Yànnis STÌGGAS



Cyclope


me suis agrippé

au bas-ventre du poème

j'entends la grande main là-haut

et ses ciseaux


Écoute ce que maintenant je veux

que tu cesses, bien sûr, de pleurnicher

et nous parles de ton autre œil

l'œil qui pousse dans l'adversité


car il peut te garder les couleurs


si je t'aime noir tu es de nouveau perdu

chaque pulsation c'est le rouge qui trébuche

le bleu mordu c'est une mer

qui a noyé

qui s'est repentie

qui va s'apaiser


Vas-y, je t'écoute

parle-moi

Si la vision n'est pas trahie

quel genre de vision as-tu ?


Hé ne me gronde pas dessus


moi je peux avec rien qu'un bic

devenir personne






Méduse


D'abord

il y a le regard

elle l'apportait de grandes profondeurs

Je ne sais si l'explique la solitude

et pourtant la solitude —

car deux cailloux ne s'unissent jamais

et les montagnes un jour seront pour nous des cailloux


Elle était amère taciturne

tout ayant le même sort dans ses yeux

depuis une fourmi

jusqu'à la démocratie

et entre ces deux-là

une foule de corps affluait

des filles d'une aveuglante beauté

les durs dans leurs peaux de lion

— à noter qu'alors il n'y avait pas de photographes —


Elle était bonne

et ils l'ont tuée

l'admirateur forcené

et sa lame

Des troubles noirs ont éclaté

sirènes

flics

jets de pierres

slogans partout :


Ma nature morte à toi je viens


Pain

Éducation

Liberté

sur tout j'ai essayé mes dents

sur tout elles se sont brisées


Eh bien ?

Là où l'ordre ne peut rien

arrive le mythe

Voilà.

On n'a rien sauvé d'elle

Dommage.

Ce devait être

un maître en sculpture






Sirène ou Yeràssimos


Fille canon qui te fais rare

avec tes seins de légende

qui ont rendu fous tant d'homme

aux mains qui descendaient tremblantes

jusque

car en dessous commence

cette histoire d'écailles

avec ton pucelage serré

la douleur de l'étrange

Encore heureux

encore heureux

sinon tu serais la femme d'Ilìas

de Bàbis

de Yeràssimos

tu ferais quatre enfants

tu bosserais au supermarché

de lundi à samedi

et le dimanche ressortiraient les rides

les kilos en trop

le teint gris

Quel marin voudrait de toi ma pauvre ?

Tu aurais terriblement la nostalgie de la mer

et la nostalgie

ça vous scie

ma chérie

ça te couperait en deux sommairement

sans mers sans conclusion

et cric

et crac

et terminé






Dracula


Quand le sang devient hobby

laisse tomber...


D'une main je tiens la croix

car j'entre dans un poème

et de l'autre mon ventre tant je rigole

car je ne t'ai jamais cru

car j'ai bien appris

que le mal

s'en va gagner sa vie lui aussi

et toi tu dors douze heures


et ce n'est pas tout


la soif

n'est pas la bandaison

que l'autre puisse calmer

c'est toute une religion

— Mais n'en parlons pas ça vaut mieux —

ce que tu ne vas pas faire aux vierges

si ce n'est pas légendaire


Donc

l'humanité n'est pas pour tes dents

change-toi en chauve-souris

tu entreras par une oreille

sans ressortir par l'autre

tu resteras

pour enseigner

dans l'ombre






Frankenstein ou mieux Sans titre


de travers je t'ai cousu de travers

de travers tu me découdras


Cher Monsieur,


moi je vous ai fait du bien avec tant de cauchemars

car ensuite, l'eau fraîche

ensuite, la caresse dans les cheveux

le «calme-toi, le jour se lève».


Tandis que pour moi, quoi ?

moi qui vis une grisaille tel un malentendu

qui subis les aboiements des chiens

que vendange la rouille

— tant de taillages pour un corps —

si du moins vous mettiez des vis inoxydables,

que je ne me balade pas dans un imper jaune

l'été l'hiver

comme les exhibitionnistes.


Et ensuite,

puisque mes mains à moi se livrent

à une telle guerre civile

l'une voulant retourner au paradis

l'autre écrivant : DÉMOLITION PROCHAINE

jamais je ne quitterai Athènes.


Pourquoi tant de coutures sans aucun plan

un pour rire ou

un nom à moi

— vous auriez pu vous borner aux initiales —

un jeu de morpion au moins

(à la hauteur du cœur)

— et attention, monsieur —

je sais perdre, moi.






La fiancée de Frankenstein


D'abord les cicatrices,

et peu après l'amour.


Ils nous ont mis le cœur à l'envers, on dirait.






Licorne sous la pluie


La plupart sont désormais ferrées

devenues bêtes de somme

Disons

que de traîner lundi

jusqu'à jeudi matin

les genoux plient

et mardi grimpe la côte

au moins

le temps de dire amstramgram

ou

j'suis crevé

et faire tout tenir dans un morceau de sucre

et la pluie de partout

et pas d'abri nulle part

les faux-fuyants qui prennent l'eau

les allez donc

le blanc quand il déteint

ne cesse pas d'être blanc


vraiment ?

oui ?

c'est sûr ?

avec tes fers qui glissent charogne

comment va-t-il sortir le poème

que ta corne aille se faire foutre






Licornes dans la neige


Au coin de la place Koliàtsou et de la rue Messeòna


Évidemment,

il y a des licornes

(moins de trente)

t e r r i b l e m e n t   f u r i e u s e s

étant capables de prédire l'avenir


tous les événements seront quadrupèdes


et c'est parti pour les piétinements

les cages

les jurons

et puis...

... ... ...

.... ..... ..... ....

........ ...... ... ... ... ..... ...

tous ces points la neige

et cela veut dire qu'ici

il est temps

de se conformer au mythe

comme quoi jamais

personne ne les prendra vivantes

aucune plume faussement vierge






Là, ma parole est d'argent


Et celui qui regarde par le trou de la serrure

doit savoir qu'on le voit


Ceci, loup-garou

c'est mon buisson à moi


Je ne veux pas de ces affûts minables derrière les mots

compter le temps par les mégots

si c'est la faute de cette putain de société

et surtout

pas d'hystéries


Moi je t'ai appelé ici

pour que tu me dises

simplement :

la solitude, elle a pied ou pas ?

Et toi tu me sors des énigmes :


pourquoi la terre rouge aime les assassins ?


si je connais une comparaison une seule

qui rendra sourde la lune

de l'autre oreille aussi

quel sang est plus doux

après la prière

ou

l'amour ?


Tous les sangs sont doux

Celui de Lenio

celui du lièvre

celui du bloc de pierre


c'est ça l'ironie

c'est ça la légitimation du Monde, idiot.


et pour finir :


Je sais il va sans dire

quelle comparaison rend sourde la lune

de l'autre oreille aussi


Tout le monde le sait






Cerbère


un aigle le poème


Être canidé

à trois têtes

quatre pattes

vingt-quatre griffes

deux cent soixante-six dents

et des yeux en pagaille

pour surveiller

— selon les statistiques officielles —

environ

cent sept milliards

neuf cent soixante-quinze millions

deux cent trente-six mille

cinq cent dix-neuf

morts

lesquels — c'est bien connu —

se sont développés,

se sont enhardis,

oui, oui

et s'efforcent de s'échapper

sur deux roues, trois roues, en mobylette,

en ballon, en planeur

en tout ce qu'on peut imaginer

Même que l'autre jour une vespa l'a renversé

il a hurlé triplement

plus que trois pattes et demi

dix-huit griffes

il boite bien sûr

et bien sûr il vieillit

plus que deux cent treize dents

tandis que les morts

morts

cent sept milliards

neuf cent soixante-quinze millions

six cent trente-six mille

sept cent trente-neuf

(sans compter les disparus)


ça n'a pas de fin


Un être très malheureux, je vous dis


et le malheur

est

unique.






Dragon

ou Conte pour les enfants sages


Je ne suis pas de taille, Dragon, pour t'écrire

non les reptiles ne me font pas peur

les cauchemars non plus

c'est le mélange des deux

qui désigne

le temps

ou en d'autres termes

nous tombons

dans un gouffre étincelant


vu ma morphologie

et mon refus du parachute

je sais que j'éclaterai dans le vide

à 23 heures 05 pétantes

dans ce siècle

sûrement

alors écoute ce qui va se passer :


La clepsydre se cassera sur ma tête

un fleuve de sable coulant de mon nez

le sable, dis-je, mes souvenirs

un fleuve sortant de mes oreilles


Elèni

mon père

ma Mikaèla


et ils te noieront

Dragon petit con






L'homme invisible

ou Projet pour une révolution


D'abord, il n'est pas seul

ils sont beaucoup

qui depuis des années clignotent comme une alarme

dans l'espoir qu'un chrétien les voie

ou du moins une dépanneuse.

Avant qu'une nuit — clac —

les plombs sautent

et c'est ainsi, dans le noir

que le type de la fourrière les trouve

et les baptise dans les frissons.

C'est pourquoi l'épigraphe ici

est fournie comme rangement

pour faire sécher

leurs chaussures,

leurs chaussettes, les lundis, leurs maillots de corps,

les mardis, leurs montres, leurs chapeaux

leurs slips, leurs lunettes et leur foi

et qu'ils se déversent tous à poil

et à bon droit

dehors

dans le —



Pour la première fois

je vois l'horizon

écorché

(tout seul)

des pieds à la tête


En quelques minutes à peine

c'est Athènes qui suit.





Que celui qui l'ose

aille les recueillir






*



Une poésie qui interpelle, prend à partie, entre ricanement et colère, appel et imprécation. Une poésie rageuse et batailleuse, tendue, effervescente, toujours en mouvement. Une concentration extrême, des vers pareils à des lambeaux ou des jets de pierre.

Le lecteur francophone qui connaîtrait déjà Yànnis Stìggas, né en 1977, l'un des Douze jeunes poètes publiés chez publie.net en 2010, et dont le premier recueil, Vagabondages du sang (2004), a été traduit aux éditions des Vanneaux, le retrouvera tel qu'en lui-même dans son cinquième recueil, Je vois le Rubik-cube esquinté (2014). Traçant sa route avec son inlassable énergie, il s'y attaque aux figures du mythe et à divers monstres, ceux qui esquintent le Rubik-cube à coups de griffes ou de dents, et qu'il malmène avec — plus que dans les recueils précédents sans doute — un rire terrible.


Yànnis Stìggas
Yànnis Stìggas

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