À qui appartient une histoire ? (synthèse de questions)
Aime l'être humain car il est toi-même
Nìkos Kazantzàkis
Il faisait nuit quand tu demandais :
À qui appartient une histoire ?
À l'amour ou à la mort ?
Je te répondais vite fait
Ignorant la réponse.
Tu as redemandé plus tard, plus clairement :
À qui appartient une histoire quand elle cesse de m'appartenir ?
J'ai fait comme si je n'entendais pas.
J'ai continué de frotter le sol plein de taches de pas.
Des pas dans la maison partout
De divers passants, vivants ou non.
De tous ceux qui marchent dans mon espace
Tout commence par une idée et par une idée s'achève,
Et
Nous recherchons la mythologie de l'amour et non l'amour lui-même,
voilà ce que je pensais répondre, mais il se faisait tard.
(Ma réponse d'ailleurs n'avait pas de sens, n'étant pas une réponse.)
Camilo, Mihaìlos, l'evzone Koukìdis, S. Pètroulas *
Roméo, Juliette, Erotòcritos, Aretoùsa et nombre d'autres oubliés,
pour la grandeur et la beauté bouleversantes *
de la vie,
ont choisi la mort.
Pour la vie et ses mille visages
Pour la vie elle-même, enfin.
Sinon, ils auraient pu voir enfants et petits-enfants, promenades et dîners en bord de mer, nuits dans les bras de l'autre, un petit boulot comme gagne-pain et des discours sans fin sur les lendemains qu'on inventait pour eux, sans eux.
Leur passion a tracé la route vers la vie, telle qu'ils la voulaient, tout entière.
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Joyce : To live, to err, to fall, to triumph, to recreate life out of life
Dans ma rétrospective de ce que j'ai appris par cœur au début de l'âge des lectures,
Je me dis que cela rejoint ceci, de Sefèris :
quelle
étrange
vigueur
on
acquiert
en
parlant
avec
les
morts
Quand
ne
suffisent
plus
les
vivants qui nous restent *
(Avant que je parle, tu vois, d'autres parlent à ma place encore.)
Je peux seulement te dire que je suis très amoureuse du vrai et du beau,
Et me souvenant sans cesse de mon identité,
Je continue d'écrire et de chanter libre de toute réponse rhétorique.
Perds
Cherche
Trouve
Tombe
et
Relève-toi
Mais continue.
Quelque chose alors t'appartiendra.
Quatre +
Les enfants courent entre les obstacles.
Ils comptent une à une les lumières qui s'éteignent.
Ils visent les oiseaux sur les câbles électriques.
Les enfants courent entre les obstacles posés par les adultes.
Ils comptent une à une les lumières qui s'éteignent et les obstacles qu'ils peuvent franchir.
Ils visent les oiseaux sur les câbles électriques, avant qu'ils meurent.
Les enfants ont couru entre les obstacles posés par les adultes.
Ils ont compté les lumières avant qu'elles s'éteignent et les obstacles qu'ils pourraient franchir.
Ils ont visé les oiseaux électriques au moment où les câbles mouraient dans un balancement lent
Nous ne cesserons pas de jouer, Netanyahou
(Plus on grandit, plus on devient dur.
Plus on devient dur, plus on grandit ?)
L'exil intérieur
Je suis tout. Mon ignorance et mon savoir. Mon ratage volontaire. La douleur présomptueuse, non invitée. Ma joie en suspens. Ma joie lasse. L'oscillation du cerveau et le cœur grand ouvert au ciel et au rêve. Par la justesse de l'envol je détermine la fatalité de la chute. Je règle la hauteur du regard sur la profondeur de la voix, préparant l'alignement sur les humains. J'exploite avidement leurs passions en moi. La dette envers demain, je m'en obsède. Puis je règle la dette envers Chaque fois. Ce que je dois à Toujours m'angoisse. Je localise le centre de l'amour et affronte des passions malades en tous genres, incompréhensibles : c'est leur vérité que je soutiens. Je compte ainsi les premiers pas vers la mort, camarades. Avant que je m'en aille, j'aurai refusé l'humanité secondaire — nous les humains sommes le levier de la destinée. Et l'amour de la vie notre corde au cou perpétuelle. Et la vie passée, un sac en plastique sur l'échine de la mer, vaguement vue depuis la côte. Savez-vous, camarades, que vous faites vibrer la matrice de l'histoire ? Que vous repeignez la couleur de l'eau ? Que vous retrouvez les eaux inexplorées ? Et tous ensemble vous portez l'enfant à naître dans mon œillet rouge. Et j'ai sans cesse la main tendue, que me ressuscite lentement votre chaleur, attendant toute nue le lever du jour. Et il se lève. Et je me lève.
Voilà pourquoi je n'ai jamais refusé la vérité — je savais qu'elle viendrait me trouver.
Réponse à une question (1)
J'aurais pu t'aimer
Si je n'étais pas amoureuse déjà de toi.
Je ne peux pas maintenant t'aimer pour toi
Ni supporter le juste partage
Entre le moi
Et la vie et ta vie
Sans inclure violemment la mienne. J'embrasse
Avec une joie méchante ce qui,
Te rapetissant,
Bientôt t'entraînera en moi plus profondément
M'éloignant plus encore de ton amour,
Pour que je le cannibalise tranquille, heureusement,
À bonne distance,
Au fin fond de l'enfer.
Nocturne
C'est la nuit qui impose l'aurore
avec son insupportable utopie Jugeant
d'une voix enrouée, citant
à comparaître en de parfaites anthologies, les yeux rouges
les draps défaits, et avec un semblant de café, tu dois
prendre une décision pour tout. On t'a dit qu'elle accouche
ce soir.
Et tu ne peux pas empêcher
La sage-femme tristesse
Et son amant boucher
De nouer le cordon de l'embryon tant bien que mal Avant que soit notée l'heure de la mort : l'aurore.
Réponse à une question (2)
Même si m'entraîne toujours le paysage impénétrable
Celui que je n'ai encore ni parcouru ni vu, C'est un mystère,
mais je crois le connaître d'avance
Avant même qu'il existe dans les bornes de mon expérience.
Arrivée à deux dizaines plus une moins quelque chose
Avant de diviser encore la mesure de mon temps,
je demande la prolongation de l'examen du rêve.
Car je veux l'étudier du début
Attentivement,
Qu'il ne perde jamais son être fondamental :
d'ennemi de la réalité.
Puisque dorénavant, je le sais bien,
Parler de rêves c'est dessiner un douloureux avenir c'est être
poursuivi pour finir pour inadaptation.
Mais j'insisterai plutôt sur les vents.
Car le rêve, c'est quoi ?
La vie à température extrême.
Toi aussi
...
et
toi
qu'a construit la mémoire du lieu
je te jetterai
dans le seau du temps cireur de chaussures
pour que tu écumes
avant de faire briller
ce qui s'offrait terne.
Je fais appel du sommeil de repos.
...
et
vous
aux doigts collés dans la main
je vous mettrai des gants pour aveugles
pour que vous touchiez enfin
ma vision.
Je fais appel du son des couleurs.
...
et
moi
je m'imputerai
à l'ombre de la luciole
pour m'envoler enfin
au souffle de la cendre.
Je fais appel du vers des merveilles.
Appel
Tu voulais
Que le papillon se brûle dans le feu
Mais comment un si petit contact
Peut-il s'avérer funeste
Pour le plus beau des volatiles ?
Tu savais
Les paroles que les grands apprennent aux petits
En craignant d'avouer
Qu'eux-mêmes jamais ne les ont apprises.
Tu as pris la décision
De t'éloigner du parcours circulaire qui s'était fait à toi
— comme tu t'étais fait à lui —
Mais sans demander au vertige
Il ne t'est même pas passé par la tête
Que l'innocence et la souffrance
Ne tracent pas un chemin dans la lumière
Mais
un escalier dans la nuit
Quelle perplexité quand tu t'es demandé
ce qui allait se passer entre toi et le communiant interdit
Mais puisque tu le savais :
Ce qui remue meurt à petit feu
sur le chantier des humains
Tu as commandé
Deux verres de vin (blanc sec — ton préféré)
À la serveuse aux sourcils relevés
Et elle t'a paru surprise
Par ta demande excessive.
Comment pouvait-elle supporter l'amour non consommé ?
Chut...
Chaque soir les corps
laissés grand ouverts
au bord de la nuit
respirent.
Sous la lumière des mains
et le doux chuchotement de la chair,
injustement chargé
de rêves en berne
le désir claque
dans le froid.
Par le baiser
on a forcé les lèvres
Par le silence
on a forcé le baiser
à ne pas être.
Mers
Obstinément
La fenêtre
Cherche le soir
pour nous trouver
nous avons résisté
bien que muets de lumière
depuis tant d'années.
Fenêtre pleine de mers
De mers qui n'ont pas retenu les yeux
Mers non dites
Mais toi qui pleures
Qui pleures
Pour que l'inondation soit belle
Celui qui voyage seul
Celui qui voyage seul
Connaît seulement l'heure du départ.
Il emporte peu de bagages
N'achète pas de cadeaux
Dépense toutes ses devises
Pour qu'il ne reste aucune trace du voyage
Étale son corps sur son siège bien à l'aise
(À côté de lui qui s'assoit sans le savoir ?)
Il mange le repas qu'on lui sert
Lit, s'endort
Un être normal.
Idéal et déchu.
Contrôle des passeports, réception des bagages.
Sortie de l'aéroport.
À présent le voyage
Ne lui appartient plus.
* Camilo, Mihaìlos, l'evzone Koukìdis, S. Pètroulas : ils ont donné leur vie pour leur idéal, mais sont restés méconnus.
* Phrase attribuée au grand résistant de gauche Nìkos Beloyànnis
* Vers de Yòrgos Sefèris.
Née en 1986, toute jeune encore, Elèni Tzatzimàki a plusieurs vies. Tout en poursuivant une brillante carrière de chanteuse, elle achève des études de lettres par une thèse de doctorat tout en écrivant dans des revues, ce qui ne l'empêche pas de s'adonner intensément à la poésie.
Ses trois recueils : La magie de l'élévation (2009), Après la majorité (2012) et À qui appartient une histoire ? (2015) ne pouvaient qu'être remarqués : ils manifestent une exubérance juvénile mais déjà maîtrisée, un élan, une énergie saisissants. Dans ces poèmes, on va et vient entre le moi et le monde, le second intime comme le premier, le premier immense comme le second ; la langue, tantôt éclatée, tantôt ramassée, martelée, ne cesse de faire entendre l'oscillation entre les deux. Face à Moi il y a Toi bien sûr, l'amour ici n'est jamais loin, les sentiments s'entrechoquent en même temps que les mots, si bien que cette poésie entre monologue et dialogue ne nous laisse jamais en repos, mais nous maintient en suspens dans «la vie à température extrême».
Elèni Tzatzimàki |