Stratis PASCÀLIS


Femme


Toile d'un bûcher tout blanc. Si je m'éteins en toi, je deviens vapeur. Si je te déchire, je prends feu — cierge dans un crématoire.


Je préfère te regarder, Toi, tes yeux en biais, tes cheveux généreux, ton visage en triangle.


Si présente, si absente, l'arrogance de l'éclair — qui es-tu ?


Je suis la Prière sous les Amandiers Généreux.






Antiquités


Évadé de l'Histoire, je deviens trace, montagne, maison du désert. S'étant glissé en elle un soldat loge en moi. Demain il tombera au champ de bataille, lors de la guerre civile d'avril. Un maelström de couleurs tourbillonne ! Tout est Jour ! Et moi, son fils.


Évadé de l'Histoire, je deviens pâle, bien que tout ici pâlisse devant toi, Soleil gynécée. Sur ce sable du chercheur d'or, aux rayures irisées, sur des rosées d'encens, de la peinture de bougainvillée — Métèque de la Tendresse — ronces lentisques absinthes avant les buissons des bêtes sauvages — couples d'amoureux qui s'embrassent au pèlerinage bleu et jaune vif — un vague, énorme JE PARS — et vous troupes d'amis, ne me réclamez pas de passeport — je suis passager clandestin de ce promontoire qui contemple l'impasse de l'Infini.






Le complexe de Narcisse


Le sacrifice d'exister comme citoyen de l'imaginaire, il serait bon de le sacrifier pour toi, Visage Profond ! Pourtant, le hasard ne le veut pas. Au contraire. Il fait et refait de moi un narcisse cruel. Penché sur la surface de la page, attendant que sa neige fonde pour voir celui que je (ne) suis (pas). Mais cette fois peut-être apercevrai-je un autre visage. La face dont j'aurais voulu qu'elle m'incorpore en elle, comme une scène au cinéma se fond dans la suivante. Mais la question, c'est la Surface. Et non les visages que le Fond du bassin reflète afin que nous les revêtions. Si bien que nous nous reflétons malgré nous. Si bien qu'un poème comme celui-ci, sur le miroir de la page, c'est ton propre visage, éphémère lecteur. Mes os ne sauront jamais pourquoi, et ma cendre sera, si je brûle, comme la cendre de ce papier-là, éphémère, dispersée.






Rebètiko


Sur une table je plante des bougies tels des doigts allumés. Chaises passées à la poix et visages de dîner funèbre. Je dresse le décor d'une phtisie. Je ne connais rien aux sentiments. Je connais les Mœurs déguisées en ver de soumission aveugle. Héroïque mauvaise humeur qui cache son tendre visage derrière le masque en fer blanc de la tragédie. La femme est une chambre cachée. Le nœud coulant de l'amour étrangle. Au mur un clou venant d'une croix. C'est là qu'est accroché le manteau du client. Il sent l'absinthe et la lotion d'après-rasage. Image stéréotypée. Le monde est partagé. D'un côté, les vaincus orphiques. De l'autre, gagnants ceux «passés à l'ennemi». Sur la manche blanche du danseur, un ruban de deuil. Déprime et culpabilité sur des fils de fer de sadisme. Je prends la Clé, j'ouvre la porte de derrière. Je disparais dans la ruelle pavée. À sa fin, sur un mur, on a écrit «TOUT EST CONSOMMÉ».






Le pleur de l'homme sans pleurs


Tu n'as pas pleuré de chagrin, tu as pleuré comme pleure la bille noire de l'enfant —


Tu n'as pas pleuré par gêne à cause de cet instant trempé de pleurs —


Tu as pleuré avec des lumières lointaines de ville du littoral comme pleure la nuit —


Tu n'as pas pleuré des larmes — l'œil sec de terreur —


Tu as pleuré pour pleurer — pleuré de surprise que quelqu'un se soit trouvé pour t'avouer qu'il reste toujours Sans Pleurs


Même baptisé dans la plus pleureuse des fontaines —


Car enfin ce n'étaient pas des pleurs,


C'étaient des yeux de galet sombre humide aux paupières d'une Corè du VIIe siècle avant le Christ, où scintillent un instant les étincelles de la neige.






Chœur


Je veux plus encore que ma mort

écrire ce poème métaphysique

car ce soir je suis sans lauriers ni violettes

pour orner le bracelet de Clytemnestre

l'offrir à mon analyste

baisser le rideau

m'asseoir pour dîner

avec Oreste et Électre

et un Égisthe en uniforme

dans ce salon qui depuis des années cherche

à briser la grève de mes rêves

ma déprime transcendante.


Ô pauvre, pauvre.


Je veux quelque chose de plus héroïque

que ces demi-soustractions que ces petites trouvailles de rien

je veux lumière et terreur

avec une goutte de sang sur l'assiette de neige

venant de la chair que je mordrai

de la libation que je verserai sur le sol pendant la dissection

— tant de siècles en arrière

idoles suantes

haut-parleur arrogant de pierre

face aux foules sur le versant —

tout est près pour l'auto-sacrifice

alors qu'est-ce que j'attends ? un convive

pour le changement abominable

que mon romantisme exige.


Apollon aux mains de satin

tient un verre de vin écumeux

et parle avec une voix de Pythie enrouée —

un vers de Hölderlin — ou peut-être d'Eschyle — résonne (la foudre) dehors derrière le volet

une rumeur de drame, la nature bombarde

tout est guerre

la paix ne produit pas de chefs-d'œuvre —

je peux avoir une cigarette ?

j'en ai assez des illusions —

l'homme le vrai ne s'arrête pas aux poèmes

il efface à chaque fois sa biographie

et reprend du début l'œuvre de destruction.


Ô pauvre, pauvre.


Que dis-je donc avec ces dépouilles de symboles antiques ?

Électre ne peut plus maudire

Oreste est incapable de se venger

seul Égisthe survit intact et continue

tandis que Clytemnestre triomphe

en haut de la table


et le Visiteur

en profite sans verser de sang d'habitude

— Hermès arriviste —

il viendra dans un moment — pourquoi ce retard ? il neige ? —

il débarquera

vers la fin du dîner

avec un bouquet de népenthès fleurs de mauvais augure

et baisant la main de toutes les Euménides présentes

il annoncera la chute, n'importe quelle chute

celle qui toujours déclenche le désastre.


Ô pauvre, pauvre — venez bannières

et mâts noirs aux terribles brassards

adolescents secrets

chambres de chêne

rideaux rouges

venez vieilles rhapsodies aristocratiques

arches d'inimitié

venez dieux et couchers de soleil

j'habite Athènes

moi aussi je suis un Atride

héritier d'une race pure


chaque samedi je vais faire les courses

je vois des films d'art et d'essai

j'enterre les sentiments vénère les chiffres de la faillite

je m'intéresse au théâtre à Épidaure

je vote régulièrement


je suis pour vous le guide idéal

dans les immeubles aux eucalyptus

sans tragédien


mais sur qui tombe ce soir l'aurore boréale

l'Hymette est une fleur mauve

tout est noyé dans le ciment — immatériel


ici Socrate déambule encore

— il prend un taxi tous les jours à midi pile —

le vieux professeur de l'entre-deux guerres

l'homme aux idéaux

lui qui demain va expirer

à l'asile de vieillards d'à côté

son infirmière privée lui fermera les yeux


sans apologie

sans poison


quelle chance — j'ai trouvé un lien — trouvé une façon

de rester dans le sujet

hors du sens mais dans les mots profondément

pour dire ces choses tellement évidentes

pour écrire ce poème métaphysique dont je suis depuis des jours tourmenté

il veut sortir naître marcher

poème nostalgique au fond

sur une époque indigne que tu la vives

toi l'habitant des banlieues

banal et routinier

qui ne fais qu'imaginer

toujours supposes

rarement agis

reportes d'habitude


fantasme un phénomène d'époque de transition

des lauriers des violettes

la gloire et les deuils

d'un danger primitif

— écoute comme il pleut

la tragédie a commencé

sur l'autel on allonge les victimes

le trépas est l'amant des héros

le trépas est l'ouvrier de la vie


— ô pauvre, pauvre —


déjà le chœur se prépare à entrer en scène

que commence le chant

et un domestique blond brosse le manteau du metteur en scène Cauchemar

le convive c'est lui

entrez, entrez — ils sont tous là !

on servira ce soir biche fraîche

Iphigénie


(Icônes, 2013)






Religieux


Ma mère c'est Clytemnestre

qui une fois par an

m'emmenait à l'église

le Jeudi saint

à l'heure du Crucifié

Prométhée


— l'État et la Violence tentaient

de le coiffer de couronnes en plastique

et Héphaïstos lui clouait les pieds

sur un socle de pierre noire —


ma mère Clytemnestre

frissonnait de plaisir

devant la Grande Souffrance

serrant dans ses mains son sac

telle une hache


et moi une lumière blanche

électrique m'aveuglait

dans le noir

dès qu'on entendait le mot

«...Résurrection...»


Ma mère Clytemnestre

n'a jamais accepté

que nous allions à la Résurrection d'Adonis.


Nous restions près du temple

et de toute façon nous la suivions du balcon

— fête de minuit —

comme on regarde une scène

bien connue désormais, impatient qu'elle finisse.


(Paru dans la revue Piitiki)






Au téléphone


«Il persiste à les lire

même si nul ne les connaît plus

ces poètes de la minorité

ces statues de plâtre dans le parc où tombent les feuilles


Il persiste à les lire car c'est une consolation

par l'Inconsolable

que ces lys et que ces narcisses

dans les parterres des Lettres


(des poètes qui rappellent des papiers découpés

en forme de dentelle pâle)


Il persiste à les lire

dans des plaquettes au sommeil profond près de Tchékhov

et Yànnis Maris

sur un rayon rongé par les vers


(poètes qui n'ont écrit que pour aboutir

dans les fleurs séchées d'un reliquaire)


puisque de nos jours la sensibilité c'est démodé

et l'émotion plus encore

et que ces vers ne diffèrent pas — selon moi — d'une rengaine sur les lèvres flétries d'un vieux chanteur.


Des asiles pour vieux poètes, voilà ce qu'évoquent les Anthologies

même celles des plus grands des plus illustres et raffinés

et toi tu persistes à les lire


certains soirs au téléphone

mais moi je ne veux plus entendre

moi, je te l'ai dit mille fois, je suis de mon époque

je suis anti-lyrique, je te dis

progressiste partisan de représailles contre l'Ancien


pour une Santé de vie pour la vie

pour un nouvel État de Dureté


moi, je te l'ai dit mille fois,


le seul mot de lune me dégoûte

le seul mot de rêve me fait frémir


Il persiste à me les lire au téléphone

alors que moi j'envoie des SMS sur mon portable...»






Le mur aux bougainvillées rouges

Prélude nostalgique dans l'atmosphère

des années 60-70


Mur éraflé

et la blessure

rouge

bougainvillée


Cinéma d'été

sous la bienveillance des anges

sur l'écran

un film

d'humanité noire et blanche


La chaleur a un parfum

de Vendredi saint

mêmes si nous sommes

au début de l'été


Tandis que nous autres

réfugiés hors de notre vie

existons

plus profondément

même si nous avançons

innocents

dans la détresse


Mur éraflé

et la blessure

rouge

bougainvillée


Avec tuile faîtière et impasses

le déclin fleurit

follement triste

la jeunesse

se fanatise devant

un verre de vin obscur


Les longues vitres

étroites et ternes

dans des couloirs

de tiers-monde

(d'une école ou d'un hôpital

désaffectés)

font décoller

un effacement de la matière

plus immatériel

que chez le Greco.


Mur éraflé

et la blessure

rouge

bougainvillée


Sur les places les foules

compactes

sont des fleurs sauvages


Dans les bâtiments d'alentour,

sur les émanations

de fleurs de citronnier

et de smog

un amour à nouveau

s'égare

dans l'ensoleillé

chaos


Mur éraflé

et la blessure

rouge

bougainvillée


Dans Athènes

à Naples, Alger, Marseille

partout en Méditerranée


Au sud

des œillets

et des cris

d'une marée humaine

déchaînée

qui répond présent

au soleil de feu

rumeur de parasites

d'une radio à midi


Mur éraflé

et la blessure

rouge

bougainvillée


Une ville de laideur

devient beauté

aux yeux d'un enfant

quand ils observent

à travers les rideaux entrebaissés d'un sous-sol

le magnolia

couronnant de nénuphars

une benne à ordures garée


où la lumière

peut tout

décolorer

même

la mer


Mur éraflé

et la blessure

rouge bougainvillée


(Inédit)






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Stratis Pascàlis, né en 1958, est déjà abondamment traduit en français, avec Poèmes d'un autre chez publie.net, vaste choix de poèmes couvrant tout son parcours jusqu'en 2002, puis Saison de paradis, recueil de 2008 chez Al Manar. Dans les pièces plus récentes encore que voici, tirées pour la plupart d'Icônes, paru en 2013, on retrouve pour l'essentiel — même si le poète change à chaque fois légèrement de voix — le Pascàlis que nous connaissons. Sa poésie monte et descend perpétuellement le grand escalier des siècles, revivant le passé, entretenant l'héritage, sans pour autant tourner le dos au présent. Profondément religieuse au sens le plus large du terme, elle se nourrit du merveilleux antique ou byzantin, du sacré païen aussi bien que chrétien. Elle cherche la beauté partout, jusque dans la laideur. Elle plonge dans la nature comme dans une eau de jouvence. La souffrance et la mort ne sont pas loin, certes, mais la nuit chez Pascàlis est toujours pleine de lueurs.


Stratis Pascàlis
Stratis Pascàlis

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