection Générale. C'était là le problème : ils étaient la plus pure émanation du système. Ils n'avaient en tête — à l'exception sans doute des profs d'hypokhâgne, moins obsédés — que le Khoncours. Si encore ils avaient laissé entrevoir, de temps à autre, qu'il existait pour eux aussi une vie après le programme... Mais ils ne donnaient à voir, le plus souvent, que le plus poussiéreux conformisme, un repli sur des valeurs desséchées, une indifférence butée au présent. Quelles que fussent leurs opinions politiques, ils baignaient presque tous dans le bain de l'époque, ce gaullisme compassé, rigide, fossilisé. Les grandes querelles qui agitaient alors le monde intello ne franchissaient pas nos murs ; la critique marxiste, le structuralisme passaient pour de dangereuses fantaisies, raillées avec un dédain craintif. Le seul nom de Roland Barthes, dont le monde extérieur bourdonnait, faisait grincer les mâchoires. Le mot «interaction», si simple et commode, était proscrit comme une obscénité (il fallait dire «action réciproque»). Le seul critère d'évaluation, jour après jour, était la conformité à un ensemble de règles mesquines et mutilantes. Comme si, au service militaire, on nous avait contraints de marcher dans des grolles trop petites, costumés en légionnaires romains.
L'imperator de cette phalange, et notre cible d'élection, sans conteste, c'était Lucien Serrebère — oui, le célèbre auteur de manuels. Serrebère — surnommé Custos, «le gardien» en latin — partait condamné d'avance. On lui reprochait sa réussite, sa richesse, le contentement de soi qui rayonnait dans l'assurance tranquille de ses propos et jusque dans sa silhouette — front élargi par tirage des cheveux, menton altier. Et bien sûr, la médiocrité de ses bouquins. Je peux témoigner que chez lui l'oral valait l'écrit. Tout ce qu'il nous montra de brillant, cette année-là, ce fut l'or de sa chevalière et de sa montre. Le plus nul des profs de français arrive toujours, au moins une fois dans l'année, porté par un beau texte, à décoller avec sa classe, à faire battre les cœurs, ou rêver, ou rire. Custos, jamais. Il n'y eut pas le moindre frisson sacré, pas la moindre marrade profane. Il ne quitta jamais son air gourmé, sermonneur. Le robinet laissait couler toujours la même eau tiède. Ce qui le touchait le plus dans les textes des «grands auteurs», c'était «la précision évocatrice (ou pittoresque) du détail». Les plus épastrouillants passages finissaient aplatis, transformés en bouillie pour concours.
Nous l'avons regretté pour finir, notre prof de français d'hypokhâgne, M. de Biche, sosie imparfait d'Humphrey Bogart et grand fumeur de cigarillos, qui avait plutôt agacé certains. Il est vrai qu'on pouvait se lasser de ne jamais l'entendre dire «la Sorbonne», mais invariablement «la maison d'en face», avec toujours le même rictus canaille, comme s'il nous octroyait là, en plus d'une fine plaisanterie, l'honneur de nous associer à son dédain des simples mortels. Outre cet élitisme un peu lourd, on lui reprochait son approche des textes un rien légère parfois, et fort traditionnelle. On riait de ses préciosités d'expression. Moi je les trouvais plutôt rafraîchissantes, ses petites foucades langagières. J'aimais son Rousseau «paysan du Danube dans un magasin de porcelaine», sa «danse du ventre des constellations» (à propos de Mallarmé je crois), son Claudel fulminant, braguette ouverte, en train de «compisser les chrétiens tièdes». J'aimais le voir revêtir sa «tenue de soirée intellectuelle» pour, par exemple, «se lire du Valéry comme on mange des truffes». Lui au moins aimait, de façon vivante et gourmande, la marchandise qu'il nous servait. Il nous parla fort bien de Diderot, Rousseau et Nerval, eut même des choix originaux, nous faisant lire le cardinal de Retz et même Honoré d'Urfé, dont L'Astrée m'enchanta ; il alla jusqu'à nous faire déguster — pour le dernier cours de l'année il est vrai, et sur proposition de l'un d'entre nous — un poème d'Yves Bonnefoy, publié quinze ans plus tôt seulement ! Les vénérables murs n'en croyaient pas leurs oreilles. Ce fut l'ultime bain de fraîcheur avant la grande sécheresse khâgnale.
Que dire de nos cours d'histoire ? Le gavage des oies n'était rien à côté. Des tombereaux d'informations nous croulaient dessus, noyant le plaisir d'apprendre sous l'angoisse d'avoir à se souvenir. Les plaisanteries du bon M. Chenet nous doraient du moins la pilule ; il nous lâcha, son cœur l'ayant lâché, puis il revint quelques mois plus tard, flottant dans son costume, la poitrine comme enfoncée, le verbe un peu éteint malgré de visibles efforts. Gloire à son courage. Des cours de son successeur, M. Lompanard, il me reste seulement l'image d'une route plate et sans fin.
Les cours de latin de ces trois années ne m'ont pas marqué davantage. Il est vrai que cette langue, alors affreusement obligatoire, ne me passionnait guère, et que je voyais dans la Rome antique une préfiguration des pires périodes de notre Histoire moderne, Troisième Reich compris. César me laissait froid, Cicéron m'horripilait, je n'aimais que les poètes, Ovide surtout, à cause de l'Art d'aimer. Mais le latin ne s'offrit jamais à moi, nos relations furent laborieuses et rugueuses jusqu'au bout.
De M. Morphyre (thème latin) je garde l'image d'un être bonasse, qu'un physique pépère et un zeste de zézaiement rendaient d'abord sympathique, avant qu'il n'exsude lentement la même condescendance que ses collègues. L'usage voulait alors qu'on rabaissât systématiquement l'élève, qu'on le notât de plus en plus férocement chaque année à mesure qu'il progressait — comme un rival sans cesse plus dangereux qu'il faut toujours plus écraser. Morphyre accompagnait ses notes de commentaires tels que «faiblaard», «vasouillaard», en faisant traîner sadiquement la finale ; il n'avait même pas l'humour d'un de Biche, qui déclarait, faussement peiné, en rendant les copies : «Une fois de plus, il n'y en a pas beaucoup dans les dix premiers...»
Un seul bon souvenir latin : le premier cours de thème d'un certain Clodion. Mince, droit, lunettes, à la fois sérieux et souriant comme qui maîtrise parfaitement son sujet, il commence par nous lire un texte de Valéry sur l'art des vers, sa complexité, ses «contraintes exquises» avant de conclure : «Tout cela, mot pour mot, pourrait s'appliquer au thème latin». Tonnerre de pchutages. Il nous avait mis dans sa poche, et nous y restâmes. Mes camarades qui l'avaient en grec l'idolâtraient. L'auraient suivi n'importe où. Quelle rigueur ! Quelle finesse ! En thème latin, matière déprimante entre toutes, il parvenait par éclairs à trouer mon ennui. Plus tard, on me rapporta qu'en mai 68 Clodion s'était révélé un violent réactionnaire, proche de l'extrême droite, auteur de propos terrifiants — pas bien grec, et tout à fait romain. À qui se fier, grands dieux ?
Mais les stars du corps enseignant, tous les connaisseurs le savent, ce sont les professeurs de philosophie. — À l'exception possible de M. Laprune : surnommé Coco pour son crâne d'œuf et sa silhouette ovoïde autant que pour ses démêlés avec le Parti, ce petit homme bienveillant à la pensée aimable et limpide nous parut bien anodin juste avant le grand Mai. Je comprenais ce qu'il racontait, c'est tout dire.
Quant aux deux précédents, ils valaient le détour.
Edouard Nadir, notre cornac en hypokhâgne, me toucha d'abord par son physique décharné, son visage creusé, ses oreilles pointues, son air égaré parfois qui m'évoquaient Nosferatu, le vampire de Murnau. Esprit libre, il écrivit plus tard des livres qui sentaient un peu le soufre, y compris sur le plan sexuel — il ne détestait pas les jeunes gens —, et lui au moins, c'était de la vraie philo. Celle qui donne la migraine. Ô «contenu hylétique de la morphè» ! ô «assomption du devenir en tant qu'être» ! J'ai passé des heures à l'écouter, courant derrière sa pensée, toujours sur le point de la saisir et elle toujours m'échappant. Il parlait sans notes, concentré, tendu, la voix lente et monocorde, avançant comme un funambule, un somnambule, et l'on croyait la voir, sa pensée, sortir de lui, s'articuler, se ramifier, prendre chair, si précieuse d'être ainsi presque à portée de main — presque seulement. Lorsque vint l'inspecteur, vieux disciple de Lagneau ou Blondel — Nadir seul fut inspecté, comme s'il était celui dont on se méfie, qu'on tient à l'œil — et que les deux hommes, l'Ancien et le Nouveau, oubliant jusqu'à notre présence, se livrèrent au-dessus de nos têtes, dans le ciel des idées, à une joute courtoise, implacable et obscure, nous étions tous avec lui, nous retenant à grand peine de pchuter ses fins de phrase, de peur qu'il ne se réveille et retombe sur terre parmi nous. Et lorsque avant les vacances de Noël il nous incita (lui seul le fit) à «bien profiter des plaisirs de l'existence», il ne put pas ne pas sentir la bouffée de gratitude montant vers lui. Tant les jeunes ont besoin d'adultes montrant la bonne voie.
Pourtant la star de ces années-là...
Qui fut «la star de ces années-là» ? Nos amis parviendront-ils vivants au bout de l'épreuve ? Vous le saurez dès le 1er décembre 2003 à 00 heures en lisant la deuxième partie de notre grand feuilleton Rencontres avec les dieux.