Savoir déverrouiller les mots
Des voix sanctifiées dans la boue
sont prêtes pour marteler en toi
leur besoin d'expression.
Comme la valeur d'assimiler les larmes de qui
de qui joue ses talents aux dés
revanche unique
pour les rares occasions qu'il a de s'évader
hors de lui-même.
Dans la douleur tu quittes le cocon,
stoïquement docile à l'étau des jours,
étudiant les dimensions de la dignité humaine.
Glorieux, dans le petit espace où tu es né pour mourir.
Dans le royaume des anonymes.
Le théorème de la non-plénitude
L'assoiffé qui creuse le désert, stoïque
le sait : les routes n'ont jamais été nôtres,
seul le souffle sous chaque installation, vers nulle part
laissant voir un chemin mental
entre ténèbres et tempête.
L'arbre lutte contre les baïonnettes du feu
tandis que le vent tisse des flocons sur la cuirasse.
Le talent nu de la survie.
Rouille des yeux
Entre des images mortes
la limite où paraît ta force rétrécit
dans ce chœur où nous tous décidons de chanter
le raffinement perdu
traînant et oubliant les essentiels deus ex machina.
Les grands mots assourdissent — les questions se hissent, menacent
la séduisante sérénité,
ils t'obligent à te retourner dans ton lit, suant
affamé de tout ce qui peut rester d'innocent et d'encore solide,
recherchant le code pour déverrouiller
l'authenticité.
C'est dans ton présent à toi que tout se passe.
C'est dans ton maintenant que tu montes, atteins la gloire et tombes.
Premier voyage
Le mur prend vie — te recopiant fidèlement
le dessinateur a taché le fleuve sombre :
des ponts telles des paroles qui réparent la discussion obscure.
L'écriture sur le mur aime bien tes doigts noircis
expliquant oracles, allégories, allusions.
Les vivants revêtent monstrueusement leur moi.
Sous les couvertures tu entends
la distribution des cartes — le diable est le feu.
Au profond de la chair le couteau métamorphose en douleur le sang,
et toi fin prêt pour exister, t'amenuisant
dans le temps.
Le septième jour, ayant traversé le Bosphore d'hiver,
tu feras naufrage dans la nuit qui lavera tes traces.
Suivra celui qui corrige les erreurs du monde.
Les boussoles lisent dans tes yeux la peur,
le scorpion dans le cercle du feu se suicide.
Tu marches comme tu peux, conquiers ce qu'on t'offre,
l'univers en miniature ici,
dans le jardin derrière, ses massifs et l'araignée batailleuse.
Le temps métamorphose jusqu'à la moindre surface
en marathon.
Intuition
La mer n'existe pas, sauf sa musique.
Erostrate, qui observe toute chose avec parcimonie
prisonnier de ton propre paysage aride,
celui qui distribue sa vie n'est plus une île.
Acrobate, donc, telle une feuille patiente
entre les mains du vent, à peu près,
tu tombes de sommeil et sous tes paupières
mûrissent les fruits défendus.
Couloirs tunnels, chauves-souris mordant les ténèbres,
étoiles doutant de tes victoires.
Compte ce soir les aiguillées sur le papier,
comme tu traverserais une épaisse forêt, guidé
par la boussole de l'intuition.
La ligne droite est le plus épuisant parcours.
(Les limites du labyrinthe)
Salle de classe
Discrètement mon pas brise le calme absolu.
Je monte sur l'estrade et déclame
d'une voix forte contre le silence imposé.
Des mots, des mots, des mots. Ce n'est pas le lieu où l'on reconstitue
l'histoire du genre humain,
mais l'humiliation, la soumission, la contestation.
Je lève les bras vers la foule inexistante
et la serre contre moi.
Je dois m'exposer
je dois lutter
m'unir à mes incertitudes.
Microcosme
Les arbres s'arrêtent pile au précipice.
Ils renferment l'endurance et la force
tels des phares naturels, ici, dans ce paysage aride.
Je te rappelle, bien que je sache combien c'est difficile
de te garder en moi intacte.
Derrière la façade en verre des rétines
le rideau tombe et je reste exposé
à mes attentes inachevées. Naguère, je croyais
qu'elles étaient des filets à même de capturer
les instants. Maintenant je sais qu'elles cessent facilement
de marcher en tête et te laissent
trompeusement exposé.
Je ne veux pas me plaindre, maintenant surtout que je sens
ton regard consolant qui me cherche
dans le néant et en silence me fait trôner en toi.
Ce soleil appartient à la salle des contestataires
en argile, où tu te détournes avec force
de leurs masques. Ce serait blasphème de ne pas comprendre
ton besoin de lumière, de ne pas être optimiste
aux noces du ciel et de la terre
tenant la couronne de notre vie approuvée.
Quotidien
Le ciel se bat contre les bâtiments.
Je mesure avec soin le déroulement de leur joute
silencieuse, tentative qui limite
la terreur de l'irréalisable. Je recopie
l'angoisse, je remplis par ce stratagème
l'obligation d'être simplement Humain.
Dans cet énorme amphithéâtre
où dans l'arène chaque jour tombent des milliers d'hommes.
Le rideau se lève. La pendule de la conscience
se met en marche, le monde objectif
me donne des armes dans l'espace et le temps.
Existe-t-il hors de la matière une autre
dimension, où se reconstruire du début
partant des mêmes débris terrestres ?
J'invente une sortie de l'espace, contre tout
ce qui tue le spontané, la chaleur de l'inattendu,
la polyphonie. Abolissant les limites des conventions.
(Petit testament)
Arlequin
(...)
La mer est une. Le ciel aussi.
Nous seuls en foule, nous efforçant de déchiffrer
les énigmes. Nos identités
dans les archives des époques
instincts épinglés sur des revers bleus — je ne te dénonce pas
terre
avec ta rumeur de ruche dans l'univers.
Et si le temps dans les couloirs a placé tant de tableaux
je suis aux côtés de la poussière
et non de la durée des couleurs.
Arbre je respecte ta racine, vague j'embrasse ta force.
Mais je préfère l'argile qui me construit en silence.
La fragile
beauté des corps, le goût délicieux de l'insatisfait.
J'ai du moins appris de toi que le vent du nord
a beau se déchaîner et les labyrinthes s'étendre
une Ariane toujours
offrira son fil généreuse pour nous sauver.
Les étoiles peuvent tomber
sans que les pleure aucun cortège
un moineau peut mourir et les feuilles mortes
noter sur leurs pages vertes son absence
mais là je trouve, dans ce cadre étroit, un fil
pour me mesurer à l'inexplicable, à ce qui est grand.
Je suis trop faible pour une tâche ambitieuse comme d'extraire
du profond des entrailles, la réalité.
Je resterai un messager, simplement, jamais un expéditeur.
Ni même un quelconque destinataire.
Le miracle dans ce pays
est camouflé. Incapable de se redresser.
Il suit le cortège des barbus, des noirs-vêtus
qui coupent leurs nattes et les abandonnent au vent
comme ces enfants agitant des drapeaux
dont la couleur
est délavée.
Ce que je désire, c'est un dialogue fécond.
Mettre bas les armes, déposer par terre les épées.
Les vautours sont rassasiés de chair.
Donnons aux rossignols l'occasion de chanter.
Que les barrages cèdent, abreuvant le désert qui s'ouvre.
Je sais, c'est difficile. Comment s'entendre au sein de Babel ?
Les gouffres savent. Les fleurs sauvages aussi.
Sans parole, sans faculté de penser.
Comme les tortues centenaires, se resserrant elles se vengent
du temps humain — le ver qui ronge sans bruit
notre vêtement.
Si tu étais là, tu aurais une réponse peut-être
à tout cela.
Je ne parle pas d'un recours aux paroles, mais d'une poignée de mains
contre nos visages en colère.
Un geste amical dans la foule
en maintenant ton feu allumé
même si le vent se déchaîne.
Dans mon tiroir je garde encore ta bague.
Dessus sont gravés
des hiéroglyphes oubliés de peuples antiques.
Je n'ai jamais réussi à les déchiffrer
— comme la poésie que tu prônais sans papier ni crayon —
mais je sens encore la chaleur de la main dans la caresse
comme par magie, telle une musique de clarinettes et de flûtes
venant de lointains villages, aux capes de pierre, aux rues fermées
aux cheminées qui fument encore.
Ce qui veut dire
que sous de lourdes couvertures des gens commémorent
les paroles que tu n'as pas dites, cuirassées dans un silence fécond.
Je ne peux pas retourner dans cette province-là.
Je suis exilé dans ma propre chambre.
Dans mon propre
domaine de papier.
Suivant des yeux — égoïstement — les gouttes de pluie
qui forment des sentiers translucides
sur la vitre plongeante où mon profil intact
est pris en photo par d'inconnus sacrilèges.
C'est ainsi, temps, que je te traverse. En godillots boueux.
C'est ainsi, mon moi, que je te parcours. Dans une solitude superlative.
Adonné à une œuvre qui ne s'achève jamais.
Or il n'existe plus de femme du maître maçon
prête à ce qu'on l'emmure dans le pont pour qu'il tienne.
Toi, oui ! Tu serais capable
d'un tel sacrifice.
Mais tu n'es pas là.
Je marche seul entre les coupoles basses dans les champs
où les épouvantails portent des vêtements humains.
Seul, dans la brume, sur des pavés usés
dans des temples à souvenirs incendiés, devant des croix
dans des jardins oubliés.
Arrose-moi. Même si l'eau est rare.
(Arlequin)
Yòrgos Lìllis, né en 1974, a grandi en Grèce avant de s'installer en Allemagne où il était né. Il y a exercé divers métiers manuels tout en devenant romancier, traducteur et bien entendu poète. Il est l'auteur de six recueils de poèmes, et nous propose ici des extraits des trois derniers.
Sa poésie est un cheminement obscur, obstiné, une traversée de la solitude et de la douleur, une recherche sans fin de l'autre. On y évolue tantôt dans un désert aride, tantôt dans un labyrinthe, l'homme est une île, une argile fragile, les images se succèdent, se bousculent, à la fois hardies et naturelles, les poèmes s'enchaînent, à la fois fragmentés et liés, parsemés d'impératifs obsédants qui ne sont pas des ordres, mais d'humbles appels.
Yòrgos Lìllis |