Yòrgos LÌLLIS



Savoir déverrouiller les mots


Des voix sanctifiées dans la boue

sont prêtes pour marteler en toi

leur besoin d'expression.


Comme la valeur d'assimiler les larmes de qui


de qui joue ses talents aux dés

revanche unique

pour les rares occasions qu'il a de s'évader

hors de lui-même.


Dans la douleur tu quittes le cocon,

stoïquement docile à l'étau des jours,

étudiant les dimensions de la dignité humaine.


Glorieux, dans le petit espace où tu es né pour mourir.


Dans le royaume des anonymes.






Le théorème de la non-plénitude


L'assoiffé qui creuse le désert, stoïque

le sait : les routes n'ont jamais été nôtres,


seul le souffle sous chaque installation, vers nulle part

laissant voir un chemin mental

entre ténèbres et tempête.


L'arbre lutte contre les baïonnettes du feu

tandis que le vent tisse des flocons sur la cuirasse.


Le talent nu de la survie.






Rouille des yeux


Entre des images mortes

la limite où paraît ta force rétrécit


dans ce chœur où nous tous décidons de chanter

le raffinement perdu


traînant et oubliant les essentiels deus ex machina.


Les grands mots assourdissent — les questions se hissent, menacent

la séduisante sérénité,


ils t'obligent à te retourner dans ton lit, suant

affamé de tout ce qui peut rester d'innocent et d'encore solide,


recherchant le code pour déverrouiller

l'authenticité.


C'est dans ton présent à toi que tout se passe.

C'est dans ton maintenant que tu montes, atteins la gloire et tombes.






Premier voyage


Le mur prend vie — te recopiant fidèlement

le dessinateur a taché le fleuve sombre :

des ponts telles des paroles qui réparent la discussion obscure.


L'écriture sur le mur aime bien tes doigts noircis

expliquant oracles, allégories, allusions.

Les vivants revêtent monstrueusement leur moi.


Sous les couvertures tu entends

la distribution des cartes — le diable est le feu.

Au profond de la chair le couteau métamorphose en douleur le sang,

et toi fin prêt pour exister, t'amenuisant

dans le temps.


Le septième jour, ayant traversé le Bosphore d'hiver,

tu feras naufrage dans la nuit qui lavera tes traces.

Suivra celui qui corrige les erreurs du monde.


Les boussoles lisent dans tes yeux la peur,

le scorpion dans le cercle du feu se suicide.


Tu marches comme tu peux, conquiers ce qu'on t'offre,

l'univers en miniature ici,

dans le jardin derrière, ses massifs et l'araignée batailleuse.

Le temps métamorphose jusqu'à la moindre surface

en marathon.






Intuition


La mer n'existe pas, sauf sa musique.


Erostrate, qui observe toute chose avec parcimonie

prisonnier de ton propre paysage aride,

celui qui distribue sa vie n'est plus une île.


Acrobate, donc, telle une feuille patiente

entre les mains du vent, à peu près,

tu tombes de sommeil et sous tes paupières

mûrissent les fruits défendus.


Couloirs tunnels, chauves-souris mordant les ténèbres,

étoiles doutant de tes victoires.


Compte ce soir les aiguillées sur le papier,

comme tu traverserais une épaisse forêt, guidé

par la boussole de l'intuition.


La ligne droite est le plus épuisant parcours.


(Les limites du labyrinthe)






Salle de classe


Discrètement mon pas brise le calme absolu.

Je monte sur l'estrade et déclame

d'une voix forte contre le silence imposé.

Des mots, des mots, des mots. Ce n'est pas le lieu où l'on reconstitue

l'histoire du genre humain,

mais l'humiliation, la soumission, la contestation.

Je lève les bras vers la foule inexistante

et la serre contre moi.

Je dois m'exposer

je dois lutter

m'unir à mes incertitudes.






Microcosme


Les arbres s'arrêtent pile au précipice.

Ils renferment l'endurance et la force

tels des phares naturels, ici, dans ce paysage aride.

Je te rappelle, bien que je sache combien c'est difficile

de te garder en moi intacte.

Derrière la façade en verre des rétines

le rideau tombe et je reste exposé

à mes attentes inachevées. Naguère, je croyais

qu'elles étaient des filets à même de capturer

les instants. Maintenant je sais qu'elles cessent facilement

de marcher en tête et te laissent

trompeusement exposé.

Je ne veux pas me plaindre, maintenant surtout que je sens

ton regard consolant qui me cherche

dans le néant et en silence me fait trôner en toi.

Ce soleil appartient à la salle des contestataires

en argile, où tu te détournes avec force

de leurs masques. Ce serait blasphème de ne pas comprendre

ton besoin de lumière, de ne pas être optimiste

aux noces du ciel et de la terre

tenant la couronne de notre vie approuvée.






Quotidien


Le ciel se bat contre les bâtiments.

Je mesure avec soin le déroulement de leur joute

silencieuse, tentative qui limite

la terreur de l'irréalisable. Je recopie

l'angoisse, je remplis par ce stratagème

l'obligation d'être simplement Humain.

Dans cet énorme amphithéâtre

où dans l'arène chaque jour tombent des milliers d'hommes.

Le rideau se lève. La pendule de la conscience

se met en marche, le monde objectif

me donne des armes dans l'espace et le temps.

Existe-t-il hors de la matière une autre

dimension, où se reconstruire du début

partant des mêmes débris terrestres ?

J'invente une sortie de l'espace, contre tout

ce qui tue le spontané, la chaleur de l'inattendu,

la polyphonie. Abolissant les limites des conventions.


(Petit testament)






Arlequin


(...)

La mer est une. Le ciel aussi.

Nous seuls en foule, nous efforçant de déchiffrer

les énigmes. Nos identités

dans les archives des époques

instincts épinglés sur des revers bleus — je ne te dénonce pas

terre

avec ta rumeur de ruche dans l'univers.


Et si le temps dans les couloirs a placé tant de tableaux

je suis aux côtés de la poussière

et non de la durée des couleurs.


Arbre je respecte ta racine, vague j'embrasse ta force.

Mais je préfère l'argile qui me construit en silence.

La fragile

beauté des corps, le goût délicieux de l'insatisfait.


J'ai du moins appris de toi que le vent du nord

a beau se déchaîner et les labyrinthes s'étendre

une Ariane toujours

offrira son fil généreuse pour nous sauver.


Les étoiles peuvent tomber

sans que les pleure aucun cortège

un moineau peut mourir et les feuilles mortes

noter sur leurs pages vertes son absence

mais là je trouve, dans ce cadre étroit, un fil

pour me mesurer à l'inexplicable, à ce qui est grand.


Je suis trop faible pour une tâche ambitieuse comme d'extraire

du profond des entrailles, la réalité.


Je resterai un messager, simplement, jamais un expéditeur.

Ni même un quelconque destinataire.


Le miracle dans ce pays

est camouflé. Incapable de se redresser.

Il suit le cortège des barbus, des noirs-vêtus

qui coupent leurs nattes et les abandonnent au vent

comme ces enfants agitant des drapeaux

dont la couleur

est délavée.


Ce que je désire, c'est un dialogue fécond.

Mettre bas les armes, déposer par terre les épées.


Les vautours sont rassasiés de chair.

Donnons aux rossignols l'occasion de chanter.


Que les barrages cèdent, abreuvant le désert qui s'ouvre.


Je sais, c'est difficile. Comment s'entendre au sein de Babel ?


Les gouffres savent. Les fleurs sauvages aussi.

Sans parole, sans faculté de penser.

Comme les tortues centenaires, se resserrant elles se vengent

du temps humain — le ver qui ronge sans bruit

notre vêtement.


Si tu étais là, tu aurais une réponse peut-être

à tout cela.

Je ne parle pas d'un recours aux paroles, mais d'une poignée de mains

contre nos visages en colère.

Un geste amical dans la foule

en maintenant ton feu allumé

même si le vent se déchaîne.


Dans mon tiroir je garde encore ta bague.

Dessus sont gravés

des hiéroglyphes oubliés de peuples antiques.

Je n'ai jamais réussi à les déchiffrer

— comme la poésie que tu prônais sans papier ni crayon —

mais je sens encore la chaleur de la main dans la caresse

comme par magie, telle une musique de clarinettes et de flûtes

venant de lointains villages, aux capes de pierre, aux rues fermées

aux cheminées qui fument encore.

Ce qui veut dire

que sous de lourdes couvertures des gens commémorent

les paroles que tu n'as pas dites, cuirassées dans un silence fécond.


Je ne peux pas retourner dans cette province-là.

Je suis exilé dans ma propre chambre.

Dans mon propre

domaine de papier.


Suivant des yeux — égoïstement — les gouttes de pluie

qui forment des sentiers translucides

sur la vitre plongeante où mon profil intact

est pris en photo par d'inconnus sacrilèges.


C'est ainsi, temps, que je te traverse. En godillots boueux.

C'est ainsi, mon moi, que je te parcours. Dans une solitude superlative.

Adonné à une œuvre qui ne s'achève jamais.


Or il n'existe plus de femme du maître maçon

prête à ce qu'on l'emmure dans le pont pour qu'il tienne.


Toi, oui ! Tu serais capable

d'un tel sacrifice.


Mais tu n'es pas là.


Je marche seul entre les coupoles basses dans les champs

où les épouvantails portent des vêtements humains.


Seul, dans la brume, sur des pavés usés

dans des temples à souvenirs incendiés, devant des croix

dans des jardins oubliés.


Arrose-moi. Même si l'eau est rare.


(Arlequin)




Yòrgos Lìllis, né en 1974, a grandi en Grèce avant de s'installer en Allemagne où il était né. Il y a exercé divers métiers manuels tout en devenant romancier, traducteur et bien entendu poète. Il est l'auteur de six recueils de poèmes, et nous propose ici des extraits des trois derniers.

Sa poésie est un cheminement obscur, obstiné, une traversée de la solitude et de la douleur, une recherche sans fin de l'autre. On y évolue tantôt dans un désert aride, tantôt dans un labyrinthe, l'homme est une île, une argile fragile, les images se succèdent, se bousculent, à la fois hardies et naturelles, les poèmes s'enchaînent, à la fois fragmentés et liés, parsemés d'impératifs obsédants qui ne sont pas des ordres, mais d'humbles appels.



Yòrgos Lìllis
Yòrgos Lìllis

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