Katerìna ILIOPOÙLOU



Ici là partout toujours


Je ne cultive pas mon jardin en profondeur

J'essaie d'épuiser la surface et c'est pourquoi

je fais pousser des pas.

Lorsque l'attente est dépouillée de tout espoir

que reste-t-il ?

Une présence durable.

Évidemment, pour être présent sans cesse,

il faut apprendre à être absent.

Moi j'ai choisi une robe blanche.

D'autres ont inventé

divers instruments pour disparaître :

une tenue d'apiculteur, mettons.

D'autres encore, encadrés par un châssis de fenêtre

sont restés sans bouger.

Cela semble statique mais non.

La faute à la durée qui cristallise.

Le mécanisme :

Vibration

Abandon

Confiance

Disparition

Joie

Pas dans cet ordre

Et sans le sentiment


(Asile)






Insomnia


I


Et je m'abandonne au fond de la gorge de la nuit

Moi l'araignée m'accrochant à un fil

Je retiens mon souffle aux aguets

Ne sachant pas si c'est un son un toucher

Ma propre secousse ou quelque chose hors de moi qui me secoue

Frontière de ma peau.

Quand j'arrive là je sais que je suis au bout de mon fil

Thésée ou Orphée ?

De toute façon l'histoire d'une trahison



II


Je flotte sur le dos dans la nuit

Mais aussi la nuit me traverse

La rigole qui s'ouvre ne cesse de parler

Les choses s'effacent laissant un fin contour

Je l'emporte

Il servira plus tard

Quand l'horizon n'y sera plus



III


Je vois le duvet de la nuit s'accroître se réduire

Les yeux de feu des petits rapaces

Je vois la mort gratter à la porte

L'aventure banale de son errance

Je vois la mémoire obstinée rassembler des données dans les coins

Poussière limaille tout ce qui peut lui servir

Et à son arrivée il lui suffira d'un sourire

D'une lanière de chaussure d'un peu de sable entre les doigts

Cela lui suffira pour déverser sur moi

La vague énorme de toutes les «choses remuées»

Eh bien bonne nuit, dis-je et je relève

le drap sur ma tête



IV


Je vois de mon regard aveugle

Les voix des corps nus

Leur goût mûrit dans ma bouche

Telle une langue qu'on n'entendra jamais

J'enlace mon corps

Et je trouve ton corps à toi

J'enlace toutes mes expressions

Celles que toi tu parles

Celles par quoi tu me connais

Comme je ne me connais pas moi-même



V


Mon regard aveugle rencontre mon autre regard

Qui est prisonnier dans les choses

Et je le reconnais tel un souvenir exact

Si tout ce que je vois se métamorphose en souvenir

Moi je suis le monument de mon regard.

Dans un monde mort

Qui de moi se souviendra ?






Comment avancer dans un champ


Malgré l'absence de porte, on a trouvé une entrée.

Avec aussitôt devant nous le processus de la métamorphose.

Des dizaines de petits oiseaux (invisibles d'abord) ont quitté le sol

Touchant la cime des épis.

Les faisant ainsi respirer

Les faisant participer au vol.

Chaque épi semblait faire naître un oiseau.

Bientôt ils ont cessé

Il n'en restait plus un seul.

Nous ne savions pas encore comment commencer

Notre question verdoyante à la main

Si c'était un puits nous pourrions jeter une pierre

Et attendre la réponse

Ou peut-être suffisait-il de certains éléments à détacher

(plantes, un peu d'herbe)

Pour tirer nos conclusions.

Autrement dit par agression ou vol.

Nous avons décidé d'oublier dans notre petite chorégraphie.

Oublier comme s'introduire est un départ.

Que devions-nous laisser en arrière ?

Des épines géantes d'un orange saturé

Tournaient la tête vers le vent impalpable,

Comme prêtes à se déplacer.

Dans tout l'espace tandis que nous approchions

De ce que nous autres appellerions le centre,

Il n'y avait que l'impression de démarrage.

Le champ, poing fermé qui n'allait pas montrer.






Le renard


Dans le faisceau de lumière est apparu

A traversé la route

Un petit renard brun.

Et le soir suivant de nouveau

Derrière un buisson une seconde

Et là encore sa queue seulement

A balayé la nuit

Et depuis lors une fois de plus

ses pattes arpentent ton regard

Son corps chaudement fourré

Entre nous palpite

De passage toujours sans repos

«Mais qui es-tu» avons-nous demandé

«Je suis, a-t-il dit, ce qui vient en trop».






La chanson d'Eurydice


Tiens ta promesse Orphée

Regarde-moi

Cultive par ton regard

La prairie de mon errance

Creuse pour moi le voyage avec

Le stylet de tes yeux

Lance ton filet et

Ramène-le vide

Recueille les gouttes :

Dans chacune

Se reflétera mon visage.

Moi je suis la frontière qui sans cesse recule

Le gardien de la distance

Et la chanson d'Orphée

Est la distance.

Ne laisse rien sans le toucher

Ce que tu touches

Ne doit jamais t'appartenir

Chaque toucher plus étranger

en même temps qu'étranger plus rapace

Et le toucher prêt à se retourner

Car il sait mettre en route

La machine de la destruction.


Et retenant ton souffle,

Tout le rouge pâle s'empare de toi.

Retiens le vide non respiré puis tisse-le.


(Le livre de la terre)






La chanson de la poussière


I

C'est la caresse d'un aveugle qui a perdu à jamais sa canne

Ce qu'il y a de plus éloigné des étoiles.

Quelque chose qui s'enracine

éternellement tendu sans pousses et sans feuilles.

Qui coule insensiblement

dans la fente la plus infime pour jumeler toutes choses.

Elles cèdent à la douceur de son toucher

qui leur pardonne et les fait disparaître

Elles ne sont pas exactement perdues

Abandonnées seulement

Et abandonnées s'obstinent.

«Nous te remercions, disent-elles, d'être venu jusqu'ici.»

«Regarde cette flamme. C'est ton père.

Et ce morceau de bois ta mère.

Et ce squelette d'oiseau, toutes les bêtes que tu aimas enfant.»



II

Elle roule son tabac sec

dans du papier à lettres jauni

Les mots brillent en brûlant un à un,

elle parle sans un son comme ça comme une Pythie

sous son béret de fumée,

avant de m'enfermer à clé au fond d'une théière.

Les araignées son soutien autour d'elles

tricotent et chantent :

«Fermez portes et fenêtres

ne cherchez plus dans le ciel

Vos fils ne reviendront plus»



III

Elle n'a rien à voir avec l'eau

C'est le silence des couleurs

Lorsque j'entends sa toux je comprends qu'elle m'apporte une robe de boue

Mes pieds dépassent tout blancs

Sur chaque cheville se détache un brillant de rosée.

Elle a les meilleures idées, cela je le lui reconnais.

«Viens qu'on se penche encore au-dessus des jarres

pour chuchoter profondément le secret au vent»



IV

— La maison est à moi

— Viens le dire à mes compagnons

(Dix mille hoplites serrés dans l'ombre aux aguets)

— Je te ferai disparaître à la lumière

— Nous ne parlons pas la même langue. Quand il crie, je m'allonge sur mon lit de velours.

— Rends-moi mes bêtes

— Chaque soir je joue aux dés avec leurs os.

— Quoi d'autre t'offrir ?

— Dans une coupe d'argent ta voix.






Incertitude I


Signaux, balises, frontières

signes

ordures, démence, histoire,

dérivés spectaculaires, choses à voir.

Les feuilles de figuier

écrivaient l'histoire de l'Apocalypse.

Comme il est naturel

toutes les légendes à la fin se vérifient.

«La forme de la forme de la vie n'est pas une forme»

extraordinaire, la langue !


Nuit sur la ville

sans lune

sans étoiles

ciel vide

asservi, trouble et taché.

Le bruit des pensées fenêtres coulissantes

s'ouvrant et se fermant dans un immeuble aux nombreux étages

toutes lumières allumées, mais déserté.

La première gorgée de café.

Supprimez tout ce qui est biographie

Je voudrais garder cette gorgée.

Attention, ce n'est pas un souvenir

mais quelque chose de totalement connu

et de totalement anonyme.

Eh, elle ne se garde pas, bien sûr,

mais me traverse comme il se doit.


Parfois une fermentation

se produit

une pause au cœur du mouvement

comme dans une cour en ruines

où entrent et sortent des hirondelles

(un lieu connu comme :

éternité)

ou quand on ouvre une porte

et l'on ne reconnaît rien.

Tu es un voleur prêt pour agir

dans la bouche de l'invisible

dans le tourbillon d'une matière sans usage

entre l'événement et le coup de pied

Oreille d'un chat au soleil

cône de chair rose

qui saisit en tremblant (toujours)

pure frontière extatique.

Absolument nécessaire ce vol,

la visite,

pour qu'en vie tu restes

vivant



Incertitude II

(if only)


I

S'il nous était possible

de lire avec le corps

Battements et vibrations

d'explorer le poids insupportable

des pas, des murmures et des cris

des corps et des morts

les tentatives et les échecs

les rééditions et les radiations

le palimpseste des inscriptions

comme l'image qui clignote

à travers le tremblement des feuilles

qui frissonnent

au vent et au soleil



II

Nous déposons un corps

sur le corps du sommeil

sur le corps des sommets

sauvés profondément

avec l'attente d'une acceptation

avec l'espoir du lieu

perméables de partout

dans cet infranchissable

plongé dans le vert

inconnu

habité mais vide

qui respire sa respiration chuchotant

sans réponse

insurgé

inexplicable

rêve d'un rêve

il s'introduit

derrière les yeux fermés

coule dans les oreilles

caché

et caché pourtant

il existe



III

La mer est féminine

et ces sommets là masculins

chaîne puissante cimes en foule

massive et inflexible

en soulèvement perpétuel

Mais la montagne aussi est une vague

quand on se déplace en elle

et qui peut la saisir

quand une colline mange l'autre

quand on se perd dans les fourrés

quand les arbres t'encerclent

avec leurs milliers d'yeux

lorsque perdu dans son corps immense

qui liquide se déploie de partout

tu dors dans des bras de terre

L'informe nous encercle

voués que nous sommes

perméables dans l'infranchissable

au problème

qui nous commande


(Tout paysage une fois et tout entier)



*



Katerìna Iliopoùlou, née en 1967, après avoir étudié la chimie et les beaux-arts, a publié quatre recueils de poèmes et traduit entre autres Plath, Hugues et Whitman. Elle a écrit de nombreux essais et des critiques sur la poésie et dirige une revue. Les lecteurs de Douze jeunes poètes (publie.net, 2010) ont pu lire des extraits de ses trois premiers recueils, Monsieur T (2007, traduction française intégrale à L'oie de Cravan), Asile (2008) et Le livre de la terre (2011). Le quatrième recueil, Tout paysage une fois et tout entier (2015), confirme l'évolution régulière, l'approfondissement de sa démarche. La poésie d'Iliopoùlou est l'approche sans cesse reprise d'une réalité qui se fait et se défait, un tâtonnement perpétuel vers l'insaisissable, un dialogue avec, dit-elle, «quelque chose qui cherche à dialoguer avec nous». Poésie errante, inquiète, impatiente, intensément corporelle. On a pu dire que les mots d'Iliopoùlou ne sortaient pas de sa bouche, mais de sa peau, que sa «poésie polyédrique» regardait les choses «avec un œil d'insecte». Tout en étant chargée d'émotions très humaines.


Katerìna Iliopoùlou
Katerìna Iliopoùlou

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