Ulysse à la maison
Avec ma ruse connue de tous
j'ai laissé mon ombre sur les mers
et suis rentré tout de suite à Ithaque.
Personne n'a cru que j'étais là.
C'est pourquoi toute la journée
je suis l'un des prétendants.
Mais en secret je tisse.
Tous les matins troublée Pénélope
trouve un nouveau vêtement sur son métier.
Elle nous demande aussitôt de le défaire
chaque prétendant tirant un fil.
Son corps est une robe de mariée
dès qu'il sera sans vêtement
elle épousera l'un de nous, dispersant
dans des lieux étrangers les autres.
C'est donc notre intérêt
que traîne cette histoire et qu'à ses yeux
entre nous tous quelque chose se trame.
Et c'est ainsi que le temps passe
en attendant le retour d'Ulysse.
Blanc rouge
Plein d'écume un torrent dévalant rougit
car ici, disent les gens, le sang ne se change pas en eau
ils ont pesé les gouttes qui gonflent en couleur
une fois de plus effaçant la blanche
lumière du jour tandis qu'à sa naissance pourpre elle retourne
comme si la vie sans mort était une honte
Ce n'est pas encore avant que tombe l'obscurité
l'heure pour elles d'ôter leurs dessous blancs et doux
les petites vierges qui téton diaphane
butent sur chaque cerise que sans cesse elles grignotent
agaçant le noyau qui sous la langue ne rougit pas
avant négligemment de le recracher graine inféconde
Tandis que sur la table le vin ensanglante le verre
son humide passage teignant tout quand il coule
ne pouvant passer tout entier
le petit mur denté jusque là blanc
d'une bouche qui arrondit les gorgées
mesurant dans ses ronds l'éternité
Ici jadis on a imaginé une robe de mariée
blanche devant rouge derrière sans autre couleur qui interrompe
la coopération sous serment du hasard
et de la nécessité tandis que je mène la danse
dans les guerres civiles d'une noce pensait l'historien
qui lentement sombrait dans les archives liquides
Dans l'eau impétueuse on a jeté les têtes coupées
des parents et des invités
on a mis leurs seins dans leurs bouches
à des filles pendues en grappes
et noyé des bébés dans des tonneaux de vin blanc
comptant leurs gouttes sur les lèvres
Mais on a laissé la mariée intacte devant
partout ensanglantée bouillie épaisse derrière
encore entre mes bras car toi, m'a-t-on dit
nous te laissons profiter d'elle à toi pour toujours
car c'est toi qu'on cherchait et non les morts
et si tu ne vis pas tu ne peux pas t'en souvenir
Comment rincer cette eau qui teint encore
par quelles chimies et quels savons laver le vin
puisque ses taches ont sali les matériaux du monde
La mémoire est peut-être au fond le point faible
où le rouge peu à peu redevient blanc
tandis que le blanc n'ose pas montrer d'autre couleur
Qui se rappellera cette histoire d'une noce
même si c'est la sienne
Qui raconte le passage des années
qu'il veuille ou non qu'elles soient passées
Car l'eau ne se change pas en sang, diraient les étrangers
À défaut d'un sens, il y a là une couleur
Le piège à rêves
Dans ce filet, m'a-t-elle dit, on attrape les rêves,
et ses doigts glissaient sans peur sur la toile
tandis que flottaient légères les ailes
prises dans de fins cordons de cuir et de leur poids
équilibrant dans l'air l'assemblage rond
de la toile une fois pendue quelque part
J'ai rêvé un jour que je m'étais bien accroché
cauchemar ou pas sans le savoir encore
Je lui ai demandé quel genre de rêves sont pris au piège
et si dans sa toile je pourrais les conserver
vivants le temps au moins qu'il te faudra pour décider
si tu te rendormiras ou non
les tambours et les voix monocordes en cadence
tournaient dans la poussière pénétrante
Elle a ri avec la dure indulgence que sa race
avait, je crois, jadis avant que la détruise
l'envahisseur venu d'un continent obscur pour ceux
que n'ont pas immortalisés les flashes de l'histoire
et ostensiblement elle a planté son long doigt
dans le filet, comme si les araignées avaient un cœur
Si tu loges au motel, je te le dirai ce soir
a-t-elle dit, impassible, me tendant le filet à rêves
avant de se tourner vers un autre client au bout
du comptoir où je m'appuyais, le dos
exposé aux arcs mortels des danseurs
dont les mouvements excitaient la musique
les guerriers levaient traînaient les pieds
le visage peint en tenue de fête
J'ai aussitôt quitté le lieu de la cérémonie
baissant le chapeau que je portais alors
jusqu'à la racine du cou car j'avais je crois
rougi jusqu'aux oreilles sans savoir
si la cause en était l'allergie à la poussière ou bien
le soleil surveillant indifférent le jour
d'éblouissantes photos écorchaient d'un coup
des crânes antiques pour décorer de lointains iconostases
Un motel vide près du bivouac
si loin de la civilisation ou si près
qu'une chaîne montrait sur une télé en noir et blanc
dans une brume qui embuait l'écran et les paupières
rendant indistincts les visages du film
tandis qu'on échangeait bruyamment des tirs
J'ai accroché le piège à un clou du mur
et me suis allongé tout habillé sur le lit
où j'ai dû épuisé m'endormir
dans des rêves difficiles mais doux peut-être
si j'en crois les draps et l'oreiller
au réveil tôt le lendemain matin
Je n'ai rien trouvé dans le piège
par quelqu'un décroché
(Chemins d'encre)
Le renard
Je ne sais pas si j'aurais dû promettre.
Mais j'ai promis d'écrire le poème.
Tout poème d'ailleurs est une promesse.
Car nous parlions d'animaux que nous aimons.
C'est alors qu'elle a évoqué le renard.
Il est malin. Ses mouvements sont beaux. Le renard.
Du coup je me suis rappelé une très ancienne histoire.
D'ailleurs l'histoire est toujours très ancienne.
Voilà pourquoi j'ignore si le renard s'en souviendra.
En tous cas moi je me souviens j'étais en voiture un soir.
Sur une route de campagne sans lumière.
Les phares de la voiture allaient t'aveugler.
J'ai freiné soudain. Un renard dans la lueur des phares
était pris au piège. Mais j'étais pris moi aussi
au piège de ses yeux reflétant la lumière.
Ponts
Œil pour dent a dit peut-être la dentiste
que j'observais de biais enfoncé dans son fauteuil
car elle travaillait debout à côté de moi
qui rêvais qu'endormi par le tendre balancement
des cheveux qui couvraient légèrement ses yeux
je trouverais le filtre qui déroule en vain
les nattes rassemblées sous le bonnet médical
cherchant à m'entraîner dans les avenues et les ruelles
du désir qui pareil au pont de Brooklyn
dans l'irrésistible poème de Hart Crane
relierait son chez elle à son cabinet dans Manhattan
mais je doute qu'elle ait vraiment dit une chose pareille
car vu les rudes exigences de l'art dentaire
qui a le temps de lire les anciennes écritures
qui lanceraient un pont sur l'Atlantique lui-même
ramenant sur leurs ailes cet ange
à la terre polonaise où un grand-père
sans dents rêvait aux sourires des rabbins
Empereur
Si je dis que les nus sont vêtus
ils comprennent que je suis empereur
car on n'a jamais vu de chef nu des nus
qui ne soit pas vêtu
Quand je dis que ceux qui m'entourent sont libres
ils savent devoir se montrer soumis
car c'est le plus téméraire et lui seul
que viendraient entourer ceux qu'on dit malins.
Et dès que j'entends des éloges discordants
je félicite aussitôt l'artiste
car qui ose contester
de la flatterie le durable triomphe
Ils croient que je ne vois pas les nus
qu'il y a pour moi du génie dans la soumission
tandis que je n'ai aucun goût
si bien que je change tout à nouveau
car je suis l'empereur
Voir
Me retournant une dernière fois j'ai vu
que c'était pour la dernière fois
car ainsi j'assurais mon retour
dans l'Hadès qui n'en finit plus
de vous étreindre Orphée me l'avait bien dit
je ne devais pas me retourner pourvu
que je veuille revenir à la vie,
avec lui, abandonnant sans remords
de la mort les tendres caresses
sans regarder, sans jalouser non plus
si d'autres et la Camarde sont camarades
tandis que j'entendrai sa lyre tant et plus
sans être enchantée, sans chanter
— intraduisible assonance
comme la poésie et comme la musique —
de nouveau abattue aède qui s'est tue
rossignol naguère aujourd'hui devenue
chanteuse aphone en live
un homme-orchestre à mon côté
ainsi qu'un autre qui s'évertue
à me dire sienne, heureuse Eurydice
et j'aurais tort de ne pas l'avoir vu
Nuages
Pendant des semaines pas une goutte de pluie, lorsque enfants et adultes, le patron de la brasserie et ses clients, et même une vieille essoufflée, montent l'escalier extérieur étroit, qui mène à la terrasse du bâtiment plus haut, à deux étages, croyant qu'à l'horizon commençait à se former une idée de nuage et pensant que de là-haut ils verraient mieux.
C'est d'un vieux Crétois que j'ai d'abord entendu l'histoire, mais je l'associe à un souvenir du sud de l'Espagne, que rapporte Buñuel dans ses mémoires. J'en avais traduit un extrait, dès leur parution en anglais, pour la revue que nous avions alors. D'où regardent-ils, m'étais-je déjà demandé, attendant un rayon de soleil dans des régions pluvieuses, où l'on parle anglais.
À Thessalonique ce n'était pas comme dans l'Égée, même si ses vagues les plus nordiques mouillaient les quais, car l'eau, souvent, venait d'en haut. La ville à cette époque approchait l'Oregon ou l'Irlande. Le Vardar un instant accumulait des gouttes de pluie, qu'il dépensait aussitôt partout. L'obscur sourire s'effaçait des noirs parapluies qui traînaient éventrés sur les trottoirs de la rue Ayìas Sofìas.
Mais en été, parfois, le temps passait sans qu'il pleuve du tout. Les plus audacieux, imaginant peut-être les souvenirs d'un metteur en scène espagnol dans l'avenir, montaient aux créneaux de la Tour Blanche. Au mois d'août, une fois, les monuments ayant encore le droit de recevoir des visiteurs, on montait des tables et on faisait du café, byzantin, comme on l'appelait.
Si c'était ouvert aujourd'hui, on pourrait voir de là-haut ce qui est venu et ce qui vient. Flottes ennemies ou amies, tempêtes, réfugiés, dictatures, les petits bateaux des nageurs et des voyeurs de Perèa, Baxè Tsiflìki, Mihaniòna. Nous attendions, quant à nous, l'automne, où l'on verrait peut-être un film étranger insolite.
Les nuages dans nos relations apparurent plus tard.
Voix
Un jour j'ai entendu la voix de mon père venant d'un bâtiment bas et rond, tour de pierre massive, sans fenêtre ni porte, sans la moindre ouverture aux murs, pour décocher des flèches, des balles ou d'autres projectiles encore à inventer, tandis qu'en elle se dérouleraient des générations de défenseurs, comme je l'ai constaté en tournant autour d'elle sans cesse, hésitant au début, tant d'un côté que de l'autre, mais accroissant peu à peu la vitesse du mouvement, d'un côté puis du côté inverse, qui ne diffèrent en rien si ce n'est la direction du mouvement, le résultat étant, si je pouvais me mouvoir assez vite pour que le déplacement, du premier point d'un cercle au dernier qui est aussi le premier, ait lieu à l'instant, qu'à la fin je me heurte à moi-même.
Mais vu l'épuisement, qui ne me laissait pas atteindre une telle vitesse, j'ai compris que je n'étais plus aussi jeune qu'autrefois, voilà pourquoi mon père devait être mort, événement qui à tout âge fait de nous des orphelins, même si sont plus orphelins les parents dont l'enfant meurt en bas âge, tandis que de la volée de conclusions qui sont le lot des rêves, il découlait que je me trouvais bel et bien en position de rêveur, ce qui expliquait que la voix de mon père provienne d'un bâtiment, qui pouvait être un bloc de pierre chauve où l'on ne pouvait se glisser, même s'il existe partout, c'est bien connu, des passages et des formes de communication oniriques et je pourrais dire qu'une voix dans un rêve peut aisément provenir d'un autre rêve.
Yòrgos Houliàras, né à Thessalonique en 1951, a étudié aux Etats-Unis où il passé plus de vingt ans. Il a exercé divers métiers dans les domaines universitaire, culturel et diplomatique. Il a publié six recueils de poèmes et divers essais. Ses poèmes sont traduits dans un grand nombre de langues.
Ulysse plein d'usage et raison, il jette sur le passé, le présent et l'avenir un regard plutôt désabusé, fortement teinté d'ironie. Sa pensée finement élaborée, qui affectionne le paradoxe, choisit pour s'exprimer les mots les plus simples. Les mythes anciens qui passent par les mains du poète en sortent parfois méconnaissables. Quoique sans illusions, il a une tendresse pour le rêve. S'il croit encore en quelque chose, c'est en son art : la poésie pour lui est «l'humour de la mélancolie», «tout poème est le commencement d'une religion».
Yòrgos Houliàras |