Procession funèbre
...car les débris, ce ne sont pas les statues, c'est nous. Yòrgos SEFÈRIS |
Quand nous avons éteint, l'instant suivant,
sur moi penchée, doucement, tu déclares :
«nous allons vivre en ravaudant l'histoire
trouée partout ; rien jamais comme avant
ne se reproduira, tout va se clore».
Alors, du moins, lorsque ce «comme avant»
est aboli par les événements,
Nions-le nous aussi. Qu'a-t-il encore
pour nous, humains, de vivant, de présent
ce vieux ressassement de toute époque
qui garde un peu de souffle et nous suffoque,
quand nous tournons le dos, le refusant ?
Nous déposons des gerbes, nous pleurons,
mais en étant ce que nous enterrons.
Paysage avec atterrissage obligé
un plongeon inaperçu William CARLOS WILLIAMS |
Tel un danseur de Wuppertal, un phare
qui faiblement clignote, le blessé
sur la place en plein cœur vient se fixer
la tête en bas, et sous son poids, sans gloire
sa nuque ploie et rompt ; coup du lapin.
Autour de lui tout passe et tout s'écoule ;
indifférente et lente, cette foule
semble traîner sa charrue gagne-pain.
Chacun de nous, plongé dans des angoisses
nouvelles, néanmoins, sans l'ébruiter,
d'Icare en vol ressent la volupté,
monté sur des échelles, des terrasses.
Le vol en rêve, suivi par la chute,
le plouf caché, que rien ne répercute.
(Monument aux aviateurs tombés au combat
Vanghèlis Moustàkas, place Karaïskàki, Athènes)
L'index
Sur une tête en bronze si l'oiseau
l'espace d'un instant parfois se pose,
dedans son bec emportant quelque chose,
un petit grain, puis s'envole à nouveau,
alors celui qui voulait sur les traces
du temps dire la vérité, perçoit,
en observant la statue, que le doigt
du cavalier désigne dans l'espace
des îles d'Ionie la double voix,
qui dans la tasse d'espresso respire.
«Tu vivras comme une page à écrire,
dit son destin ; ensuite, efface-toi»,
ce qui revient, Fille Extraordinaire,
à vivre avec un pied, un seul, sur terre.
(Theòdoros Kolokotrònis
Làzaros Sòhos, Stadìou 13, Athènes)
Nu dans son armure
Tel un clochard marchant vers sa cachette,
immaculé, par les pigeons dûment
couvert de fiente ; il sera faiblement
flottant mais immergé jusqu'à la tête.
Trézène en bus, traversée vers la Crète
toute la nuit sur le pont, les bagages
qu'il a volés, il apprend, il voyage
flottant mais immergé jusqu'à la tête.
Membres tordus, mais intact, il s'embête
sans le montrer, survivant au chaos
nu mais dans son armure et le front haut,
flottant mais immergé jusqu'à la tête.
Tel un héros sur une autre planète,
flottant mais immergé jusqu'à la tête.
Thésée |
Nature morte avec souvlaki-frites
Au lieu de commander, notre gaillard
est demeuré main levée, stationnaire.
L'éthéré, dirait-on, à la matière
s'oppose ; et à la fête mon cafard,
cloche, pareille au bras restant levé,
qui dans le jeûne et un soudain silence,
recherche aux terminus et aux agences
un bref instant d'Hollywood, préservé.
Le puits d'or noir son liquide évacue
pour arroser une morte nature
et du bois enfumé. Dans sa biture
la ville entière deviendra statue
et nous, ses somnambules sous la pluie,
un souvlaki-frites en effigie.
Exemple
Les bras en croix, mains ouvertes, qui miment
supplication, dénuement, Tirésias
ou bien Œdipe à bout de course, «hélas»,
«j'ai froid», «j'ai faim», toute une pantomime
de la pitié, depuis toujours obscure.
Et lui qui s'égara, pour être saint,
en vain, exclu des villes, des chemins
avec sa douleur nue et ses postures,
esclave matamore, ou Mycénien
pris de fureur, trouvant chez les Barbares
le sens du poids passé ; race bizarre
aussi, qui de la dette se souvient
et parle sang, langue, comme les Grecs,
mais qui n'a pas en poche un seul kopeck.
(Le mendiant
Loukas Doùkas, place Ayìou Pandeleìmonos, Athènes)
Scènes de noce
Ici la Grèce a Byron, et lui-même
le linge sale, les déchets, le chien.
«Tel un fantôme, lui dit-il, je viens
pour débander dans mes rêves extrêmes.
Ici se coiffe la Grèce ; son peigne
racle poux, pellicules, cheveux blancs.
Byron lui dit : «C'est l'heure du bilan,
tout est fini entre nous, et tout saigne».
Conformément à l'esprit des conjoints
que l'on trompa un jour — ce qui les pousse
communément à reluquer en douce
les copines de leurs copains, au point
de presque les draguer — Byron s'affirme
ici, ce jour, en seigneur des infirmes.
La Grèce couronne Byron |
Baigné
Mettons que c'était un huissier enclin
à presser le temps, dompté à grand-peine ;
sa vie : un séjour en terre lointaine
épine cachée, rose du destin.
Mettons qu'il trouva un jour le moyen
de voir alentour, larguant les amarres
à travers son art, de tout temps avare,
son art exigeant sourciers et témoins.
Mettons que l'attache ainsi qu'une pince
et que l'estampille ainsi qu'un poinçon
ce qui toujours manque ; or en caleçon
de bain je l'ai vu, humant, ça décoince,
l'odeur de saumure enivrante, mais
il était déjà devenu criquet.
(Yòrgos Sefèris
Thòdoros Papayànnis, Zalokòsta 2, Athènes)
Souffrance des phonèmes
Rien sous les pieds, sinon, sur le dallage,
une verrière et son vide béant,
s'imposant à nos pas, aussi prudent
qu'un vieux détonateur, dont le message
est que les hommes brûleront un jour
là où jadis on a brûlé des livres,
dans un concert de tambours et de cuivres,
un défilé de top-models glamour.
Voilà pourquoi le rayon est resté
obstinément vide — lecture en panne.
Vêtu de noir, T-shirt, costard, soutane,
le garde approche afin de m'alerter,
serrant son poing enfoncé dans sa poche :
oublie, efface-toi, ta fin est proche.
(Denkmal zur Erinnerung an die Bücherverbrennung
Micha Ullman, Bebelplatz, Berlin)
Migraines
Nach dem Zeugnis meiner Sinne stehe ich jetzt auf des Akropolis, allein ich kann es nicht glauben. Sigmund FREUD |
Lui a-t-on mis de force le chapeau ?
A-t-elle demandé qu'on le lui mette ?
Moi c'est pareil. À présent je regrette,
il est très lourd. Ce n'est guère à propos,
je le sais, de l'ôter ; sur la tête
nous trimballons en guise de bibi
un bloc de pierre écrasant. Je subis
sa voix depuis des siècles ; il s'entête,
à être gladiateur veut me forcer ;
elle, divine, abritant ses yeux, ose
face à la caméra prendre la pose,
aveugle et dissolue, pour me lancer
du haut des murs de cette citadelle ;
je suis dans le pot de fleurs avec elle.
Athéna portant l'Acropole sur sa tête |
Yànnis Doùkas, né en 1981, a étudié les Lettres à Athènes puis à Londres et vit actuellement en Irlande. Il a publié très jeune un recueil de proses, puis, en 2011 et 2013, deux recueils de poèmes, Les frontières intérieures et Le syndrome de Stendhal, qui ont fait parler d'eux, tous deux primés. Il pratique également la critique littéraire et traduit la poésie anglophone.
Ce jeune poète, jusqu'ici, a pratiqué exclusivement les formes anciennes ! Le second recueil est une suite de sonnets, réguliers pour l'essentiel, chacun d'entre eux évoquant une statue d'Athènes, de Londres ou de Berlin. À cette forme sévère et noble comme le sont en principe les statues, s'oppose un contenu tout sauf rigide, festival d'irrévérence, de dérision et d'élégant pessimisme.
Le syndrome de Stendhal est un ensemble de symptômes causés par un plaisir esthétique trop violent. Titre sans doute ironique... Les dix poèmes présentés ici, tirés de ce recueil, sont parus dans le n°17 de la revue MEET. Ils seront bientôt rejoints ici par des extraits des Frontières intérieures.
Yànnis Doùkas |