Thomas TSALAPÀTIS



L'été et les ombres


Pendant tout l'été cette année-là, nous avons bu de l'eau chaude. Je marchais avec elle sur la route aux grands arbres, nous parlions de choses et d'autres et chassions des ombres. Les attrapant, nous les mettions dans un panier. Et tous les soirs, avant de rentrer à la maison, nous comptions les ombres et les cousions pour en faire une obscurité. Elle servait à couvrir notre voiture en stationnement.

Un jour je jouais aux cartes avec mon ombre. Je ne sais si c'était dû à mon incompétence, qui révélait tout de suite quel ennuyeux partenaire j'étais, ou à son sentiment d'être négligée à côté des ombres étrangères. Mais dès la deuxième donne elle est partie fâchée en claquant la porte. Et depuis lors, abandonné, je suis sans ombre. Avec des conséquences immédiates. Les gens ont cessé de me parler, les chiens me poursuivaient en aboyant et les enfants me jetaient des pierres.

J'ai tenté de reprendre pied, j'ai pris des décisions. Dans mon désespoir suant absolu, j'ai acheté une pèlerine. Je me suis promené avec elle comme si de rien n'était. Mais ce n'était pas pareil. Alors j'ai décidé de rechercher mon ombre. J'avais changé. J'étais devenu craintif. Reconnaissant son influence, le pouvoir absolu exercé par cette escorte, je n'ai pas tardé à découvrir la peur. Il n'y a pas de honte à l'avouer, j'avais peur de mon ombre.

Humilié, je suis parti à sa recherche. Je la cherchais en plein été, lorsque les cigales chantent et que la chaleur vous mord. Après avoir déambulé longtemps, un matin dans un lieu lointain j'ai rencontré ses traces. Elle travaillait sur une grande plage. La nuit, quasi invisible dans les ténèbres, errant sur les sables déserts, elle sciait les parasols. Puis, les jours de grand soleil, sur le rivage dénudé de toute ombre, elle louait ses services, s'allongeant sur les corps fatigués des vacanciers, étalant sa fraîcheur. Elle gagnait beaucoup d'argent et, logiquement... elle ne voulait pas retourner à notre cohabitation confinée. Je sentais mon front baigné par le désespoir.

Mais un jour la chance a tourné. Une bande de néonazis lui sont tombés dessus. Ils l'ont trouée à coups de tournevis plusieurs fois, pour lui faire payer sa peau noire. Ils l'ont trouée comme la grêle troue la tente. Et elle, en lambeaux, s'est traînée jusque chez nous.

En l'accueillant j'étais furieux. Je l'ai jugée et condamnée sommairement. Sa condamnation et mon froncement de sourcils m'ont finalement rendu ma dimension initiale. Je l'ai clouée par quatre clous à la racine d'un vieux réveil. Jusqu'à présent elle est là, confinée. Elle est là et me rappelle à toutes les heures que je n'ai plus beaucoup de temps. Et moi je déambule dans une maison qui ne cesse de grandir,

s'arrêtant un peu, par moments,

continuant un peu, par moments.

Nous avançons ainsi, nous tous, hommes et ombres, troués par le temps. Sondant les surfaces, soudoyant les mots, étudiant des trêves. Nous tous, qui sommes sortis de l'ombre pour trouver l'obscurité.






Écho


Monsieur Crac ne peut pas dormir. Une horde de Huns l'en empêche. Toutes les nuits la même histoire l'épuise. Le même bruit tire les draps, le même bruit allume les lumières, ouvre les yeux. Les sabots de leurs chevaux entaillent les dalles. Leurs naseaux sont fumants de colère. Des regards durs bardés de fer glacent le sang. Nettoyant leurs lames souillées de restes humains, ils glacent le sang.

Terreur quand ils aiguisent leurs épées, terreur quand ils mangent leur viande crue, terreur quand ils chargent en hurlant, terreur quand ils violent des moines. Quand ils brûlent des villages terreur, et terreur quand ils bâtissent leurs empires. Terreur surtout, lorsque enivrés le jour de leurs noces ils se noient dans le sang de leur nez cassé, tout en dorment dans un rêve poisseux.


Bien entendu tout cela s'est passé en 450 après J.C., autrement dit des siècles avant que Monsieur Crac ne se mette au lit.


(Le lever du jour est un massacre Monsieur Crac)






Dans le premier quartier d'Àlba, les oiseaux sombrent comme des pierres dans le ciel. Dans le premier quartier d'Àlba, celui que tu rencontres en premier et quittes en dernier. Ici les montées refusent de devenir descentes. Ici les trajets durent toujours dix minutes. Tous les trajets. Peu importe la distance, le moyen de transport, peu importe l'allure de la marche, la vitesse du véhicule. Toujours dix minutes. Ici. Dans le premier quartier d'Àlba.


***


Ici les arbres grandissent nus. Les raisins naissent et vieillissent en quelques heures. Jus, chair, leurs secondes entassées. Parfois, les jours de floraison tranquille, les nuages descendent jusqu'en bas. Ils plongent dans les mers, les lacs, les tasses. Il ne pleut pas, mais les récipients restent pleins.

Une seule chose est sûre ici aussi la nuit tombe

Mais seulement jusqu'à la ceinture

Et donc,

plus tu es petit

plus ton jour se lève


***


À cette heure-ci Àlba dort dans son terrible rêve endormi

Ici la pierre est prière

Et l'homme

un fil de merveilles

cousu à un adieu


***


Cette fille appelée Àlba

chaque matin court à son miroir

prendre conseil de cette ride infime

combien longue la nuit passée

quelle distance parcourue

dans le rêve






Mardi des objets


Quand tu te rencontreras dans les musées d'Àlba, la première chose que tu remarqueras, c'est la criante absence d'œuvres d'art. Laisse ton regard tendu errer dans le vide. Bientôt tu reconnaîtras une ponctuation jusqu'alors invisible. Une série d'inscriptions sont là près des socles inhabités et des vitrines vides. Mais ne te donne pas la peine de les déchiffrer. Pareille tentative est aussi vaine qu'il y paraît. Réside là une écriture oubliée ou indicible, des mots jamais prononcés ou prononcés dans un temps effacé devenu aujourd'hui Jamais. Ici personne ne sait si tout cela signifie.

Et dans cette pause les gens se perdent. Les droites se ramifient, les parallèles se croisent, les points recouvrent des surfaces immenses. Tandis qu'ils regardent, ils ramènent le regard sur leur apparence. Tandis qu'ils s'efforcent de lire ces ciselures, ils commencent à mélanger souvenirs, désirs et peurs. Tandis qu'ils fouillent ces inscriptions, ils finissent par se contempler eux-mêmes.

(Que d'applaudissements ce soir pour qu'on retarde une ride, que de vues pour qu'on retarde la vue de soi)

Dans ce musée les gens espèrent tout ce qu'ils oublient, ce qui les tient immobiles. Dans tout ce vide ils apprennent à s'étonner. Et exposés ainsi à cet étonnement neuf, les gens deviennent les œuvres d'art.


*


Ce quartier reste hors comptage. Toujours il s'ajoute à ce qu'on soustrait, toujours il diminue tandis qu'il grandit.

Ici inspiration et expiration s'identifient en un seul et unique point. Fragments d'air et panneaux routiers bâillonnés, le temps perpendiculaire à la droite du sol et chaque direction est un retour.

Ici prends garde à ta chute car nul ne sait dans quel Ici on va se relever. Notre voix ici, rien d'autre qu'une réponse à l'écho qui précède. Donc, ne jette pas de pierres au ciel. Plus tard peut-être tu les verras sortir à toute allure de terre

ou même

de ta poitrine


*


Cette fille à présent

marche dans la rue aux arbres marqués

le pas nu les pas demi-vêtus

gardant sur ses lèvres

une dose de pluie

une pause imperméable


Mais tout en marchant elle le sait

Ce sont les arbres qui enracinent nos souffles

Voilà pourquoi les feuilles portent nos soupirs


*


À présent le silence marche sur des talons de fer et toi tu te trouves hors du cimetière de la ville. Assis sur un muret tu t'efforces de démêler le temps du temps. C'est l'heure où tu entends les morts changer de côté. Tous en même temps. Et sur la carte en même temps l'est et l'ouest changer. Comme s'ils entraient enlacés soudain dans le miroir.


*


Le cinquième quartier d'Àlba. Ici tout respire entre parenthèses. Pause de la ville.


Le cinquième quartier d'Àlba.

Cité de la solitude.

Dans ce quartier habitent exclusivement des Nietzsche. Épuisés par leur éternel retour, ils planent par delà le bien et le mal, contemplant lors de leurs promenades romantiques des idoles et des crépuscules, dessinant des moustaches sur les affiches de Wagner, discutant bruyamment du bossu, de l'aigle et du serpent. Ils embrassent le cheval sur la bouche, embrassent le temps sur la joue, font en général tout ce que les Nietzsche font. Et le point du jour sourit de toutes ses dents cassées.

Un jour on a retrouvé trois Nietzsche assassinés sous un pommier. Le corps poignardé, l'âge intact et toutes les pommes talées. Même quand les autorités évoquaient un nouveau règlement de comptes, nous savions avec une quasi certitude que l'événement était clairement plus important qu'une simple mention aux infos.


(Àlba)






Bissextile


Né le 29 février

Grandir tous les quatre ans

D'un an

Voir tes amis d'enfance

Vieillir, se courber, disparaître

Tes enfants te dépasser en âge

Tes descendants éparpiller

Tout entière ta majorité


Né le 29 février

À une heure moyenne

Sur le sol d'une journée basse de plafond

Tandis que le sommeil donne l'heure de la perte

En accrochant ton ombre à d'indolents métronomes


Deux dates et toute la vie entre elles


C'est ainsi que grandit boiteux en moi

Bissextile

Un tous les quatre ans

Tel que je l'ai rencontré

Un jour de peu d'années

Jour de nombreuses décennies

Jour de sa naissance

le 29 février






*



Né en 1984, Thomas Tsalapàtis a étudié le théâtre et la philosophie. Il a publié à ce jour deux recueils de poèmes : Le lever du jour est un massacre Monsieur Crac en 2011, Prix d'État de la première œuvre, et Àlba en 2015.

Les deux recueils baignent dans la même atmosphère fantastique et absurde. Monsieur Crac, dans la lignée du Plume de Michaux, évolue dans un monde privé de sens avec pour lumière des éclairs d'humour noir. Àlba, en même temps qu'une femme, est une ville où rien ne tient debout, où règnent l'équivoque et le manque, où l'on ne peut que s'égarer.

Les avatars de Crac et les mystères d'Àlba ont déjà suscité des gloses nombreuses et variées où sont prononcés les noms de Ionesco, Calvino, Eliot, Einstein ou Wittgenstein ! C'est dire la richesse de ces textes qu'on a pu qualifier de «polyprismatiques». Leur apparence intemporelle ne doit pas occulter leur dimension politique : ils sont plus ou moins directement l'écho du désespoir grec actuel et plus généralement du malaise de notre civilisation.


Thomas Tsalapàtis
Thomas Tsalapàtis

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