Ici là partout toujours
Je ne cultive pas mon jardin en profondeur
J'essaie d'épuiser la surface et c'est pourquoi
je fais pousser des pas.
Lorsque l'attente est dépouillée de tout espoir
que reste-t-il ?
Une présence durable.
Évidemment, pour être présent sans cesse,
il faut apprendre à être absent.
Moi j'ai choisi une robe blanche.
D'autres ont inventé
divers instruments pour disparaître :
une tenue d'apiculteur, mettons.
D'autres encore, encadrés par un châssis de fenêtre
sont restés sans bouger.
Cela semble statique mais non.
La faute à la durée qui cristallise.
Le mécanisme :
Vibration
Abandon
Confiance
Disparition
Joie
Pas dans cet ordre
Et sans le sentiment
(Asile)
Insomnia
I
Et je m'abandonne au fond de la gorge de la nuit
Moi l'araignée m'accrochant à un fil
Je retiens mon souffle aux aguets
Ne sachant pas si c'est un son un toucher
Ma propre secousse ou quelque chose hors de moi qui me secoue
Frontière de ma peau.
Quand j'arrive là je sais que je suis au bout de mon fil
Thésée ou Orphée ?
De toute façon l'histoire d'une trahison
II
Je flotte sur le dos dans la nuit
Mais aussi la nuit me traverse
La rigole qui s'ouvre ne cesse de parler
Les choses s'effacent laissant un fin contour
Je l'emporte
Il servira plus tard
Quand l'horizon n'y sera plus
III
Je vois le duvet de la nuit s'accroître se réduire
Les yeux de feu des petits rapaces
Je vois la mort gratter à la porte
L'aventure banale de son errance
Je vois la mémoire obstinée rassembler des données dans les coins
Poussière limaille tout ce qui peut lui servir
Et à son arrivée il lui suffira d'un sourire
D'une lanière de chaussure d'un peu de sable entre les doigts
Cela lui suffira pour déverser sur moi
La vague énorme de toutes les «choses remuées»
Eh bien bonne nuit, dis-je et je relève
le drap sur ma tête
IV
Je vois de mon regard aveugle
Les voix des corps nus
Leur goût mûrit dans ma bouche
Telle une langue qu'on n'entendra jamais
J'enlace mon corps
Et je trouve ton corps à toi
J'enlace toutes mes expressions
Celles que toi tu parles
Celles par quoi tu me connais
Comme je ne me connais pas moi-même
V
Mon regard aveugle rencontre mon autre regard
Qui est prisonnier dans les choses
Et je le reconnais tel un souvenir exact
Si tout ce que je vois se métamorphose en souvenir
Moi je suis le monument de mon regard.
Dans un monde mort
Qui de moi se souviendra ?
Comment avancer dans un champ
Malgré l'absence de porte, on a trouvé une entrée.
Avec aussitôt devant nous le processus de la métamorphose.
Des dizaines de petits oiseaux (invisibles d'abord) ont quitté le sol
Touchant la cime des épis.
Les faisant ainsi respirer
Les faisant participer au vol.
Chaque épi semblait faire naître un oiseau.
Bientôt ils ont cessé
Il n'en restait plus un seul.
Nous ne savions pas encore comment commencer
Notre question verdoyante à la main
Si c'était un puits nous pourrions jeter une pierre
Et attendre la réponse
Ou peut-être suffisait-il de certains éléments à détacher
(plantes, un peu d'herbe)
Pour tirer nos conclusions.
Autrement dit par agression ou vol.
Nous avons décidé d'oublier dans notre petite chorégraphie.
Oublier comme s'introduire est un départ.
Que devions-nous laisser en arrière ?
Des épines géantes d'un orange saturé
Tournaient la tête vers le vent impalpable,
Comme prêtes à se déplacer.
Dans tout l'espace tandis que nous approchions
De ce que nous autres appellerions le centre,
Il n'y avait que l'impression de démarrage.
Le champ, poing fermé qui n'allait pas montrer.
Le renard
Dans le faisceau de lumière est apparu
A traversé la route
Un petit renard brun.
Et le soir suivant de nouveau
Derrière un buisson une seconde
Et là encore sa queue seulement
A balayé la nuit
Et depuis lors une fois de plus
ses pattes arpentent ton regard
Son corps chaudement fourré
Entre nous palpite
De passage toujours sans repos
«Mais qui es-tu» avons-nous demandé
«Je suis, a-t-il dit, ce qui vient en trop».
La chanson d'Eurydice
Tiens ta promesse Orphée
Regarde-moi
Cultive par ton regard
La prairie de mon errance
Creuse pour moi le voyage avec
Le stylet de tes yeux
Lance ton filet et
Ramène-le vide
Recueille les gouttes :
Dans chacune
Se reflétera mon visage.
Moi je suis la frontière qui sans cesse recule
Le gardien de la distance
Et la chanson d'Orphée
Est la distance.
Ne laisse rien sans le toucher
Ce que tu touches
Ne doit jamais t'appartenir
Chaque toucher plus étranger
en même temps qu'étranger plus rapace
Et le toucher prêt à se retourner
Car il sait mettre en route
La machine de la destruction.
Et retenant ton souffle,
Tout le rouge pâle s'empare de toi.
Retiens le vide non respiré puis tisse-le.
(Le livre de la terre)
La chanson de la poussière
I
C'est la caresse d'un aveugle qui a perdu à jamais sa canne
Ce qu'il y a de plus éloigné des étoiles.
Quelque chose qui s'enracine
éternellement tendu sans pousses et sans feuilles.
Qui coule insensiblement
dans la fente la plus infime pour jumeler toutes choses.
Elles cèdent à la douceur de son toucher
qui leur pardonne et les fait disparaître
Elles ne sont pas exactement perdues
Abandonnées seulement
Et abandonnées s'obstinent.
«Nous te remercions, disent-elles, d'être venu jusqu'ici.»
«Regarde cette flamme. C'est ton père.
Et ce morceau de bois ta mère.
Et ce squelette d'oiseau, toutes les bêtes que tu aimas enfant.»
II
Elle roule son tabac sec
dans du papier à lettres jauni
Les mots brillent en brûlant un à un,
elle parle sans un son comme ça comme une Pythie
sous son béret de fumée,
avant de m'enfermer à clé au fond d'une théière.
Les araignées son soutien autour d'elles
tricotent et chantent :
«Fermez portes et fenêtres
ne cherchez plus dans le ciel
Vos fils ne reviendront plus»
III
Elle n'a rien à voir avec l'eau
C'est le silence des couleurs
Lorsque j'entends sa toux je comprends qu'elle m'apporte une robe de boue
Mes pieds dépassent tout blancs
Sur chaque cheville se détache un brillant de rosée.
Elle a les meilleures idées, cela je le lui reconnais.
«Viens qu'on se penche encore au-dessus des jarres
pour chuchoter profondément le secret au vent»
IV
— La maison est à moi
— Viens le dire à mes compagnons
(Dix mille hoplites serrés dans l'ombre aux aguets)
— Je te ferai disparaître à la lumière
— Nous ne parlons pas la même langue. Quand il crie, je m'allonge sur mon lit de velours.
— Rends-moi mes bêtes
— Chaque soir je joue aux dés avec leurs os.
— Quoi d'autre t'offrir ?
— Dans une coupe d'argent ta voix.
Incertitude I
Signaux, balises, frontières
signes
ordures, démence, histoire,
dérivés spectaculaires, choses à voir.
Les feuilles de figuier
écrivaient l'histoire de l'Apocalypse.
Comme il est naturel
toutes les légendes à la fin se vérifient.
«La forme de la forme de la vie n'est pas une forme»
extraordinaire, la langue !
Nuit sur la ville
sans lune
sans étoiles
ciel vide
asservi, trouble et taché.
Le bruit des pensées fenêtres coulissantes
s'ouvrant et se fermant dans un immeuble aux nombreux étages
toutes lumières allumées, mais déserté.
La première gorgée de café.
Supprimez tout ce qui est biographie
Je voudrais garder cette gorgée.
Attention, ce n'est pas un souvenir
mais quelque chose de totalement connu
et de totalement anonyme.
Eh, elle ne se garde pas, bien sûr,
mais me traverse comme il se doit.
Parfois une fermentation
se produit
une pause au cœur du mouvement
comme dans une cour en ruines
où entrent et sortent des hirondelles
(un lieu connu comme :
éternité)
ou quand on ouvre une porte
et l'on ne reconnaît rien.
Tu es un voleur prêt pour agir
dans la bouche de l'invisible
dans le tourbillon d'une matière sans usage
entre l'événement et le coup de pied
Oreille d'un chat au soleil
cône de chair rose
qui saisit en tremblant (toujours)
pure frontière extatique.
Absolument nécessaire ce vol,
la visite,
pour qu'en vie tu restes
vivant
Incertitude II
(if only)
I
S'il nous était possible
de lire avec le corps
Battements et vibrations
d'explorer le poids insupportable
des pas, des murmures et des cris
des corps et des morts
les tentatives et les échecs
les rééditions et les radiations
le palimpseste des inscriptions
comme l'image qui clignote
à travers le tremblement des feuilles
qui frissonnent
au vent et au soleil
II
Nous déposons un corps
sur le corps du sommeil
sur le corps des sommets
sauvés profondément
avec l'attente d'une acceptation
avec l'espoir du lieu
perméables de partout
dans cet infranchissable
plongé dans le vert
inconnu
habité mais vide
qui respire sa respiration chuchotant
sans réponse
insurgé
inexplicable
rêve d'un rêve
il s'introduit
derrière les yeux fermés
coule dans les oreilles
caché
et caché pourtant
il existe
III
La mer est féminine
et ces sommets là masculins
chaîne puissante cimes en foule
massive et inflexible
en soulèvement perpétuel
Mais la montagne aussi est une vague
quand on se déplace en elle
et qui peut la saisir
quand une colline mange l'autre
quand on se perd dans les fourrés
quand les arbres t'encerclent
avec leurs milliers d'yeux
lorsque perdu dans son corps immense
qui liquide se déploie de partout
tu dors dans des bras de terre
L'informe nous encercle
voués que nous sommes
perméables dans l'infranchissable
au problème
qui nous commande
(Tout paysage une fois et tout entier)
Katerìna Iliopoùlou, née en 1967, après avoir étudié la chimie et les beaux-arts, a publié quatre recueils de poèmes et traduit entre autres Plath, Hugues et Whitman. Elle a écrit de nombreux essais et des critiques sur la poésie et dirige une revue. Les lecteurs de Douze jeunes poètes (publie.net, 2010) ont pu lire des extraits de ses trois premiers recueils, Monsieur T (2007, traduction française intégrale à L'oie de Cravan), Asile (2008) et Le livre de la terre (2011). Le quatrième recueil, Tout paysage une fois et tout entier (2015), confirme l'évolution régulière, l'approfondissement de sa démarche. La poésie d'Iliopoùlou est l'approche sans cesse reprise d'une réalité qui se fait et se défait, un tâtonnement perpétuel vers l'insaisissable, un dialogue avec, dit-elle, «quelque chose qui cherche à dialoguer avec nous». Poésie errante, inquiète, impatiente, intensément corporelle. On a pu dire que les mots d'Iliopoùlou ne sortaient pas de sa bouche, mais de sa peau, que sa «poésie polyédrique» regardait les choses «avec un œil d'insecte». Tout en étant chargée d'émotions très humaines.
Katerìna Iliopoùlou |