Que tout reste en arrière
et qu'avance la proue pleine de sel
avec son chargement de toile
vers l'accès à la mer qui ouvert attend
sur l'autre rive afin que s'y achève ce qui
a commencé ici dans l'autre hémicycle
On ne peut imaginer plus belle fin il y aura tout
ce qu'elle avait reçu au début
une qualité supraterrestre qu'elle n'a jamais perdue
Le bateau léger voyagera tout droit
sans que l'aveuglent les lames du reflet qu'il soulève
le soleil labourant la mer fendra une céleste
mer un firmament liquide tirant comme attaché
avec en face la flore bruissante qui le tire
pour qu'il s'amarre aux eaux où se réfractent
ses racines Ô oui que tout reste en arrière et que
coure le bateau léger plus léger que
son chargement de paille plus léger que le duvet
dont les sourires sont veloutés Un bateau
invisible comme les souffles qui rient et qui
s'embrassent Rien que pour cela tu as semble-t-il
vécu ta vie et de ta vie entière cela seul
semble-t-il n'est pas resté en arrière même s'il y en a
tant derrière et cependant devant toujours comme si
n'avait jamais eu lieu cet accès à la mer toujours là-bas
en face à chaque fois pour la première fois la proue rongée
par le sel court et plonge pour atteindre les vertes
courbes sur la rive balancée rien que pour cela semble-t-
il et rien d'autre pour cela qui est toujours
en face et tout le reste derrière Le paysage
familier se forme seul en cet instant-là il s'ouvre
ouvert par le bateau se donnant au bateau
pour l'enfermer en lui l'accompagner dans l'ouverture
Le voyage matinal
Jamais voix n'ont retenti
plus douces Jamais la peau n'a connu pareille douceur
qu'en cette heure-ci L'acquisition d'une âme Depuis les sandales
jusqu'au coin des yeux Et que toutes choses restent
en arrière elles-mêmes l'acceptant reconnaissant
qu'elles n'auront plus de voix qui s'enroule
autour de la voix et l'étouffe qu'elles ne lèveront pas
dans le jour une nuit qui jettera le jour
dans le désespoir elles-mêmes le confirmant
elles tiendront jusqu'où le leur permettra
l'embarcadère jusqu'au bord du brise-
lames et au-delà dans tout cet au-delà
dans l'acquisition d'une âme L'en-face dans sa douceur
Comme si le bateau lui-même n'y croyait
pas tandis que le nœud tranché la lourde
corde comme abattue par la hache d'un
demi-dieu en soubresauts de serpent inventé dans
l'écume du sillage que laisse derrière elle
la délivrance dégagée Une gaieté
enveloppe tout entière l'embarcation la caressant
à cause du choc du crime nécessaire qui
a fait que le cordon
a teint la terre de sang gâté
et des ordures pétrifiées dans les entrailles
devenues inutiles Tout le décor tandis
qu'il rapetisse dans sa puanteur qu'il devient plus
petit que sa disparition même Voguant volant
dauphin de fer et bois unis par
la saumure poisson-volant tel un jeu d'enfant
qui contient tout le voyage matinal et se penche
et sans cesse embrasse l'accueil de l'azur comme
un poème amoureux sa poésie Que reste-t-il de la mort
quand gagne la vie Que reste-t-il quand gagne
la vie et d'elle que reste-t-il Reconstitution d'une
quintessence que l'absence fait trôner
au centre et au sommet de ce ciel
particulier terrestre Tu te sens humilié
malappris de par ton ignorance Tenant en guise de bouée
un livre insondable tu t'accoudes à la venteuse
proue observant avec tes premiers yeux
l'humide poussière des gouttes qui fleurit
dans le cristal du jour et tu sens
que rien n'ajoutera à ton altitude
ce que tu ne sais pas et ne sauras pas
Petit comme une fissure dans le bois rongé du
bateau plus petit encore que le peu
de mer accumulé dans le creux d'une cour-
bure des articulations métalliques tu pleures dès à présent
ce que tu ne deviendras pas comme si tu arrivais du début
à ta fin et ce qui reste c'est de
faire les cent pas dans la tristesse d'une
inexistence innée Ce peu ce très peu pas plus
qu'une écharde emporté par le vent d'or
tu l'as vue un instant elle aussi brillant comme l'or
puis disparue tu iras ainsi toi aussi peu très peu
de temps brillant sans l'avoir même peu de temps
senti sinon tu trouverais le
mot pour le dire et là tu ne peux pas tu ne l'as
jamais senti et ce mot ne te sera pas donné
les mots sont donnés à ceux qui ont senti
avant les mots Inexistence dans l'immensité
du secret d'un paysage Insignifiance dans l'
infinitude d'un jardin d'offrandes cachées Petitesse
en avant dans une mer violette à l'abondance inaccessible
qui mouille seulement le livre profond que tu tiens
et un peu très peu le bout de tes doigts immatures
comme si un invisible geste bénisseur aspergeait
le bout de ta vie et que tu ne puisses pas comprendre
ce qui suffit ce qui est de trop et vers où tu devras
te tourner pour ne pas perdre l'autre
bout d'aile de l'ange qui comme la proue
de l'embarcation t'a retenu un peu très peu
t'appuyant à ses duvets d'azur Il vaut mieux
que tu ne puisses penser en feignant la sagesse L'ignare
que tu es doit se laisser aller au bercement qui ressuscite
ton cerveau même s'il ne demandera pas ce qui n'est donné
qu'à d'autres Et ce n'est pas peu de n'être
rien que ta taille ne dépasse même pas la hauteur
de tes chevilles et que tu puisses à nouveau comme
cela t'est donné à présent t'appuyer debout sur
la proue antique tenant à nouveau un livre si profond et
passer en face à nouveau même si cette fois
est la dernière Quoi d'autre
t'est dû
Tu n'apportes rien
si ce n'est un livre étranger
Tu remercies l'aspersion bénie sur
tes vieux doigts tu remercies tout
la toile et la paille qui te suit et ce qui
fait revenir ta peau à cette
sensation-là de cette fois-là tu remercies
cet à nouveau même si c'est le dernier
Quoi d'autre t'est dû cela non plus peut-être
peut-être cet ancien cet oublié cet ancestral
dont tu lis dans le livre lourd qu'à toi il correspond
un désert un paysage de rochers une friche
où s'enlacent des vipères le verglas de la nuit
des scorpions le feu vertical du jour un silence
plus desséché que le sol brûlé et toi en posture
d'abattement de supplication comme si tu priais
tes propres immondices injuriant ta vie lui demandant
pardon d'avoir durant toute ta vie reçu
la vie mais pas donné la vie criant de toutes les fissures
de tes os déterrés devant un auditoire de serpents quiconque
n'a pas tout son cœur perd celui qui a
des plaies de fouet sur les hanches à qui suffit le
fouet quand tu arrives tôt à la fin c'est
ce qui te revient que tombe une pluie de soufre au cerveau
de qui n'a pas retenu la leçon et que
se perde celui qui n'a pas supporté de perdre
accepte l'atrophie de tes sens montre
ce qui manque et t'égale à ce que tu dédaignas
tu n'es que la longueur de chaîne de l'ombre qui lance une aile
d'insecte gros comme l'ongle dans la nuit sans étoiles
là où tu es arrivé demande à descendre encore
car cette fin tu ne l'as pas payée
pour y avoir droit et maintenant dis
merci au chemin jusqu'ici qui t'a supporté
même s'il ne se trouve personne pour l'entendre
et n'appelle pas Seigneur Seigneur c'est un rôle
pour ceux comme toi qui ont pour auditoire enla-
cées les vipères demande seulement pardon
à toutes ces choses que tu n'as pas pu sentir
et qui toutes sont plus grandes que toi elles étaient
devenues les réussites de certains autres s'étalant
avec une grâce d'offrande que tu devrais être l'un
d'eux pour offrir ou recevoir
le même don est nécessaire pour les deux Ainsi
comme un arbre qui a grandi sous de grands
arbres mais sans jamais parvenir plus haut que leurs
racines envoie un salut maintenant
hors de ton cœur fluet à leur ombre
si elle n'existait pas il n'y aurait nulle raison d'être
à ta vie Et cela n'est pas peu Puisque tu
n'apportes rien qu'un livre interminable
Et pourtant tout t'est offert encore
Vois comme elle court l'embarcation
rien ne l'arrête comment est-elle prête à
parvenir là-bas s'amarrer acquérir une âme
apogée le voyage matinal qui s'achève
Tu sors Les sandales sentent le bois chaud
de la jetée tu regardes depuis l'extrémité où l'eau
limpide ne t'empêche pas de fouler du
regard le taffetas de sable qui raie
le fond Une anxiété seulement à côté de l'accueil
de l'azur comme si quelque chose de plus grand que tout attendait
depuis des années là inébranlable tellement inamovible
telle une menace mais qui passe vite sans diminuer
le désir qui est lui aussi comme alors le même
s'il manquait tu ne serais pas prêt à devenir ce que
tu es à présent tandis que tes pieds asexués
plongent dans le gonflement du sable et que
lentement tu avances dans du cristallin bleu
Tu as tout laissé dehors Que tout reste dehors Nu ton corps est dedans
Comme alors tu frissonnes fais un geste
comme pour sortir mais très doux
est le sable les plantes des pieds s'épanouissent et c'est si doux
la langue de l'eau lèche comme la poésie
amoureuse le poème achevé Tout s'ouvre autour de toi
avec les éternels cercles concentriques engendrés
par ton corps et la paille et la toile
les visages et les voix une joie telle une mer
qui joue avec elle-même et tout autour violettes
les montagnes les bois de pins vert sombre les rires et
l'allégresse dans l'eau apprivoisée Seigneur Seigneur
cries-tu et te répond ton corps immature
il a les dimensions des petits poissons qui fleu-
rissent dans le miroir de la lumière humide
coquillages galets
Telle une divinité l'acquisition d'une âme
accueille
dans son manteau d'azur le
corps que tu fus un jour et que
tu es de nouveau une légèreté t'envoie aux abysses
une douceur qui t'avale
un azur qui te paie te voyage
là où tu vas sans embarcation
avec une proue nouvelle
ce qui reste de toi et avec un nouveau
livre ancien ta nudité qui t'entraîne vers
le fond des pages-vagues Elles sont feuilletées
par le vent qui fait bruire tes cheveux
peu avant qu'il ne reste plus
que la surface remaniée
sans toi
Une petite main ouvre le livre immense
Le sable crisse dans ses pages
Tous les personnages
la paille et la toile
se penchent insatiables
pour les lire
et se couvrent d'azur
Les écrits de Dimìtris Dimitriàdis sont volontiers transgenres. On le connaît surtout comme auteur dramatique, mais certaines de ses pièces, rédigées en vers libres, sont en même temps des poèmes, et ses poèmes, ainsi que ses proses, sont parfois joués au théâtre. Un texte de Dimitriàdis a toujours une force dramatique, et c'est toujours un chant.
La partie officiellement poétique de son œuvre est rassemblée dans ses Catalogues, dont il existe actuellement quatorze parties. Le Catalogue 12, l'un des plus courts, donné ici intégralement, décrit une traversée mystérieuse qui baigne dans une non moins mystérieuse douceur, par instants quasi extatique. Voyage initiatique semble-t-il, et pourtant répété, aux allures de rituel, lente procession de mots qui rappelle par certains côtés La route de la soie de Màximos Os?ros, chef-d'œuvre méconnu. On se met à nu face à l'infini, l'insondable, l'inaccessible, c'est une expérience mystique d'autant plus étrange que Dieu en semble radicalement absent.
Dimìtris Dimitriàdis |