Yeoryìa TRIANDAFYLLÌDOU



Le poète en promenade


avec un ami du poète. Ils discutent. En ce moment il traduit des poètes français contemporains et son ami une pièce de théâtre en langue anglaise, en vers. Les difficultés à rendre un monde étranger. Ils sont d'accord. Sans parler des ombres d'amours passées. Car, depuis toujours, tous les vers, tous les dialogues, n'ont pu être écrits qu'afin de réveiller d'anciennes amours de gens du métier. Debout sur le petit pont, ils se penchent et admirent dans l'eau leurs tristes reflets. Au même instant, dans le pays étranger, un poète français se creuse la tête pour traduire le dernier recueil du poète qui traduit ici des poètes français. Quant à l'auteur de la pièce, étant depuis des années dans l'autre monde, il ne se demande sûrement pas qui à la fin, de nos jours, écrit de la poésie.






Le poète à la porte du cimetière


prête volontiers ses morts bien-aimés. C'est-à-dire qu'il pleure doucement les défunts inconnus. C'est seulement dans les poèmes que l'inhumation est strictement individuelle. Lors de l'exhumation il touche un tas d'ossements lavés par les larmes de lecteurs anonymes. Il vide sur eux, égoïste, une bouteille de vin.


(Le poète dehors)






Par amour


Ici tout s'est rempli de cœurs affamés.

Très affamés

comme les chiens que leurs maîtres oublient

dans les terrains vagues sans nourriture.

La faim obscurcit les cœurs

les rend féroces dans la nuit

et si quelqu'un s'arrête

la main tendue à travers les grilles

alors les cœurs bondissent

et cette main du côté du cœur

avant qu'elle sente la douleur

ils la déchirent.






Invitation


Lorsque tu mords

au jugé celui qui t'a offensé

tu baises les lèvres d'un étranger plutôt que celles qui s'ouvrent

et bientôt l'offenseur désire tes dents

et le dédaigné, soudain, savoure sa honte,


et moi de même

avec mes beaux habits mes bonnes actions

je t'invite ce soir à fêter

une étincelante nouvelle victoire des larmes.





Tout à fait humain


Qu'en petits morceaux tu découpes la journée

et m'en enlèves la meilleure part.


Que tu rejettes l'élan de la merveille

et que je sois ta débitrice en plus.


Que tu vives uniquement pour ton propre salut

et qu'à moi tu ne donnes rien.


Que tu élargisses peu à peu le pardon

sans que j'aie pu m'introduire sur ses terres,


tout cela est tout à fait humain

et moi — être humain moi aussi — à mon tour

j'adjugerai la même chose au suivant.






Éléments d'architecture


Donner à mes amours des règles minimales

des ailes, des carquois, comme aux tessons antiques.

Prendre pour gîte, enfin, des zones immorales.


Octroyer à ma vie un toit moins écrasant

une maison modeste aux matériaux légers.

Aller, ô paradoxe, aux objets séduisants.


Dans un temple installer des prêtresses faciles

qui fuiront au printemps comme des oiseaux fous

traînant, prise à leur queue, la robe de la ville.


Ce poids volumineux, pour un peu le réduire

et soutenir les sens, souffrir mille névroses.

M'effondrer d'un seul coup sitôt que tu transpires.


Dans l'arène en plein air faire que tu te vautres

convoité par des fauves à l'épaisse crinière.

Si je lèche ton sang, laveras-tu ma faute ?


Et c'est un soir un seul qui s'étend sur la terre.






Civet


Mes amies le soir ont la fièvre

et le souci des repas du lendemain.

Elles vont aux pensées les plus simples et les pensées

s'embrouillent comme les enfants qui apprennent à lire l'heure.

Souvent elles échangent des contes.

Il était une fois il sera toujours

une fois une malheureuse :

la fille aux quarante nattes a connu un sort

vraiment tordu normal pour une femme

qui contient l'hystérie de ses cheveux.

Ou bien

Les bêtes à fourrure de la forêt se sont étreintes avec passion

— ces lièvres finiront mangés par la famille.

Mais tant que lui manque la salive, oignon suant,

mes amies inspirées créent de puissantes histoires d'amour.

Le lendemain il ne reste rien

De leur coiffure sévère des sentiments duveteux.

Elles ont seulement chaque hier la fièvre.


(Droit à l'attente)






Notes sur la légèreté de la neige


Les inattendus viennent à nous

en neigeant.

Le soir d'avant ils nous assourdissent

tombant sans bruit dans la cour.

Par où qu'on les prenne, ils ne se salissent pas.

Ils sifflent la fin d'un hiver qui traîne

jettent des coups d'œil blancs, furtifs à nos cœurs

nous le sentons

et prenons l'air gravement offensé.

Car nos cœurs, messieurs, étaient déjà dans votre œil

ils brillaient depuis quelque part en lui

la chair de votre œil frémissant

de ce manque de discrétion historique.

C'est ainsi peu à peu

que les accents lyriques se déplacent comme des meubles

de l'œil au cœur et de là

jusqu'au dehors au large dans notre cour

en déneigeant.






Inaperçus


J'ai besoin de faire une pause, as-tu dit.

Et l'angoisse a raidi mes cheveux.

Disparues toutes les complications frisées

telles que les forme la serviette hâtive,

de petits rouleaux ont roulé par terre

et des élastiques bruns ont jailli

tout droit vers une destination inconnue.

Le soir est venu et personne au monde

n'a rien compris.

Toi tu avais besoin de silence

— on ne t'a même pas entendu.

Et quant à moi l'angoisse

n'a pas blanchi mes cheveux.






Ville amoureuse

(l'est-elle ou non ?)


I


Je lui ai dit que je devais me cacher.

Il a répondu que c'était vrai,

que nous devions cacher nos yeux.

Je lui ai dit que je devais dormir.

Il a répondu que c'était vrai,

que nous devions endormir nos rêves.

Je lui ai dit que je devais allumer puis m'habiller.

Il a répondu que c'était vrai,

que nous ne devions sortir nus que pour de faux.

Sans cachette, sans sommeil, sans ma robe

aux fines bretelles à fleurs

il aurait déjà dû s'en aller.

Il a répondu que c'était vrai,

qu'il devait se pendre à mes bretelles.



II


Il implora toujours des points de vue osés

et toujours il saignait avant d'être blessé.

On riait, il bluffa : habitude anormale

il embrassa, joua de la magie verbale.

Il fut pris dans les rues la nuit sous une averse,

Des godes sous abri on faisait le commerce.

Des noms, des billets doux, des odeurs corporelles

furent jetés par lui, enterrés pêle-mêle.

«Tirez sur le pianiste» un soir il dut crier.

On osa — par amour ou pour se réveiller ?

Il marcha sur les eaux, les quais, dans ses voyages

coula des procédés, des chiffres : ses naufrages.

Grand trousseur de jupons pour payer son écot,

il fut rossé pour prix de ses violents bécots.


Et moi, qui sais le peu d'amour de cette ville

où je naquis,

je mordrai jusqu'au sang les lèvres de ceux qui

la jugent vile.



III


Je veux unir ma destinée à celle d'un conducteur de bus. Non parce qu'il est devenu courant de tomber amoureux des maçons, des facteurs, des ferrailleurs, des marins, des vendeurs de billets de loterie, comme si soudain l'amour s'était souvenu d'eux alors qu'avant ce qui évoquait l'amour c'était tout cela : la brique rouge, la salive sur l'enveloppe, le fer pointu, le bateau, le hasard. Mais parce qu'un conducteur de bus chevauche le trottoir au tournant des rues Kleànthous et Anatolikis Thràkis et insulte l'enfoiré et personne ne tombe amoureux d'un conducteur mal embouché tandis qu'il rentre chez lui fourbu, s'accrochant aux poignées, et que dans le tournant il plonge le nez dans le dos suant du type devant. Comme il tomberait amoureux de l'ouvrier du chantier d'en face — tantôt il construit, son dos nu suant, tantôt il transporte du ciment et les désirs d'un inconnu qui languit après lui. Car le conducteur de bus ne transporte rien dans son dos, rien que des corps debout dans le couloir qui meurent de faim à midi mais savent déjà, dans leur peau, quel amour ils vont revêtir.






Le mystère


Il était électricien.

Il posait des lampes jaunes dans les villages autour de Sèrres

pour voir laquelle était la plus belle

et l'épouser.

Elle arborait de hauts sourcils noirs

et un sérieux funèbre dans ses promenades.

Sa beauté dans ses balades ne s'est jamais montrée.

Plus tard elle s'allongeait dans le lit conjugal

laissant ses cheveux noirs, ses yeux noirs

et ses hauts sourcils noirs s'agiter.

Il luttait pour enclore

toutes ces chèvres noires frétillantes

dans ses mains ou dans un baiser.


Le jour fatal il est passé devant elle

sur sa vespa, veste flottant au vent.

Elle s'est jetée à sa suite sans escorte.

Au milieu du chemin son oncle la rattrape.

Elle l'a entraîné dehors de force jusqu'au café

pour éclaircir ensemble le mystère du don de lumière.

Lui se penchait déjà sur sa retsìna.

Il a oublié ainsi les lampes jaunes qu'il semait dans la nuit

et les femmes douces papillonnantes enhardies.

Elle se tenait sous le lampadaire

et ne cessait de le montrer du doigt

illuminée.






La stratégie de la ville


La séparation apparaît sur le terrain

Le temps a ses propres parois étanches

Le coup d'œil détermine les paysages

Je te comprends jusqu'à l'effondrement.


Le soir est une idéalité extrême

Il n'y a pas de maison pour nous

Tu ordonnes l'évacuation des heures

Il en résulte un espace malade.


Défilés militaires, processions religieuses

Tout ce qui se déploie sur la voie du triomphe

Je te vouais hier une confiance aveuglée

Ce soir s'approfondit la racine du drame.


Voici ce que je veux dire

Lorsque tu marches tout seul, sois attentif

aux exégètes de promenade aux aguets.

Tu marches un peu, ils diffusent

et tu blesses davantage l'égoïsme du chemin.






Bonne route


Nos proches repartent le matin.

Leur but, une sagesse ou quelque chose de préférable.

Sur le pavé sonnent encore les sabots du cœur d'hier.

Plongés à fond dans le souvenir

plongés à fond dans les livres.

Des jambes rageuses les amènent dans des océans de bonheur.

Puis nous refermons coquettement nos jambes.

Nous les laissons repartir

chaque matin

avec chaque dernier baiser

au commencement d'un jour

libérées enfin.

Et nos proches repartent.






Te refléter dans les visages


Il y a des visages qui inspirent

qui inspirent trop pour ne pas entrer dans le poème.

Si proches, nos vers et les visages

qu'en allongeant le bras sur le balcon de l'un

on peut toucher le regard sur le rebord de l'autre.

Les visages s'enveloppent dans un brouillard vert.

Ils flottent dedans fleuris.

Nous sommes leurs esclaves à perpétuité.

Car nous les avons choisis librement, meurtris

par les courroies serrées de notre liberté.

Le poème s'est ouvert et attend

avec des lumières qui s'offrent et des paroles épaisses comme des tapis.

Alors, au même instant, les visages nous dépassent.

Ils s'éloignent enveloppés dans un brouillard vert

laissant d'autres vers devenir

les photographies retouchées

de notre visage qui les a désirés.




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Née à Thessalonique en 1968, Yeoryìa Triandafyllìdou a fait des études de lettres et vit aujourd'hui à Kavàla. Elle a publié deux recueils : Le poète dehors (2004) et Droit à l'attente (2008) et le troisième, Prêts à fonds perdus, paraîtra en 2016. Ce qui rapproche ses poèmes ? Une continuelle mobilité, une grande variété des thèmes, des approches et des techniques. Poème en prose, vers libre, vers classique parfois, cette poésie semble vouloir explorer tous les chemins possibles, et répugner à se figer dans une formule, une attitude, un sentiment donné. La douleur se voile d'humour, d'ironie ou de dérision, à moins qu'elle ne se laisse entendre entre les lignes. S'il est une constante ici, c'est la hantise de l'autre, la relation difficile et nécessaire avec lui.



Yeoryìa Triandafyllìdou
Yeoryìa Triandafyllìdou.

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