Femme
Toile d'un bûcher tout blanc. Si je m'éteins en toi, je deviens vapeur. Si je te déchire, je prends feu — cierge dans un crématoire.
Je préfère te regarder, Toi, tes yeux en biais, tes cheveux généreux, ton visage en triangle.
Si présente, si absente, l'arrogance de l'éclair — qui es-tu ?
Je suis la Prière sous les Amandiers Généreux.
Antiquités
Évadé de l'Histoire, je deviens trace, montagne, maison du désert. S'étant glissé en elle un soldat loge en moi. Demain il tombera au champ de bataille, lors de la guerre civile d'avril. Un maelström de couleurs tourbillonne ! Tout est Jour ! Et moi, son fils.
Évadé de l'Histoire, je deviens pâle, bien que tout ici pâlisse devant toi, Soleil gynécée. Sur ce sable du chercheur d'or, aux rayures irisées, sur des rosées d'encens, de la peinture de bougainvillée — Métèque de la Tendresse — ronces lentisques absinthes avant les buissons des bêtes sauvages — couples d'amoureux qui s'embrassent au pèlerinage bleu et jaune vif — un vague, énorme JE PARS — et vous troupes d'amis, ne me réclamez pas de passeport — je suis passager clandestin de ce promontoire qui contemple l'impasse de l'Infini.
Le complexe de Narcisse
Le sacrifice d'exister comme citoyen de l'imaginaire, il serait bon de le sacrifier pour toi, Visage Profond ! Pourtant, le hasard ne le veut pas. Au contraire. Il fait et refait de moi un narcisse cruel. Penché sur la surface de la page, attendant que sa neige fonde pour voir celui que je (ne) suis (pas). Mais cette fois peut-être apercevrai-je un autre visage. La face dont j'aurais voulu qu'elle m'incorpore en elle, comme une scène au cinéma se fond dans la suivante. Mais la question, c'est la Surface. Et non les visages que le Fond du bassin reflète afin que nous les revêtions. Si bien que nous nous reflétons malgré nous. Si bien qu'un poème comme celui-ci, sur le miroir de la page, c'est ton propre visage, éphémère lecteur. Mes os ne sauront jamais pourquoi, et ma cendre sera, si je brûle, comme la cendre de ce papier-là, éphémère, dispersée.
Rebètiko
Sur une table je plante des bougies tels des doigts allumés. Chaises passées à la poix et visages de dîner funèbre. Je dresse le décor d'une phtisie. Je ne connais rien aux sentiments. Je connais les Mœurs déguisées en ver de soumission aveugle. Héroïque mauvaise humeur qui cache son tendre visage derrière le masque en fer blanc de la tragédie. La femme est une chambre cachée. Le nœud coulant de l'amour étrangle. Au mur un clou venant d'une croix. C'est là qu'est accroché le manteau du client. Il sent l'absinthe et la lotion d'après-rasage. Image stéréotypée. Le monde est partagé. D'un côté, les vaincus orphiques. De l'autre, gagnants ceux «passés à l'ennemi». Sur la manche blanche du danseur, un ruban de deuil. Déprime et culpabilité sur des fils de fer de sadisme. Je prends la Clé, j'ouvre la porte de derrière. Je disparais dans la ruelle pavée. À sa fin, sur un mur, on a écrit «TOUT EST CONSOMMÉ».
Le pleur de l'homme sans pleurs
Tu n'as pas pleuré de chagrin, tu as pleuré comme pleure la bille noire de l'enfant —
Tu n'as pas pleuré par gêne à cause de cet instant trempé de pleurs —
Tu as pleuré avec des lumières lointaines de ville du littoral comme pleure la nuit —
Tu n'as pas pleuré des larmes — l'œil sec de terreur —
Tu as pleuré pour pleurer — pleuré de surprise que quelqu'un se soit trouvé pour t'avouer qu'il reste toujours Sans Pleurs
Même baptisé dans la plus pleureuse des fontaines —
Car enfin ce n'étaient pas des pleurs,
C'étaient des yeux de galet sombre humide aux paupières d'une Corè du VIIe siècle avant le Christ, où scintillent un instant les étincelles de la neige.
Chœur
Je veux plus encore que ma mort
écrire ce poème métaphysique
car ce soir je suis sans lauriers ni violettes
pour orner le bracelet de Clytemnestre
l'offrir à mon analyste
baisser le rideau
m'asseoir pour dîner
avec Oreste et Électre
et un Égisthe en uniforme
dans ce salon qui depuis des années cherche
à briser la grève de mes rêves
ma déprime transcendante.
Ô pauvre, pauvre.
Je veux quelque chose de plus héroïque
que ces demi-soustractions que ces petites trouvailles de rien
je veux lumière et terreur
avec une goutte de sang sur l'assiette de neige
venant de la chair que je mordrai
de la libation que je verserai sur le sol pendant la dissection
— tant de siècles en arrière
idoles suantes
haut-parleur arrogant de pierre
face aux foules sur le versant —
tout est près pour l'auto-sacrifice
alors qu'est-ce que j'attends ? un convive
pour le changement abominable
que mon romantisme exige.
Apollon aux mains de satin
tient un verre de vin écumeux
et parle avec une voix de Pythie enrouée —
un vers de Hölderlin — ou peut-être d'Eschyle — résonne (la foudre) dehors derrière le volet
une rumeur de drame, la nature bombarde
tout est guerre
la paix ne produit pas de chefs-d'œuvre —
je peux avoir une cigarette ?
j'en ai assez des illusions —
l'homme le vrai ne s'arrête pas aux poèmes
il efface à chaque fois sa biographie
et reprend du début l'œuvre de destruction.
Ô pauvre, pauvre.
Que dis-je donc avec ces dépouilles de symboles antiques ?
Électre ne peut plus maudire
Oreste est incapable de se venger
seul Égisthe survit intact et continue
tandis que Clytemnestre triomphe
en haut de la table
et le Visiteur
en profite sans verser de sang d'habitude
— Hermès arriviste —
il viendra dans un moment — pourquoi ce retard ? il neige ? —
il débarquera
vers la fin du dîner
avec un bouquet de népenthès fleurs de mauvais augure
et baisant la main de toutes les Euménides présentes
il annoncera la chute, n'importe quelle chute
celle qui toujours déclenche le désastre.
Ô pauvre, pauvre — venez bannières
et mâts noirs aux terribles brassards
adolescents secrets
chambres de chêne
rideaux rouges
venez vieilles rhapsodies aristocratiques
arches d'inimitié
venez dieux et couchers de soleil
j'habite Athènes
moi aussi je suis un Atride
héritier d'une race pure
chaque samedi je vais faire les courses
je vois des films d'art et d'essai
j'enterre les sentiments vénère les chiffres de la faillite
je m'intéresse au théâtre à Épidaure
je vote régulièrement
je suis pour vous le guide idéal
dans les immeubles aux eucalyptus
sans tragédien
mais sur qui tombe ce soir l'aurore boréale
l'Hymette est une fleur mauve
tout est noyé dans le ciment — immatériel
ici Socrate déambule encore
— il prend un taxi tous les jours à midi pile —
le vieux professeur de l'entre-deux guerres
l'homme aux idéaux
lui qui demain va expirer
à l'asile de vieillards d'à côté
son infirmière privée lui fermera les yeux
sans apologie
sans poison
quelle chance — j'ai trouvé un lien — trouvé une façon
de rester dans le sujet
hors du sens mais dans les mots profondément
pour dire ces choses tellement évidentes
pour écrire ce poème métaphysique dont je suis depuis des jours tourmenté
il veut sortir naître marcher
poème nostalgique au fond
sur une époque indigne que tu la vives
toi l'habitant des banlieues
banal et routinier
qui ne fais qu'imaginer
toujours supposes
rarement agis
reportes d'habitude
fantasme un phénomène d'époque de transition
des lauriers des violettes
la gloire et les deuils
d'un danger primitif
— écoute comme il pleut
la tragédie a commencé
sur l'autel on allonge les victimes
le trépas est l'amant des héros
le trépas est l'ouvrier de la vie
— ô pauvre, pauvre —
déjà le chœur se prépare à entrer en scène
que commence le chant
et un domestique blond brosse le manteau du metteur en scène Cauchemar
le convive c'est lui
entrez, entrez — ils sont tous là !
on servira ce soir biche fraîche
Iphigénie
(Icônes, 2013)
Religieux
Ma mère c'est Clytemnestre
qui une fois par an
m'emmenait à l'église
le Jeudi saint
à l'heure du Crucifié
Prométhée
— l'État et la Violence tentaient
de le coiffer de couronnes en plastique
et Héphaïstos lui clouait les pieds
sur un socle de pierre noire —
ma mère Clytemnestre
frissonnait de plaisir
devant la Grande Souffrance
serrant dans ses mains son sac
telle une hache
et moi une lumière blanche
électrique m'aveuglait
dans le noir
dès qu'on entendait le mot
«...Résurrection...»
Ma mère Clytemnestre
n'a jamais accepté
que nous allions à la Résurrection d'Adonis.
Nous restions près du temple
et de toute façon nous la suivions du balcon
— fête de minuit —
comme on regarde une scène
bien connue désormais, impatient qu'elle finisse.
(Paru dans la revue Piitiki)
Au téléphone
«Il persiste à les lire
même si nul ne les connaît plus
ces poètes de la minorité
ces statues de plâtre dans le parc où tombent les feuilles
Il persiste à les lire car c'est une consolation
par l'Inconsolable
que ces lys et que ces narcisses
dans les parterres des Lettres
(des poètes qui rappellent des papiers découpés
en forme de dentelle pâle)
Il persiste à les lire
dans des plaquettes au sommeil profond près de Tchékhov
et Yànnis Maris
sur un rayon rongé par les vers
(poètes qui n'ont écrit que pour aboutir
dans les fleurs séchées d'un reliquaire)
puisque de nos jours la sensibilité c'est démodé
et l'émotion plus encore
et que ces vers ne diffèrent pas — selon moi — d'une rengaine sur les lèvres flétries d'un vieux chanteur.
Des asiles pour vieux poètes, voilà ce qu'évoquent les Anthologies
même celles des plus grands des plus illustres et raffinés
et toi tu persistes à les lire
certains soirs au téléphone
mais moi je ne veux plus entendre
moi, je te l'ai dit mille fois, je suis de mon époque
je suis anti-lyrique, je te dis
progressiste partisan de représailles contre l'Ancien
pour une Santé de vie pour la vie
pour un nouvel État de Dureté
moi, je te l'ai dit mille fois,
le seul mot de lune me dégoûte
le seul mot de rêve me fait frémir
Il persiste à me les lire au téléphone
alors que moi j'envoie des SMS sur mon portable...»
Le mur aux bougainvillées rouges
Prélude nostalgique dans l'atmosphère
des années 60-70
Mur éraflé
et la blessure
rouge
bougainvillée
Cinéma d'été
sous la bienveillance des anges
sur l'écran
un film
d'humanité noire et blanche
La chaleur a un parfum
de Vendredi saint
mêmes si nous sommes
au début de l'été
Tandis que nous autres
réfugiés hors de notre vie
existons
plus profondément
même si nous avançons
innocents
dans la détresse
Mur éraflé
et la blessure
rouge
bougainvillée
Avec tuile faîtière et impasses
le déclin fleurit
follement triste
la jeunesse
se fanatise devant
un verre de vin obscur
Les longues vitres
étroites et ternes
dans des couloirs
de tiers-monde
(d'une école ou d'un hôpital
désaffectés)
font décoller
un effacement de la matière
plus immatériel
que chez le Greco.
Mur éraflé
et la blessure
rouge
bougainvillée
Sur les places les foules
compactes
sont des fleurs sauvages
Dans les bâtiments d'alentour,
sur les émanations
de fleurs de citronnier
et de smog
un amour à nouveau
s'égare
dans l'ensoleillé
chaos
Mur éraflé
et la blessure
rouge
bougainvillée
Dans Athènes
à Naples, Alger, Marseille
partout en Méditerranée
Au sud
des œillets
et des cris
d'une marée humaine
déchaînée
qui répond présent
au soleil de feu
rumeur de parasites
d'une radio à midi
Mur éraflé
et la blessure
rouge
bougainvillée
Une ville de laideur
devient beauté
aux yeux d'un enfant
quand ils observent
à travers les rideaux entrebaissés d'un sous-sol
le magnolia
couronnant de nénuphars
une benne à ordures garée
Là
où la lumière
peut tout
décolorer
même
la mer
Mur éraflé
et la blessure
rouge bougainvillée
(Inédit)
Stratis Pascàlis, né en 1958, est déjà abondamment traduit en français, avec Poèmes d'un autre chez publie.net, vaste choix de poèmes couvrant tout son parcours jusqu'en 2002, puis Saison de paradis, recueil de 2008 chez Al Manar. Dans les pièces plus récentes encore que voici, tirées pour la plupart d'Icônes, paru en 2013, on retrouve pour l'essentiel — même si le poète change à chaque fois légèrement de voix — le Pascàlis que nous connaissons. Sa poésie monte et descend perpétuellement le grand escalier des siècles, revivant le passé, entretenant l'héritage, sans pour autant tourner le dos au présent. Profondément religieuse au sens le plus large du terme, elle se nourrit du merveilleux antique ou byzantin, du sacré païen aussi bien que chrétien. Elle cherche la beauté partout, jusque dans la laideur. Elle plonge dans la nature comme dans une eau de jouvence. La souffrance et la mort ne sont pas loin, certes, mais la nuit chez Pascàlis est toujours pleine de lueurs.
Stratis Pascàlis |