Pandelis BOUKÀLAS



Fin des visites


...Eros qui fait fondre...

Anacréon


Tu m'as laissé tomber.

Tes visites espacées

jusqu'à zéro.

Tes phrases obscurcies,

ton regard carbonisé,

qui faisait tout fondre.

Je mets la table, aiguise mon crayon

sur la pierre de l'attente,

un bon vin réchauffe le verre,

et à la fin refroidit orphelin.


Tu as tardé.

Tu n'es même pas venue.

Tu as dû sentir que désormais

c'est le besoin affamé qui t'invite

et non l'adolescente confiance en soi

que tout est mots

et que tout recommence du début.

Et tu t'es tournée ailleurs

avec tes réconforts empoisonnés.

Je ne t'en veux pas.

Sorti de la passion,

vaincu en beauté,

j'ai pour compter les choses

la justice de l'acceptation.

Ce qui s'est écrit

était écrit d'avance.

Que tu te donnes à moi jusqu'à l'épuisement

de mes pensées maîtresse inépuisable.


Nous sommes les voyages par nous refusés.






Dans l'exil de la langue


Heure au hasard. Place de hasard. Grèce hasardeuse.

En tous cas dimanche,

quand on prie le temps pour qu'il s'apaise.

Sur les bancs, les uns assis, d'autres perchés.

Des Albanais.

Ils parlent fort à présent

retrouvant ce que dissimulait

apeuré le temps du silence.

Exilés dans leur propre langue.


Les gens du coin ne lui prêtent guère attention,

ne la distinguent même pas, si bien

qu'elle libère ses sons en force.

Dans la cabine on téléphone. Des Philippins. Sans doute.

Doublement exilés ceux-là

par la langue et la peau

ils contiennent leur voix

et traversent sans bruit nos regards immobiles.


Vain collectionneur d'événements,

tu te mets à écrire en silence,

sans papier ni crayon,

tu dis redis les phrases à ne pas perdre,

le rythme est fissuré

la mémoire bute.

Cette sentence lourde et sans origine :

«La patrie du poète, c'est sa langue»

te ronge et t'empoisonne l'esprit.

Mais quelle patrie ?

Des mots des mots toujours des mots.

Indigène du vide,

tu comptes, l'exil de la langue est double et triple

quand on l'écrit.

Rester dehors loin de ce que tu as désiré,

projeté avant de le livrer aux mots.

Dehors loin de ceux qui ne comprennent pas ta langue

nés sous d'autres soleils.

Dehors loin de tes compagnons de langue

qui traversent ton rabâchage indifférents.


Ma patrie est un exil.

Comme un amour qu'on cherche

uniquement pour le perdre.






Objets précieux


Un chiendent rebelle

trouant le bitume

exultant dans l'ombre

de la vieille voiture

et se tournant spontanément vers le soleil

Un chien errant

qui t'emboîte le pas

pour t'enseigner dans sa langue muette

qu'un être n'est pas voué à la solitude

Ce grenadier qui depuis trois générations

sans entretien résiste

afin d'offrir son fruit

de fête ou même de deuil

— la différence est exsangue

dans le temps mortifère.

Un moineau qui insiste insiste insiste

refaisant pour la onzième fois son nid

qu'on lui a détruit dix fois déjà

Toutes les adresses que tu n'effaces pas

dans l'agenda usé

dressant ta volonté contre la mort qui dévore tout

même si de l'autre côté aucune voix n'est là

pour te répondre

Un baiser qui coupe le souffle

liant la douleur et le délire

et à partir des morceaux

reconstruit du début le monde


La vie, un fil ? Qui l'a dit ?

Une étoffe.

Du sens, même quand on l'effiloche,

saigne et ressuscite






Naturellement


J'imagine sa main.

Organisant le délire

choisissant des chansons secrètes,

dépoussiérant des souvenirs

caressant des notes.

Ah si j'étais note, même balbutiante,

même brisée,

que sa main m'offre brûlante une caresse

dont je sois carbonisé.

J'imagine ses yeux.

Assombris, exultants,

Brillants, brillants, immenses

écoutant des chansons d'amour ou bien d'exil,

enfant le temps petit enfant

et nageant dans l'humide.

Ah si j'étais chanson, qu'elle me chante

me couvre d'ornements,

que son rythme soit bénédiction

et qu'il dénoue mon âme.


Imaginant ses pleurs, je pleure.

Quand elle rit, je ris et me rassure.

Imaginer sa peine m'emplit de douleur.

Et je voyage à travers mes fissures.






Prométhée


Jamais je n'ai beaucoup parlé

mais j'ai appris en temps voulu la langue du feu

— quelle autre est plus directe

et brille en brûlant chaque chaîne

Je ne supporte pas tout ce vide en eux

Fabriquer des bonshommes ou plutôt des pantins

qui leur servent de jouets

foudroyer consumer submerger

Puis se repaître des lamentations

Ceux qui ne savent rien du rire

ne comprennent pas les larmes


Jusqu'au jour où dieux et hommes se réunirent

pour définir leurs droits

Je décidai de berner Rire-en-Berne

J'abats un bœuf l'écorche le découpe

et taille son cuir en deux moitiés.

Dans l'une je cache la chair

dans l'autre les os la graisse

je l'ai bien bourrée pour tromper le goinfre

Tiens, Zeus, ai-je dit — choisis

À chaque partie chacun a droit

l'une aux mortels et l'autre aux immortels

Qu'allait-il choisir l'omniscient

Il prend la plus épaisse

rien dedans

l'ouvrant il est fou de rage

Sacrilège hurle-t-il tu m'as roulé

Tu vas souffrir ça t'apprendra bâtard

Vengeur il donne ses ordres

Héphaïstos prend de la terre et de l'eau

et façonne Pandore,

première femme

matrice du mal dit-on

Je l'aime

J'apprends l'amour entre ses mains

J'enseigne l'amour aux hommes

Puis les arts, l'écriture

et comment attacher les bêtes à la charrue

et au char leur cheval

Alors ils tiennent bon

et après moi bernent ceux d'en haut

par le stratagème du sacrifice

Tout pleins de dévotion de soumission

avec musiques prêtres et processions

ils tuent des moutons et des bœufs sur l'autel

gardent la chair

pour ne donner aux dieux que graisse et fumée

Flagrante est la moquerie cachée sous le rituel


Brûlante illuminée la vie des hommes

Grâce au feu que je vole et leur offre

Le tout-puissant perd la boule

Il ordonne à nouveau — rien tout seul

Ses serviteurs Force et Violence

ont mis la main sur moi

m'ont cloué sur la cime la plus nue

Chaque jour

le vautour se ruait

pour manger mon foie

Pas le cœur pas le poumon,

mon supplice aurait tout de suite pris fin

Et mon viscère s'augmentait dans le sang

ressuscité par ses blessures

pour que puisse y planter ses griffes

à nouveau le divin vengeur


Il ne savait pas l'omniscient

Il ne savait pas que la grande ruine

était mon arme et ma méthode

Par la douleur je suis devenu un homme

Par la douleur j'ai plus appris

que n'apprendront jamais les omniscients

À présent je dénombre mes enfants

et ils sont innombrables

Comme le fait mon foie

à vivre de leur mort






Sisyphe


Excellent châtiment.

Monter c'est descendre

et en descente je monte.

Et alors. C'est la vie.

Même pour un roc dix fois cent fois

plus lourd,

une côte dix fois mille fois

plus longue,

j'aurais fait la même chose.

Méthodique, décidé jusqu'à me faire écraser.

J'aurais dénoncé Zeus

père des dieux et des hommes

et de bâtards sans nombre.

Je serais allé dire au père

quel salopard avait enlevé sa fille,

si belle,

pour se défouler d'Héra son cauchemar

Même en sachant que sans tarder

il lancerait à mes trousses

le démon de la mort.


Il l'a lancé.

Très fourbe ce démon

moi rusé entre tous.

Vous la connaissez ma race

et quel malin fut Ulysse

notre bâtard à nous

— Laerte ? Cause toujours.

Je l'ai donc enchaîné, le démon

l'ai fourré dans un cachot profond.

Envoyé du dieu, vénérable, tu parles.

Et du coup nul mortel ne mourrait.

Mais sont tombés sur moi les éclairs furibonds

du Très-haut.

J'ai fait mine d'être d'accord,

j'ai libéré le démon,

sa faucille s'est remise à faucher,

moi d'abord.

Eh bien, j'ai fait semblant de mourir.

J'avais d'abord donné des instructions précises

à ma bonne femme :

ne pas me pleurer

pas de libations sur ma tombe

ni service religieux ni repas.

Rien de réglementaire.

Comme si j'étais une bête.

Arrivé aux Enfers

je dis à Hadès

«ma femme est sacrilège,

vous aussi, chères divinités, elle vous a offensés

elle m'a déshonoré

en négligeant la coutume.

Je dois remonter, le temps d'un juste châtiment

puis je vais redescendre».


Et je suis monté. Et ils attendent encore

que je redescende volontairement, ces dieux grotesques,

Zeus et Hadès, du pareil au même.

Pas fichus de comprendre, quand c'est tout simple.

Nous les avons créés, ces jouets de nos railleries.

C'est pourquoi je me réjouis de monter mon rocher.

Il commémore mon triomphe.

À jamais.


(Phrases)






3


Ce jeune gars, qui part vers les Enfers,

ne le laisse pas seul, mais prends bien soin de lui.

Il est jeune et novice, ignorant des ténèbres,

ignorant du grand froid et de la terre noire.

C'était de la lumière et c'était l'eau d'un fleuve,

c'était du feu, et lui-même a brûlé.

Mère, c'est lui qui a l'épée dans le regard,

du sang sur lui, pareil à celui de mon père.

Il a reçu de lui son nom, reçu la Mort.

Mon père est mort le vingt-neuf en octobre.

Le vingt-neuf en octobre est né notre Sp?ros.

Soixante-deux, vingt-neuf qui font quatre-vingt-onze.

Mais la bénédiction s'est révélée maudite —

vieille malédiction chez nous : toujours on paye

avec le sang. La mort. Trop tôt. Dans la violence.

L'autre à cheval et lui sur ses chevaux,

sur ceux de sa moto, trente-trois chevaux noirs,

autant que les années qui ont fauché grand-père.

Mère, veille sur lui, prends-le dans tes bras, père,

chérissez-le, donnez-lui tout l'amour

dont il n'eut pas assez dans le monde d'en haut.

Il partait affamé, il arrive assoiffé.

Accueillez-le, mettez pour lui la table,

et chantez la chanson qu'il chantait juste avant,

sur les cinq Grecs faisant la fête en bas.

À croire qu'il voulait, jaloux, se joindre à eux,

avec son baglamas, avec son doux tzouras,

pour qu'on entende mieux ce qui n'a pas de son.

Ce qui disperse l'âme et brise le cerveau.

Vivant reste le corps, mais il est fait de terre.

Des serpents le dévorent, des serpents à deux têtes,

celles de l'insatiable Mort et de son dieu.






20


Étoile filante que notre vie,

ma brève étoile.


Ton sourire sur les photos

de jour en jour

se charge de mélancolie.

À tes vingt ans perpétuels ton destin

était que le poison mûrisse dans ton regard

Fruit qui n'obtiendra pas que l'on te goûte.

Cela me tourmente à présent de te voir

Ce n'est pas toi

Ce ne serait pas toi

Tu aurais laissé pousser peut-être tes cheveux

tu aurais pu être tenté par la moustache

ou même laisser pousser ta barbe

Peu avant, mon cher exilé,

moins d'une semaine avant de partir au loin,

tu jouais avec les rasoirs

et descendais me voir toutes les dix minutes

ébranlant l'escalier dans ta hâte joyeuse

ta beauté autrement arrangée à chaque fois

comme pour me demander mon avis

Barbe — moustache seule — rasé

Comme si tu avais senti s'approcher le néant

et t'efforçais de te multiplier

Pour que puisse notre imagination

te recréer sous trois formes trois substances

invulnérable

Tes chaussures en tous cas dans la salle de bains

paires alignées

n'ont pas besoin de t'imaginer

Elles n'ont cessé de grandir

sûres que tu grandis

Ce qui ne m'étonne pas

Autre chose me ronge

La poussière sur elles chaque matin

une bonne odeur de sueur

Donc tu viens les mettre

tu pars dans les rues

retournes dans ton quartier

bois une bière debout

vas dans le parc

shootes une ou deux fois, tirs croisés

le voisin l'avait dit très tôt, un spécialiste,

«son pied gauche et le ballon s'entendent bien»

alors que soupirait la petite impasse

sous les buuut et les putain, tackle pas

Puis tu viens te déchausses

laisses tes affaires de sport

remets tes petites ailes

et tu t'en vas

je ne t'ai pas vu


Même dans mes rêves tu t'en vas

cher petit rêve


(Vingt)




*


Né en 1957, journaliste prolifique, essayiste, traducteur d'Aristophane et d'Eschyle, Pandelis Boukàlas est l'auteur de sept recueils poétiques publiés dont le plus récent, Phrases, a obtenu le Prix d'État en 2010.

Sa poésie, attentive au présent jusque dans ses manifestations les plus infimes, mais non moins attirée par les grands mythes antiques, entrelace les deux grands thèmes éternels : amour et mort, en y ajoutant la dimension de la révolte, illustrée notamment par son poème «Prométhée». C'est une poésie volontiers dialogueuse : avec la Muse qui a longtemps fui le poète (dans le premier poème de notre choix) ; avec son fils disparu à vingt ans (dans Vingt, recueil inédit) ; avec les anciens chants populaires qu'il vénère (l'un des présents poèmes en reprend la forme) ; avec le passé de sa langue dont il reprend certains mots avec gourmandise ; avec les mots en général dont il aime jouer acrobatiquement, y compris dans les moments de douleur — ce qui donne à ses poèmes, accablés de tristesse parfois, des allures de ballet aérien. Avec lui aussi, Sisyphe paraît heureux malgré tout.



Pandelis Boukàlas
Pandelis Boukàlas

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