Fin des visites
...Eros qui fait fondre...
Anacréon
Tu m'as laissé tomber.
Tes visites espacées
jusqu'à zéro.
Tes phrases obscurcies,
ton regard carbonisé,
qui faisait tout fondre.
Je mets la table, aiguise mon crayon
sur la pierre de l'attente,
un bon vin réchauffe le verre,
et à la fin refroidit orphelin.
Tu as tardé.
Tu n'es même pas venue.
Tu as dû sentir que désormais
c'est le besoin affamé qui t'invite
et non l'adolescente confiance en soi
que tout est mots
et que tout recommence du début.
Et tu t'es tournée ailleurs
avec tes réconforts empoisonnés.
Je ne t'en veux pas.
Sorti de la passion,
vaincu en beauté,
j'ai pour compter les choses
la justice de l'acceptation.
Ce qui s'est écrit
était écrit d'avance.
Que tu te donnes à moi jusqu'à l'épuisement
de mes pensées maîtresse inépuisable.
Nous sommes les voyages par nous refusés.
Dans l'exil de la langue
Heure au hasard. Place de hasard. Grèce hasardeuse.
En tous cas dimanche,
quand on prie le temps pour qu'il s'apaise.
Sur les bancs, les uns assis, d'autres perchés.
Des Albanais.
Ils parlent fort à présent
retrouvant ce que dissimulait
apeuré le temps du silence.
Exilés dans leur propre langue.
Les gens du coin ne lui prêtent guère attention,
ne la distinguent même pas, si bien
qu'elle libère ses sons en force.
Dans la cabine on téléphone. Des Philippins. Sans doute.
Doublement exilés ceux-là
par la langue et la peau
ils contiennent leur voix
et traversent sans bruit nos regards immobiles.
Vain collectionneur d'événements,
tu te mets à écrire en silence,
sans papier ni crayon,
tu dis redis les phrases à ne pas perdre,
le rythme est fissuré
la mémoire bute.
Cette sentence lourde et sans origine :
«La patrie du poète, c'est sa langue»
te ronge et t'empoisonne l'esprit.
Mais quelle patrie ?
Des mots des mots toujours des mots.
Indigène du vide,
tu comptes, l'exil de la langue est double et triple
quand on l'écrit.
Rester dehors loin de ce que tu as désiré,
projeté avant de le livrer aux mots.
Dehors loin de ceux qui ne comprennent pas ta langue
nés sous d'autres soleils.
Dehors loin de tes compagnons de langue
qui traversent ton rabâchage indifférents.
Ma patrie est un exil.
Comme un amour qu'on cherche
uniquement pour le perdre.
Objets précieux
Un chiendent rebelle
trouant le bitume
exultant dans l'ombre
de la vieille voiture
et se tournant spontanément vers le soleil
Un chien errant
qui t'emboîte le pas
pour t'enseigner dans sa langue muette
qu'un être n'est pas voué à la solitude
Ce grenadier qui depuis trois générations
sans entretien résiste
afin d'offrir son fruit
de fête ou même de deuil
— la différence est exsangue
dans le temps mortifère.
Un moineau qui insiste insiste insiste
refaisant pour la onzième fois son nid
qu'on lui a détruit dix fois déjà
Toutes les adresses que tu n'effaces pas
dans l'agenda usé
dressant ta volonté contre la mort qui dévore tout
même si de l'autre côté aucune voix n'est là
pour te répondre
Un baiser qui coupe le souffle
liant la douleur et le délire
et à partir des morceaux
reconstruit du début le monde
La vie, un fil ? Qui l'a dit ?
Une étoffe.
Du sens, même quand on l'effiloche,
saigne et ressuscite
Naturellement
J'imagine sa main.
Organisant le délire
choisissant des chansons secrètes,
dépoussiérant des souvenirs
caressant des notes.
Ah si j'étais note, même balbutiante,
même brisée,
que sa main m'offre brûlante une caresse
dont je sois carbonisé.
J'imagine ses yeux.
Assombris, exultants,
Brillants, brillants, immenses
écoutant des chansons d'amour ou bien d'exil,
enfant le temps petit enfant
et nageant dans l'humide.
Ah si j'étais chanson, qu'elle me chante
me couvre d'ornements,
que son rythme soit bénédiction
et qu'il dénoue mon âme.
Imaginant ses pleurs, je pleure.
Quand elle rit, je ris et me rassure.
Imaginer sa peine m'emplit de douleur.
Et je voyage à travers mes fissures.
Prométhée
Jamais je n'ai beaucoup parlé
mais j'ai appris en temps voulu la langue du feu
— quelle autre est plus directe
et brille en brûlant chaque chaîne
Je ne supporte pas tout ce vide en eux
Fabriquer des bonshommes ou plutôt des pantins
qui leur servent de jouets
foudroyer consumer submerger
Puis se repaître des lamentations
Ceux qui ne savent rien du rire
ne comprennent pas les larmes
Jusqu'au jour où dieux et hommes se réunirent
pour définir leurs droits
Je décidai de berner Rire-en-Berne
J'abats un bœuf l'écorche le découpe
et taille son cuir en deux moitiés.
Dans l'une je cache la chair
dans l'autre les os la graisse
je l'ai bien bourrée pour tromper le goinfre
Tiens, Zeus, ai-je dit — choisis
À chaque partie chacun a droit
l'une aux mortels et l'autre aux immortels
Qu'allait-il choisir l'omniscient
Il prend la plus épaisse
rien dedans
l'ouvrant il est fou de rage
Sacrilège hurle-t-il tu m'as roulé
Tu vas souffrir ça t'apprendra bâtard
Vengeur il donne ses ordres
Héphaïstos prend de la terre et de l'eau
et façonne Pandore,
première femme
matrice du mal dit-on
Je l'aime
J'apprends l'amour entre ses mains
J'enseigne l'amour aux hommes
Puis les arts, l'écriture
et comment attacher les bêtes à la charrue
et au char leur cheval
Alors ils tiennent bon
et après moi bernent ceux d'en haut
par le stratagème du sacrifice
Tout pleins de dévotion de soumission
avec musiques prêtres et processions
ils tuent des moutons et des bœufs sur l'autel
gardent la chair
pour ne donner aux dieux que graisse et fumée
Flagrante est la moquerie cachée sous le rituel
Brûlante illuminée la vie des hommes
Grâce au feu que je vole et leur offre
Le tout-puissant perd la boule
Il ordonne à nouveau — rien tout seul
Ses serviteurs Force et Violence
ont mis la main sur moi
m'ont cloué sur la cime la plus nue
Chaque jour
le vautour se ruait
pour manger mon foie
Pas le cœur pas le poumon,
mon supplice aurait tout de suite pris fin
Et mon viscère s'augmentait dans le sang
ressuscité par ses blessures
pour que puisse y planter ses griffes
à nouveau le divin vengeur
Il ne savait pas l'omniscient
Il ne savait pas que la grande ruine
était mon arme et ma méthode
Par la douleur je suis devenu un homme
Par la douleur j'ai plus appris
que n'apprendront jamais les omniscients
À présent je dénombre mes enfants
et ils sont innombrables
Comme le fait mon foie
à vivre de leur mort
Sisyphe
Excellent châtiment.
Monter c'est descendre
et en descente je monte.
Et alors. C'est la vie.
Même pour un roc dix fois cent fois
plus lourd,
une côte dix fois mille fois
plus longue,
j'aurais fait la même chose.
Méthodique, décidé jusqu'à me faire écraser.
J'aurais dénoncé Zeus
père des dieux et des hommes
et de bâtards sans nombre.
Je serais allé dire au père
quel salopard avait enlevé sa fille,
si belle,
pour se défouler d'Héra son cauchemar
Même en sachant que sans tarder
il lancerait à mes trousses
le démon de la mort.
Il l'a lancé.
Très fourbe ce démon
moi rusé entre tous.
Vous la connaissez ma race
et quel malin fut Ulysse
notre bâtard à nous
— Laerte ? Cause toujours.
Je l'ai donc enchaîné, le démon
l'ai fourré dans un cachot profond.
Envoyé du dieu, vénérable, tu parles.
Et du coup nul mortel ne mourrait.
Mais sont tombés sur moi les éclairs furibonds
du Très-haut.
J'ai fait mine d'être d'accord,
j'ai libéré le démon,
sa faucille s'est remise à faucher,
moi d'abord.
Eh bien, j'ai fait semblant de mourir.
J'avais d'abord donné des instructions précises
à ma bonne femme :
ne pas me pleurer
pas de libations sur ma tombe
ni service religieux ni repas.
Rien de réglementaire.
Comme si j'étais une bête.
Arrivé aux Enfers
je dis à Hadès
«ma femme est sacrilège,
vous aussi, chères divinités, elle vous a offensés
elle m'a déshonoré
en négligeant la coutume.
Je dois remonter, le temps d'un juste châtiment
puis je vais redescendre».
Et je suis monté. Et ils attendent encore
que je redescende volontairement, ces dieux grotesques,
Zeus et Hadès, du pareil au même.
Pas fichus de comprendre, quand c'est tout simple.
Nous les avons créés, ces jouets de nos railleries.
C'est pourquoi je me réjouis de monter mon rocher.
Il commémore mon triomphe.
À jamais.
(Phrases)
3
Ce jeune gars, qui part vers les Enfers,
ne le laisse pas seul, mais prends bien soin de lui.
Il est jeune et novice, ignorant des ténèbres,
ignorant du grand froid et de la terre noire.
C'était de la lumière et c'était l'eau d'un fleuve,
c'était du feu, et lui-même a brûlé.
Mère, c'est lui qui a l'épée dans le regard,
du sang sur lui, pareil à celui de mon père.
Il a reçu de lui son nom, reçu la Mort.
Mon père est mort le vingt-neuf en octobre.
Le vingt-neuf en octobre est né notre Sp?ros.
Soixante-deux, vingt-neuf qui font quatre-vingt-onze.
Mais la bénédiction s'est révélée maudite —
vieille malédiction chez nous : toujours on paye
avec le sang. La mort. Trop tôt. Dans la violence.
L'autre à cheval et lui sur ses chevaux,
sur ceux de sa moto, trente-trois chevaux noirs,
autant que les années qui ont fauché grand-père.
Mère, veille sur lui, prends-le dans tes bras, père,
chérissez-le, donnez-lui tout l'amour
dont il n'eut pas assez dans le monde d'en haut.
Il partait affamé, il arrive assoiffé.
Accueillez-le, mettez pour lui la table,
et chantez la chanson qu'il chantait juste avant,
sur les cinq Grecs faisant la fête en bas.
À croire qu'il voulait, jaloux, se joindre à eux,
avec son baglamas, avec son doux tzouras,
pour qu'on entende mieux ce qui n'a pas de son.
Ce qui disperse l'âme et brise le cerveau.
Vivant reste le corps, mais il est fait de terre.
Des serpents le dévorent, des serpents à deux têtes,
celles de l'insatiable Mort et de son dieu.
20
Étoile filante que notre vie,
ma brève étoile.
Ton sourire sur les photos
de jour en jour
se charge de mélancolie.
À tes vingt ans perpétuels ton destin
était que le poison mûrisse dans ton regard
Fruit qui n'obtiendra pas que l'on te goûte.
Cela me tourmente à présent de te voir
Ce n'est pas toi
Ce ne serait pas toi
Tu aurais laissé pousser peut-être tes cheveux
tu aurais pu être tenté par la moustache
ou même laisser pousser ta barbe
Peu avant, mon cher exilé,
moins d'une semaine avant de partir au loin,
tu jouais avec les rasoirs
et descendais me voir toutes les dix minutes
ébranlant l'escalier dans ta hâte joyeuse
ta beauté autrement arrangée à chaque fois
comme pour me demander mon avis
Barbe — moustache seule — rasé
Comme si tu avais senti s'approcher le néant
et t'efforçais de te multiplier
Pour que puisse notre imagination
te recréer sous trois formes trois substances
invulnérable
Tes chaussures en tous cas dans la salle de bains
paires alignées
n'ont pas besoin de t'imaginer
Elles n'ont cessé de grandir
sûres que tu grandis
Ce qui ne m'étonne pas
Autre chose me ronge
La poussière sur elles chaque matin
une bonne odeur de sueur
Donc tu viens les mettre
tu pars dans les rues
retournes dans ton quartier
bois une bière debout
vas dans le parc
shootes une ou deux fois, tirs croisés
le voisin l'avait dit très tôt, un spécialiste,
«son pied gauche et le ballon s'entendent bien»
alors que soupirait la petite impasse
sous les buuut et les putain, tackle pas
Puis tu viens te déchausses
laisses tes affaires de sport
remets tes petites ailes
et tu t'en vas
je ne t'ai pas vu
Même dans mes rêves tu t'en vas
cher petit rêve
(Vingt)
Né en 1957, journaliste prolifique, essayiste, traducteur d'Aristophane et d'Eschyle, Pandelis Boukàlas est l'auteur de sept recueils poétiques publiés dont le plus récent, Phrases, a obtenu le Prix d'État en 2010.
Sa poésie, attentive au présent jusque dans ses manifestations les plus infimes, mais non moins attirée par les grands mythes antiques, entrelace les deux grands thèmes éternels : amour et mort, en y ajoutant la dimension de la révolte, illustrée notamment par son poème «Prométhée». C'est une poésie volontiers dialogueuse : avec la Muse qui a longtemps fui le poète (dans le premier poème de notre choix) ; avec son fils disparu à vingt ans (dans Vingt, recueil inédit) ; avec les anciens chants populaires qu'il vénère (l'un des présents poèmes en reprend la forme) ; avec le passé de sa langue dont il reprend certains mots avec gourmandise ; avec les mots en général dont il aime jouer acrobatiquement, y compris dans les moments de douleur — ce qui donne à ses poèmes, accablés de tristesse parfois, des allures de ballet aérien. Avec lui aussi, Sisyphe paraît heureux malgré tout.
Pandelis Boukàlas |