Yòrgos HÈLIS

LE MIROIR D'HILDEGARD

Apocryphae Æternum


Intro

—Accelerando—


Heure des vendanges

Heure des anges portant couronne

Le bourg s'éclaire de projecteurs

qui fouillent la nuit cherchant des traces

mouvement du flanc ou procession de l'icône miraculeuse

de la protectrice dans le lin

comme l'eau dormante en pleine tempête

un navire aux quarante rameurs

Sur le drap du dessus elle battait des ailes

chandelles tremblantes et s'écrie


...Màrtha ?... la marche militaire en houppes blondes


Étuve qui stérilisait les consonnes

et les voyelles jamais prononcées

comme une ligne brisée unissant les parias

comme ses petites mains au carrefour du vent

à savoir qu'un brouillard l'avait amené là

Il cherche dans le lierre les ex-voto

et dans de vieux journaux des talismans

dans un holocauste de repentir endormi

Tandis que son frère siamois le réveille

cigarette pour exorciser le pardon


...Màrtha ?... veillant sur le tranchant de l'aphonie


Ainsi dans le refuge de la virginité

où chrysanthèmes et incendies fleurissent

autrement dit scribe embrasé par les remords

il est sorti pour la chercher lanterne en main

là où il fut nommé citoyen d'honneur

et sur les marches titubant afin de se repentir

les copeaux et la brume de la démence

les clochettes qui toujours sonnent la fin à cinq heures

à chaque fois tandis que le concélébrant

dans la rumeur s'éloigne proie des loups-garous


...Màrtha ?... dans les nuages danseuse et petite pluie


La conductrice mène l'agneau

coiffée du diadème de perles

Couronne de fiancée fleuve de sanglots

office du geste jamais pardonné

Devant l'église pas de neige pour qu'elle suive à la trace

les gouttes laissées par le passage des larmes

Silencio ou icône de marche et de tulle

Ce qui cachait le visage contre lumière et croix

don du sang parmi les randonneurs et elle saluait

sur son passage griffant le mur avec un clou


...Màrtha ?... prêtant serment devant l'incrédule elle s'agenouille


Rameau de planète ayant acquis l'autonomie

Elle hisse l'étendard hisse la grande voile

cela qu'elle n'ose proférer

Salutation smyrniote sur la pente

quand elle détournait le regard pour se prendre

dans les pièges tendus aux chevreuils

Les pétales qui tombent autour d'elle

errance des yeux en comparaison

leçon pour proches parents dans leur deuil profond

pour qu'elle brille à présent comme argenterie dans la bourrasque


...Màrtha ?... les pêchers bruissent et les draps sont sanglants


À présent point d'écho pour tenir compagnie

à neuf cohortes de prétendants à l'ombre

Hymne qui monte le long de ses cuisses

longue lecture et appel des soldats défunts

Sans baguette pour faire passer l'ondulation

les eaux à l'heure du naufrage et les parfums

hétaïre de l'après-midi tandis qu'elle s'abat

ou au lieu d'elle sa sœur jumelle

qui noue le bandage assiste les cyclistes

la nuit parfois quand il pleut...


...Màrtha ?... traitée de superstition tournant le dos s'est éloignée...


*  *  *


Depuis le matin donc dans une arrogance de miroir

souffle qui subjugue les jeunes filles

et le vent qui refuse de s'apaiser

tandis qu'elle cherche son regard dans le couloir aux cristaux

l'abysse de l'ogresse l'engloutit

perdrix circonflexe en posture d'annuaire

pièce tombée à l'eau disparue

le vœu tremblant dans son haleine

à savoir puits vide et broderie llorando

quand son jardin croule sous les coquelicots


Sur la branche immobile soudain bat des ailes

Une icône palatine schismatique

pour descendre ouvrir ses ailes

en pleine course ou suivant le nouvel époux

Malgré le malaise des assistants

qui la regardent et se lamentent

larmes de sucre et de cendres

la fièvre blême remorqueur

de la lune plus blanc que la mort

pour sortir ouvre la fenêtre


Qu'elle bénisse le berceau de la mort apparente

de ce qu'un message fut envoyé par gestes

à l'heure où la nuit refuse de descendre

à l'heure où comme de coutume elle voulait être empoisonnée

Goutte à goutte comme un esprit des airs

l'hyménée conclu avec le loup

les douze louveteaux qui cherchent dans leur poison

c'est une mer de cheveux roux qu'elle a vue

la chaînette au pied de la dormeuse dans les ténèbres

et son ventre lors du naufrage


Son couronnement bien vite fut cause de remous

Une sainte amante de son suivant ressemble

à un vertige de magie noire et le psautier caresse

tâtonne entre ses seins

signe que n'efface point la neige

L'apparence proie du fauve la dormition brûlot

Rumeur qui forme des carrés

Rivalisant avec une tristesse d'arc en ciel

la mâchoire en plein délire

dignité de pain bénit et poussière


Avec aussi de la sciure pour le sang

mare gelée sur le sol

traces de pas telle une apothéose qui s'effacent

Chez la mariée dans un bourg désert avec des sacristains

dès l'aube ils allument pour elle

tant qu'elle refuse de se montrer sur le palier

de libérer ses cheveux et la panthère

de ne pas faire de miracles sans équilibre

de funambule entre les estivants

des nœuds de voix et des cristaux qui se brisent


Le diaphane restera diaphane comme une nymphe

l'azur imploration ou bien catatonie

rêve localement anesthésié dans l'éclipse d'une planète

avec la restriction requise observant

d'anciennes photographies de mariages

le premier bataillon d'insurgés dans la chambre mortuaire

et un rescapé qui a pris le maquis

Comme elle brûlait d'un désir indicible

La Sibylle soie de Brousse

Qui va donc la bercer de son petit miroir


Vers minuit dans une citerne se lavant

avec des parents et des belles-de-nuit

gouffre où l'errant fut pris au piège

À cinq heures avec le couteau de table emprunté

vers six heures elle présente ses seins

cris de l'aspirant sentinelle

Le collier éparpillé dans le sable

enjambées entre des veilleuses

enjambées en elle autrement dit

Doigts qui cherchent la soie et la défont


Le lendemain elle est au loin provisoirement partie

Recherche dans la mousson en quête

d'un lieu de villégiature de dissidents

école de lamentation pour filles

le réveil du matin bicorne de python

et ses petites mains sûrement sur le bastingage

Le chant oriental qui n'en finit pas

influence de rumeurs infondées disant

qu'elle marche sur les eaux couverte

du voile de la femme du chasseur


C'est ainsi à peu près le matin à la neuvième heure

pendant la mise au monde ou la tempête

à savoir débris entre les stands des revendeurs

Les choses parties avec le vent qui volent

au-dessus des toits d'une banlieue

au-dessus des randonneurs qui l'observent

Ascension en pleine autoroute

un accident circulation coupée et elle minaude

sur ce mot brisé qu'à présent préservent comme

la prunelle de leurs yeux les gardiens du port


Demi-souriante ainsi dans l'antichambre avec un petit drapeau

ou dans un club de donneurs de sang s'essayant

au léchage insistant d'un fruit vert

Écheveau qui se déroule au ciel

route céleste indicatrice de gaieté

on dirait une mer dans une brume douce

la construction marine qui la traverse

du bout des doigts jusqu'au cou clapotis

La sainte nitouche bercée au temps de Dardanos

amour à base d'effilochures sans doute et de vernis rouge


Elle galope à l'aurore dans la verdure

le çeçen kizi en italique s'écroule

entre des lépidoptères l'écoulement

et le lac virtuel poste de tir

Est-ce donc là le lieu où elle a séjourné

L'horizon artificiel de la pièce et le gouffre

lieu où s'aiguisent les rêves

literie dans le vent plein d'aiguilles de pin

Cobalt luminescent dans la pénombre qui rôde

en choisissant des nappes et un couteau tranchant



*



Yòrgos Hèlis, né en 1961, a deux amours : la poésie et la musique, celle-ci ayant été longtemps son gagne-pain. Il a publié trois recueils de poèmes et en prépare un quatrième. Le miroir d'Hildegarde, publié en 2008, dont on peut lire ici les premières pages, est inspiré par la figure d'Hildegarde de Bingen, religieuse du XIIe siècle, poète, philosophe, compositrice et peintre, surnommée la Sibylle du Rhin. L'ouvrage est sous-titré «roman», mais on s'aperçoit tout de suite que ce poème de 80 pages d'une seule coulée n'a rien de franchement narratif. Cette longue procession de mots sibylline est même carrément obscure, bien qu'en même temps illuminée par un perpétuel miroitement d'images.

Le poète consulté sur le sens de son poème répond que «la poésie est l'art de dissimuler», et consent à donner deux clés : Sayat-Nova, le film de Paradjanov, et L'après-midi d'un faune de Mallarmé. On peut également penser, tandis que se déroule ce chatoyant tapis de mots, à La route de la soie de Màximos Osỳros, autre voyage énigmatique et envoûtant à travers des terres inconnues.


Yòrgos Hèlis
Yòrgos Hèlis

*  *  *