Yòrgos ALISÀNOGLOU



Celui qui part


IL EST PARTI personne alors pour combler le vide/ puis- d'autres sont partis/ et d'autres plus nombreux/ il n'est resté personne pour combler les VIDES/ un vide correspondait à chacun/ énorme V I D E / et on n'était encore qu'à mi-journée-


si chacun en partant avait pris avec lui son vide/ il n'y aurait eu aucun problème/ oui mais tous sont partis sans leur vide/ alors les vides restent là/ le monde entier plein de vides/ vides qui multiplient des vides


lacunes


trous


béances


vacuums


vides


plusieurs sur les murs/ certains dans la musique/ beaucoup dans les mots/ plus encore dans les relations/ le silence-/ et celui qui part / traverse toujours des vides


Il est parti et...


un oiseau vole dans le vide/ en face d'un ciel vide/soudain par les trous


des notes bleues jaillissent/ d'une paisible musique/ comme la garantie d'une récompense


on dirait le Son



bleu d'un Jazz_


jazz du vide






Jazz rack / poème bilingue en quatre dimensions ou (↑←→↓)



Il y avait un ciel bleu

With a blue moon

Visage peint en bleu

And a blue suit

Il jouait d'une guitare sombre

And he spoke words

Avec des reflets bleus

The piano face man was white

Les touches dans une angoisse noire

His fingers begun to bleed a bit

Le sang était blanc

Made blue notes

Avec une flûte en or

A silver bird flew

Tout au long du ciel vert

And music was the talk

D'un lent, torturant Jazz-

Or something like that



[...] And I know so little

of what happened there

at that night of blue

All of my heroes completely

destroyed

But the piano man still

holds the tune






Le cadre

ou

vol ascendant de flamant à quatre temps (4/4) sur une octave et un demi-ton


À quoi fait allusion le Do ?

l'aile d'un flamant sauvage


Quelle bonne nouvelle annonce le Ré ?

l'enfance


À quoi fait allusion le Mi ?

l'Aurore Boréale- ou l'envol imminent


Quelle bonne nouvelle annonce le Fa ?

la Terre se balance d'un côté ou de l'autre


À quoi fait allusion le Sol ?

la Clé- oiseau/ le bec raye l'œuf


Quelle bonne nouvelle annonce le La ?

le Big Bang / la Terre se casse- l'oiseau hors de l'œuf


À quoi fait allusion le Si ?

l'oiseau apprend à/ les ailes bloquées dans leur ultime tentative


(retour au début)- post-scriptums d'envol)



À quoi fait allusion le fa# ?

aile en slow motion mouvement qui tombe / il touche le côté droit de la terre


Quelle bonne nouvelle annonce le Sol ?

la scène est immortalisée/ le cadre- ciel/ la terre perd de la hauteur/ l'oiseau monte sans cesse/ il s'élève jusqu'à une position qu'il allait conserver pour toujours_


[jamais auparavant/ aucun oiseau/ aucune Terre/ ne va/n'a conservé/la position-cadre 4X4 à jamais]



Allusion au Jazz- flamenco sketches

bonne nouvelle en silence-


[Vide]


(La version jazz)






[Barbelés]


Holocauste de toute une zone

de l'histoire

l'exil intérieur, les galeries, les blessures

qui sont tombés dans tes mots

qui tombent encore

qu'on a écrits

comme s'ils ne l'avaient jamais été

qu'on écrit

encore et encore

frontière la langue

tu dis que ta première demeure

les barbelés

s'impriment

des rencontres encore

aux lèvres grand ouvertes

les voix

qui sont tombées dans tes mots

qui tombent encore

viennent

en morceaux en poussière, bientôt

apparaîtront dans l'entremêlement

autre façon d'habiter

elles viennent, mais tu ne les verras pas


Car ce qu'on a perdu, nous le perdons encore.






[Guerre / Nuremberg]


Cette guerre a eu lieu

dans les ténèbres de ton cerveau


Une vieille histoire allemande,

chaque histoire, comme les petits soldats

dont nous jouions enfants


À présent, ma pensée court de l'Elbe

à l'Èvros, aux mille arbres de son delta

les amis ont cessé de m'aimer

quand je leur ai dit que je ne joue plus


Je m'allonge dans l'herbe et je compte les jeux

les guerres, les amis les ennemis,

je compte les tendresses


Le soleil éclaire le soldat de plomb

de ces années-là — le rouge-gorge à côté,

le pique du bec et gazouille faux


Les années ont passé je ne distingue pas lequel

de nous deux est tombé au combat — lequel vit






[Guerre / Athènes]


Cette guerre a eu lieu

dans les ténèbres du frigo


le manque d'aliments s'accroissait

dépassant ses besoins il a gelé


tu ne te possédais pas

je ne possédais pas mon absence


seule au fond, abandonnée

à demi pourrie une tomate et ses langes

étalés au bord de l'obscur

donnait l'idée de l'issue du combat


une pluie rouge la nuit comme une cravache






[Guerre / Pest à Buda]


Cette guerre a eu lieu

au bord d'une carte


les commandements

sans cesse plus confus

sans cesse plus menteurs


les embuscades en foule de la nuit

guettaient ta chute


les visages des dirigeants

s'étaient tous étrangement mélangés

jusqu'au soir où laissant la carte ouverte

avec les marques et les dessins gravés

ils ont disparu à jamais


(il y a toujours moyen de fuir)


reportant sine die la bataille






[Guerre / Duktus]


Cette guerre a eu lieu

dans la nuit d'un tiroir

châteaux et royaumes sanglants


ils ont fait de la fausse monnaie


J'ai changé de villes de pays

de visages de personnes

je change toi et moi


j'ai fait de la fausse monnaie


Moitié revolver, moitié main

il a jailli de mon cou

eau noire nommée Loudìas


il a fait de la fausse monnaie


La température du tiroir

est la température de ton ventre

tant de guerres, tant d'amours, un tel abattement

une telle adoration


Je t'ai mis de côté un bébé dans le tiroir

à la fin, quand ils t'auront tout pris, sur le fond

restera un peu de sang dans une lumière bleue



Pardon de ce que tu te retrouves

dans ce qui est mon corps






[Guerre / Quatuor]


Cette guerre

a eu lieu entre les notes, entre les demi-tons

d'un adagio pour cordes


et c'était jusqu'alors

une idée inconcevable pour tous

puisqu'on dit que dans les eaux profondes

de la musique le temps est neutre



mais cette guerre aussi

est une idée, comme la musique

inconcevables toutes deux pour le bon sens

si tu les touches un tant soit peu, ne subsiste

que la brise d'une faible grandeur


cette impression, que quelqu'un se fait tuer

à des milliers de milles — sur les ondes courtes

de la radio






[La prison de Serkadji]


À présent c'est la guerre

la clandestinité

je ne sais où elle te trouve

mais je ferais tout

pour que nous retournions à une

poésie rude parmi les tournesols

au centre-ville

le pantalon baissé

pour tous les amours probables

que tu as ignorés quand ils t'appartenaient


je ne sais jusqu'à quand ça va durer

mais j'en ai assez de rimailler

avec Mahmoud Amine el Alem

entre les murs d'une prison d'Algérie


le destin du poète c'est l'ombre

demain peut-être tout s'écrira sans nous






[Troie / dans les mêmes eaux profondes que toi]


Ce frère céleste flotte

là-haut dans la tempête

avec les Danaens, avec les Myrmidons


— Ils vont le lapider ?

sur la terre de Troie, des Troyens

chômeurs demeurent encore

au milieu des malheurs dont ils souffrent

sans combattre


La seule terre ferme qu'ils commandent c'est les pierres

que leurs doigts touchent

avec les Danaens, avec les Myrmidons


— On a besoin d'armes, on a besoin de cendres

2000 ans après — il galope encore

dans les vallons et refuse de pourrir


Il change de lieu, il change de proie

son crâne change de place (dans le sommeil)

du côté de la blessure,

apparaît l'âge du bronze






[Dans la petite longue-vue de l'Histoire]


On dirait des hommes qui transportent une corde Endurcis dans les égouts de l'Histoire Piétinant les 2015 roses-perles salies Sur le collier nœud coulant de la Comtesse Europa telle qu'elle se dresse marmoréenne et ravagée sur fond de ciel attique Les suicidés de l'obturateur Autour de ses pieds des feuilles obscures Leur terre la liberté amputée de tout ce qui est bon Cendres cheminées fraction obscure Automne dans la civilisation mais souvenir de printemps il semble nous mener vers le ciel


[Sept lieues sous la rime du temps — ensevelis

là où fleurit une Alexandrie mentale

— et tous les morts s'inclinent]






[Refrain]


Sous ma chair

obscurs — inconnus

ils signent ma solitude

ils travaillent comme faille intérieure

au delà de la loi de la vie

et de leur silence électrique


Chacun embrasse de l'autre le doute

si fort, si fort que s'avère vrai l'oracle

que j'entendis en Bohème dans les bars à absinthe

«D'Occident messieurs sommes revenus de nouveau affamés»


Et d'autre part,

ce soir pas un seul sonnet d'amour

pour signer

notre éternité


(Aire de jeux)



Né à Kavàla (Grèce du Nord) en 1975, il a étudié la sociologie avant de devenir éditeur et libraire à Thessalonique. Traducteur de Bukowski, Morrisson et divers poètes anglais, il a publié huit recueils de poèmes.

C'est sa poésie la plus récente qu'il nous propose ici. Une poésie ouverte à l'immense rumeur du monde et à ses drames. Le titre du dernier recueil, Aire de jeux (2015), est d'une ironie noire : nous sommes plutôt sur des champs de bataille, la guerre faisant rage à l'extérieur de l'individu tout comme à l'intérieur de lui. Nous traversons plus d'un champ de ruines, mais ces poèmes qui disent le vide et la perte sont en même temps très pleins, débordants d'énergie, à la fois ramassés et éclatés, tendus par leur effort pour embrasser toute la réalité possible, et en même temps — témoins les poèmes syncopés, brûlants de La version jazz (inédit) — portés, hantés par la musique.

Duktus. Allusion à un poème de Paul Celan.

Loudìas. Fleuve du nord de la Grèce.

Serkadji. Prison d'Alger.



Yòrgos Alisànoglou
Yòrgos Alisànoglou

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