Yànnis Doùkas



Procession funèbre


...car les débris, ce ne sont pas les statues,
c'est nous.
Yòrgos SEFÈRIS


Quand nous avons éteint, l'instant suivant,

sur moi penchée, doucement, tu déclares :

«nous allons vivre en ravaudant l'histoire

trouée partout ; rien jamais comme avant


ne se reproduira, tout va se clore».

Alors, du moins, lorsque ce «comme avant»

est aboli par les événements,

Nions-le nous aussi. Qu'a-t-il encore


pour nous, humains, de vivant, de présent

ce vieux ressassement de toute époque

qui garde un peu de souffle et nous suffoque,

quand nous tournons le dos, le refusant ?


Nous déposons des gerbes, nous pleurons,

mais en étant ce que nous enterrons.






Paysage avec atterrissage obligé


un plongeon inaperçu
William CARLOS WILLIAMS

Tel un danseur de Wuppertal, un phare

qui faiblement clignote, le blessé

sur la place en plein cœur vient se fixer

la tête en bas, et sous son poids, sans gloire


sa nuque ploie et rompt ; coup du lapin.

Autour de lui tout passe et tout s'écoule ;

indifférente et lente, cette foule

semble traîner sa charrue gagne-pain.


Chacun de nous, plongé dans des angoisses

nouvelles, néanmoins, sans l'ébruiter,

d'Icare en vol ressent la volupté,

monté sur des échelles, des terrasses.


Le vol en rêve, suivi par la chute,

le plouf caché, que rien ne répercute.



(Monument aux aviateurs tombés au combat

Vanghèlis Moustàkas, place Karaïskàki, Athènes)






L'index


Sur une tête en bronze si l'oiseau

l'espace d'un instant parfois se pose,

dedans son bec emportant quelque chose,

un petit grain, puis s'envole à nouveau,


alors celui qui voulait sur les traces

du temps dire la vérité, perçoit,

en observant la statue, que le doigt

du cavalier désigne dans l'espace


des îles d'Ionie la double voix,

qui dans la tasse d'espresso respire.

«Tu vivras comme une page à écrire,

dit son destin ; ensuite, efface-toi»,


ce qui revient, Fille Extraordinaire,

à vivre avec un pied, un seul, sur terre.



(Theòdoros Kolokotrònis

Làzaros Sòhos, Stadìou 13, Athènes)






Nu dans son armure


Tel un clochard marchant vers sa cachette,

immaculé, par les pigeons dûment

couvert de fiente ; il sera faiblement

flottant mais immergé jusqu'à la tête.


Trézène en bus, traversée vers la Crète

toute la nuit sur le pont, les bagages

qu'il a volés, il apprend, il voyage

flottant mais immergé jusqu'à la tête.


Membres tordus, mais intact, il s'embête

sans le montrer, survivant au chaos

nu mais dans son armure et le front haut,

flottant mais immergé jusqu'à la tête.


Tel un héros sur une autre planète,

flottant mais immergé jusqu'à la tête.



Sofìa Vàri-Botero, place Kotzia, Athènes
Thésée





Nature morte avec souvlaki-frites


Au lieu de commander, notre gaillard

est demeuré main levée, stationnaire.

L'éthéré, dirait-on, à la matière

s'oppose ; et à la fête mon cafard,


cloche, pareille au bras restant levé,

qui dans le jeûne et un soudain silence,

recherche aux terminus et aux agences

un bref instant d'Hollywood, préservé.


Le puits d'or noir son liquide évacue

pour arroser une morte nature

et du bois enfumé. Dans sa biture

la ville entière deviendra statue


et nous, ses somnambules sous la pluie,

un souvlaki-frites en effigie.






Exemple


Les bras en croix, mains ouvertes, qui miment

supplication, dénuement, Tirésias

ou bien Œdipe à bout de course, «hélas»,

«j'ai froid», «j'ai faim», toute une pantomime


de la pitié, depuis toujours obscure.

Et lui qui s'égara, pour être saint,

en vain, exclu des villes, des chemins

avec sa douleur nue et ses postures,


esclave matamore, ou Mycénien

pris de fureur, trouvant chez les Barbares

le sens du poids passé ; race bizarre

aussi, qui de la dette se souvient


et parle sang, langue, comme les Grecs,

mais qui n'a pas en poche un seul kopeck.



(Le mendiant

Loukas Doùkas, place Ayìou Pandeleìmonos, Athènes)






Scènes de noce


Ici la Grèce a Byron, et lui-même

le linge sale, les déchets, le chien.

«Tel un fantôme, lui dit-il, je viens

pour débander dans mes rêves extrêmes.


Ici se coiffe la Grèce ; son peigne

racle poux, pellicules, cheveux blancs.

Byron lui dit : «C'est l'heure du bilan,

tout est fini entre nous, et tout saigne».


Conformément à l'esprit des conjoints

que l'on trompa un jour — ce qui les pousse

communément à reluquer en douce

les copines de leurs copains, au point


de presque les draguer — Byron s'affirme

ici, ce jour, en seigneur des infirmes.



Chapu, Falguière et Sòhos, devant le Zappion, Athènes
La Grèce couronne Byron





Baigné


Mettons que c'était un huissier enclin

à presser le temps, dompté à grand-peine ;

sa vie : un séjour en terre lointaine

épine cachée, rose du destin.


Mettons qu'il trouva un jour le moyen

de voir alentour, larguant les amarres

à travers son art, de tout temps avare,

son art exigeant sourciers et témoins.


Mettons que l'attache ainsi qu'une pince

et que l'estampille ainsi qu'un poinçon

ce qui toujours manque ; or en caleçon

de bain je l'ai vu, humant, ça décoince,


l'odeur de saumure enivrante, mais

il était déjà devenu criquet.



(Yòrgos Sefèris

Thòdoros Papayànnis, Zalokòsta 2, Athènes)






Souffrance des phonèmes


Rien sous les pieds, sinon, sur le dallage,

une verrière et son vide béant,

s'imposant à nos pas, aussi prudent

qu'un vieux détonateur, dont le message


est que les hommes brûleront un jour

là où jadis on a brûlé des livres,

dans un concert de tambours et de cuivres,

un défilé de top-models glamour.


Voilà pourquoi le rayon est resté

obstinément vide — lecture en panne.

Vêtu de noir, T-shirt, costard, soutane,

le garde approche afin de m'alerter,


serrant son poing enfoncé dans sa poche :

oublie, efface-toi, ta fin est proche.



(Denkmal zur Erinnerung an die Bücherverbrennung

Micha Ullman, Bebelplatz, Berlin)






Migraines


Nach dem Zeugnis meiner Sinne
stehe ich jetzt auf des Akropolis,
allein ich kann es nicht glauben.
Sigmund FREUD

Lui a-t-on mis de force le chapeau ?

A-t-elle demandé qu'on le lui mette ?

Moi c'est pareil. À présent je regrette,

il est très lourd. Ce n'est guère à propos,


je le sais, de l'ôter ; sur la tête

nous trimballons en guise de bibi

un bloc de pierre écrasant. Je subis

sa voix depuis des siècles ; il s'entête,


à être gladiateur veut me forcer ;

elle, divine, abritant ses yeux, ose

face à la caméra prendre la pose,

aveugle et dissolue, pour me lancer


du haut des murs de cette citadelle ;

je suis dans le pot de fleurs avec elle.



Ioànnis Kossos, Centre culturel municipal, Athènes
Athéna portant l'Acropole sur sa tête


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Yànnis Doùkas, né en 1981, a étudié les Lettres à Athènes puis à Londres et vit actuellement en Irlande. Il a publié très jeune un recueil de proses, puis, en 2011 et 2013, deux recueils de poèmes, Les frontières intérieures et Le syndrome de Stendhal, qui ont fait parler d'eux, tous deux primés. Il pratique également la critique littéraire et traduit la poésie anglophone.

Ce jeune poète, jusqu'ici, a pratiqué exclusivement les formes anciennes ! Le second recueil est une suite de sonnets, réguliers pour l'essentiel, chacun d'entre eux évoquant une statue d'Athènes, de Londres ou de Berlin. À cette forme sévère et noble comme le sont en principe les statues, s'oppose un contenu tout sauf rigide, festival d'irrévérence, de dérision et d'élégant pessimisme.

Le syndrome de Stendhal est un ensemble de symptômes causés par un plaisir esthétique trop violent. Titre sans doute ironique... Les dix poèmes présentés ici, tirés de ce recueil, sont parus dans le n°17 de la revue MEET. Ils seront bientôt rejoints ici par des extraits des Frontières intérieures.


Yànnis Doùkas
Yànnis Doùkas

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