Dimìtris Kosmòpoulos



PRENEUR DE SON


La vitre du jour se ternit.

Ailes des ombres au balcon.

Blême comme cire qui fond,

s'étend la tristesse des nuits.


Petits, nous l'avions entendu,

fêlure, comète perdue.

Il est arrivé, imprévu

intermittent, eau qui chuchote,


le pleur caché de la hulotte.

Eau qui jamais ne se repose.

Poussent des feuilles de passé

qu'un chagrin frémissant arrose.


Dans les cavernes de l'été,

restes des morts et confessions,

bruits étouffés, psaumes, chansons

ondulations des eaux cachées


dans des solitudes profondes.

S'ouvre l'œil des télévisions.

Couleurs et lueurs se confondent

mais l'eau se tait, je perds la note

du pleur caché de la hulotte.






COQUILLAGE


J'erre sans but dans la cité de pierre. Je suis las d'attendre. Des plantes carnivores pendent aux fenêtres comme des larmes, inondent les rues. Le soleil neige sans pitié, changeant tout en marbre. Il n'y a plus personne. Seul Àrgos, le chien de mon père, édenté, boiteux, m'accompagne pleurant et reniflant. Il faut que je construise un radeau, une barque. Ou dois-je monter au sommet de la montagne, et comme j'en rêvais enfant, prendre un roseau pour toucher le ciel ? Si mon père est mort, je trouverai un outil pour l'exhumer.

Petit, quand tombait la pluie, je sortais et disais, trempé, que les éclairs et le tonnerre étaient des signes envoyés par mon père. Il n'y a plus personne. Je m'en irai, m'élargirai. L'attente est ma maison et mon arbre.

Ulysse, grossesse nerveuse et graine de loup ; je laisse pour toi ces mots gravés sur un galet du Rivage. Si jamais tu reviens...


Fils adoptif j'ai pris le deuil du ciel et me voilà tranquille.






CHANSON ENFANTINE


Ton corps, maison hantée, m'appelle

et je me perds, courant ses chambres ténébreuses.

Tu caches dans tes yeux la mer la plus furieuse.

Par la lune apaisée, «Souviens-toi», me dit-elle.


Les naufrages du temps, vagues images

dans tes grands fonds tournent jusqu'au vertige.

J'ai bien pour avenir les pierres qui m'érigent,

mais plonge dans les jours perdus, bête sauvage.


Un nuage apparaît, t'enveloppe, élargi.

La nuit devient alors un sac à mon côté.

Je me perds en chemin, les pieds ensanglantés.

Beaucoup connaissent le désert, peu l'ont franchi.






CARRIÈRE


J'ai vu la Mère lavant des pierres dans le ruisseau.

De ses mains s'envolait un nuage.

«Le soleil neige dessus tout le jour et les gèle, a-t-elle dit,

on doit bien les laver les caresser pour qu'ils expirent.

Puis je leur donnerai mon lait et les lancerai

dans le fond du ruisseau, que tu les voies.»


Impossible de recopier les pierres

de mon rêve d'hier.






LA MAISON DU MORT


Dans le Taygète vingt-neuf villages

ont essoré leur solitude

et fait couler dans le ciel noir

une pleine lune

flamme rouge


Une voiture grise sort dans la nuit moissonnée

quitte la grande route blanche vers les champs

débordant des meules de juin 70.


Tes années, vingt-neuf coups de fusil.

Par trente milles de fond dans les ténèbres

ta Mère

puisait à pleines poignées les bijoux d'argent du sang.


À présent presque aveugle immobile

bûche noire elle nage dans la lumière de la télé.


L'Arbre-Nourrice étend ses ailes dans la maison en ruines

dans la chambre séismes de feuilles et de branches.

Mais dans la grande salle enfouie

tes yeux se mouillent derrière le verre

de la photographie.

Brisée

quand passe un enfant ou un oiseau de nuit.






VOLÉE D'OISEAUX


Son jeu favori était de découper dans les pages du journal des dessins d'oiseaux. Des petits, des plus grands, les uns ailes déployées, les autres sur une branche.

Puis il les déposait sur une boîte blanche, sous son lit. La nuit, quand les choses abandonnaient leurs formes, il ouvrait la boîte avec dévotion, à la lumière de la chambre. Alors il sentait sa poitrine s'ouvrir comme une cage, et en sortir battant des ailes des volées d'oiseaux, avec une joie frétillante, une fureur joyeuse, et par la fenêtre s'enfoncer dans les ténèbres.


Volées d'oiseaux, constellés de lettres

qui se perdaient dans le monde.






BOOMERANG


Eh oui. Les jours sont desséchés. Les nuits sont rousses.

Ta musique attitrée amène des oiseaux

noyés. Mais si leur chant dans ta main fleurit mort, l'écho

vient paître dans ton sang. Tes jointures délient des sources.


Ta voix pleine de terre. Une eau amère aux lèvres.

Langue brûlée volant la fraîcheur ténébreuse.

Le souffle palpitant comme flamme en veilleuse

Quel humus l'engloutit, quelles eaux le soulèvent ?


Mais quels fils déploies-tu ? Dans les mots qu'ensevelis-tu ?

Des serpents sont enfuis aux grands fonds de la feuille.

Lourde sera la pierre, le fer sera battu

la rouille gouttera dans la lampe de l'œil.


(Carrière)






DE NUIT


La semaine s'éteint dans celle qui la suit

tout comme le soleil s'enfonce dans la suie


de la nuit, et tu perds la vie si tu la perds

sans eau du Paradis qui remplisse ton verre


Aérienne la pluie, ce sont vraies larmes d'anges

âme d'eau que l'on donne au futur pour qu'il mange.


Ô nuit mon feu sacré mon jardin suspendu

a dit dans son sommeil l'homme qu'on a pendu


Il a parlé de toi en pierre s'est changé

criant «toute la nuit, jauge ta destinée».


Un sel enténébré qui parcourt tes artères

la lune et son pollen que les branches balayent


Tu es une forêt pour les enfants qui veillent

les jours morts sont un drap de secrète lumière.






NE PASSEZ PAS AU ROUGE


Pax tibi

Car tandis que tu marches

tu reçois sur la tête

une pierre du ciel, et s'ouvre

un tombeau fraîchement lavé

tandis que tremble soudain la région, pax tibi

des étincelles d'après la pluie annonçant.

Avec l'odeur de quelle femme Agréable

Embaumée une destinée qui se prépare.

Un poème se promène. Ô.

Un puma, une panthère dans les feuilles

du ravin —

L'art d'être

Le ravin et ses eaux

et ses platanes

qu'a ouverts dans ta tête

la pierre

du ciel

Le puma dans le ravin

et le moineau qui se cache du puma

dans les vallons, dans la tête.

Nous sommes dans un embouteillage. M'entourent

le poème, la panthère, le moineau

le pénible métier de la bête sauvage

Pax tibi, de la part des eaux noires

Evangelista meus.






Couché à nouveau...



Couché à nouveau trempé

dans vos feuillages mes anciennes

et tendres pluies.

Vos arbres luisants

de fièvre

égouttent leur patience.

Les feuilles par endroits

rouillent.

Leur musique crépite

en silence.

Puis elles tombent et la terre

humide frémit.

Rosées qui m'avez mis au monde

vous viendrez

à nouveau couvrir de vos ailes

maisons et montagnes.

Venez couver

les pierres.

J'ai appris tout enfant

comment le raisin se forme

et l'olive aussi.

Oiseau orphelin

dans la tombe.

Dans mes os

s'enracine la verdure

qui enivre

le rouge-gorge et le chanteneige.

Becquetant des couleurs

nous tissons une langue

échangeant des gazouillis

de fleurs, lentisques, camomilles.

Barque de pierre, ma tombe

s'en va suivant votre rivière

chères pluies secrètes.

Vers la mer.

Barque

de bois

et

de pierre

et

de Terre.

Aile noire et bleue

dans les genêts de la mort.






TOUT CE QUE VOULEZ SAVOIR SUR LES JARDINS


Ce monde ne vivra pas vieux.

La Voie Lactée, chaudes vapeurs

et en moi des forêts en feu.

Je tousse pierres et couleurs —


Terre brûlante. Ma vie, ce court passage

Ce monde fêlé perd le nord.

Racine en pierre, mon gris village

j'ai habité le halo de ta mort.


Dans les forêts d'argent des galaxies là-haut,

mon âme son pollen éparpille, ignorée.

Dès le berceau, ma fin s'est rapprochée.

Il se reposera sur moi, le rouge oiseau.


La Mort viendra, sur son cheval noir plein d'écume.

L'oiseau sacré dans mon sommeil me l'a soufflé.

Le monde une fêlure, je m'y suis déversé.

Forêts, de ma génération les voix s'allument —


Qu'un amour vienne m'emporter ; sans rien juger.


(Le frère mort)





AUBE DU LUNDI


Blancheur des étés, ossements

mes hivers aux arbres dénudés.

Je reprends mon chant arrêté

derrière les bruits, les écrans


qui vident ma vie engloutie

couverte d'images terribles.

Tout chargé d'années impossibles

Ce lundi-là. Déjà parti


Dans le trou noir, gueule qui mord.

(Rendu là-bas ? Ici encore ?)

Lundi. Je suis près de ma Mère.


Son silence se lève, comme la Vierge muette.

De son ombre langage, fond de mon corps

la fraîcheur de l'été, la tiédeur de l'hiver.






SERGENTE AMÉRICAINE À LA PRISON D'ABOU-GRAÏB


Le Tigre est différent de mon Mississipi.

Il a des odeurs de palmier, d'argile antique.

Et chaque nuit des feuilles étoilées

tombent du ciel, ce grand arbre. Aucun scud

ne les atteint. Ma langue d'Amérique


ne sait pas prononcer le mot «Abou-Graïb».

Le Président lui-même ne peut pas,

dit-on. Ce soir le vent apportera

cris et gémissements, rien que des scènes live,


dans ces films que je vois et dont je suis la star

parfois. Me présentant plus tard

devant la commission d'enquête, il faudra dire

que tout me vient des thrillers que j'ai vus — martyre —


encore enfant, quand j'étais seule à la maison

puis devant ma vodka, mon whisky, mes glaçons.

Il faudra dire aussi que je prends en pitié

ceux que je traîne en laisse au bout d'un câble.

Qu'ils ne soient pas pareils à moi, j'en perds la tête.

Mon sang coule quand je les fouette.


Mais il me ressemblait ce garçon, je l'avoue.

Je tabassais sa Mère et il me regardait

comme moi je regarde, Mummy, ta photo

ici loin de chez nous.






LE CHEVAL


À Mihàlis Ganas


De nouveau le cheval habituel, noir et brillant, dans le square en face, à l'heure où suite aux arrangements d'on ne sait qui, ont cessé de passer, vagues furieuses, les voitures.

Il m'a regardé, mâchant les feuilles épaisses de midi et hochant fièrement la tête comme pour me dire : «Te souviens-tu ?»

Le pire, c'est que je voyais sur sa joue gauche une plaie ouverte toute rouge et des gouttes de sang tombant sur la terre souffrante, entre ordures et vieux papiers.

Mais sa douleur patiente était pleine de bravoure, brûlante comme la vigueur de midi. Mâchant ces feuilles invisibles, il passe dans la rue et entreprend de la traverser, décidé, tandis que s'y engouffre, en hurlant, le blindé de la police.

Dans ses yeux des larmes dures, des diamants, étincellent. Cela dit, je suis monté moi aussi dans le bus, avec les autres ; tandis que le cheval se tordait sous les roues et que son regard chantait l'hymne des morts.

Demain, peut-être, je le reverrai.


(Oiseaux de la nuit)






PASSENT DES SOLDATS


À la mémoire de Tàssos Livadìtis


Soldats vaincus dans toute la profondeur du temps.

Soldats fourbus dans toute la profondeur du monde.

Le long de la mémoire, soldats en ligne sinueuse.

Arbres pleurant poussiéreux sur les rives.

Il les voit qui passent mal rasés les yeux gris terne.

La veste déchirée les blessures luisantes.

Dans l'ombre.

La nuit tombe et la pendule de l'Église sonne.

Lui n'entend que le vain murmure

d'un amour sans retour.

Passent l'ami de l'an 40 celui de 48 celui de 74.


Les doigts brisés les poches débordant de journaux.

Lui ne voit que le premier et ultime soldat

pleurant, arbre d'une rue dont nul ne se souvient.

Jésus en Larmes dans la nuit.

Qui lui dit «apporte du papier pour mes caillots de sang».

Qui lui dit «ce n'est pas un amour vain, un murmure qui se perd».



Et depuis lors il a senti comment le soir

acquiert le souffle d'un verset d'évangile.






SOUFFLE


I


Elle entre toute mouillée secouant les feuilles de son manteau

qui s'entassent et font du sol un sentier

en forêt. Je veux lui dire «Tu es morte de froid», mais

d'un sourire elle me fait taire. Des senteurs de

forêt d'enfance remplissent la pièce. On se regarde.

«Viens, dis-je, que je te montre les enfants, ils dorment

dans leur chambre.» Elle met la table. Voix rieuse. «Je suis pas-

sée les border, ne les réveille pas.» Soudain, entre

nous tout tremble, une eau trouble jaillit, un torrent. «N'aie

pas peur» la même voix toujours, elle étend le bras comme

un oiseau et soudain emporté je monte, au matin du 23

décembre 1970, pris dans l'eau trouble du torrent, et elle

dont le bras est une aile, venue me recueillir.

Je lui dis «Tu n'es pas là, mais ne t'en va pas».



II


Venez que je vous montre — vous qui aimez les mots orphelins,

cachés dans des lieux écartés, oubliés. Avec

un peu de cirage sombre du désert, l'œil brille plus

bleu et, aux heures de pointe, tombe, dégrin-

gole dans les fentes des rochers intérieurs. Dans les dunes

les garrigues et les grottes. C'est là que ton ombre

et ton nom m'ont saisi, ô Jean Baptiste. Même si je t'ai senti

chez moi et dans d'autres cités étrangères ; tres-

saille et pleure, anémone de mer. Et c'est pourquoi dans la sava-

ne des usines, des machines et quand le bitume

frémit aux silences de la nuit — c'est pourquoi je sou-

lève avec mes outils de pierre le roc des statues. Mon art

des rochers. Du rouge, de l'ocre, du blanc. Venez que je

vous montre.


(Brève chronique)






III


Élixir de rêve, terre lunaire, ma tendre pluie, sur le toit

nuit renard noir et or, qu'attends-tu donc

et dis-moi, pour qui joue cette musique et de mon étoile

maternelle pourquoi me suis-je tant éloigné, seul dans une foule de poignards ?


Un enfant à peau bleue danse, nu, juste avant

de redevenir arbre pour oiseaux de nuit.


Peux-tu, du haut des nuages des lieux déserts, faire s'égoutter l'éternité

satellite rocailleux d'une lointaine amertume et venir

dans la rivière à sec et dans l'herbe rouillée ?


Moi qui tombé demande l'eau muette

qu'elle désaltère les mots et qu'ils fleurissent.


Si tu viens. Vieux, cher vent de neige, destin de mon silence

soulève-nous au village de la parole chaude


Allume la cire du visage,

Servant de la Lune, cher Vieux,


Détache-moi.






X


[1989, prévision générale]


Nuit de verglas, le petit jour dans la cendre nous laisse,

ô mémoire de cendre, humide rideau, mur croulant.

Arrivent des orages. Mais la mort n'est pas la détresse

des disparus, cendreuse. C'est un son de serpent sifflant


qui rampe en écorchant les entrailles, mordant.

Car l'histoire est l'unique lueur d'astres là-haut.

Ô petits corps brisés dessus l'enclume du néant,

mais leur amour n'expire pas pris dans ces basses eaux.


Maître de la douleur, étends le bras dans ta grandeur,

de ton silence vert, le bruit de la lumière envoie-le nous

car la mort ne réside pas dans le froid ou dans la douleur

mais dans les lieux déserts, devant la porte du grand Tout.






XXIII


Et voici une grande fumée, issue des vagues de la mer.

Elle te laisse à présent derrière elle, ô ville vaine. Monstre sournois,

Athènes cancanière, mirabilis, dévergondée. On voit déambuler

dans les grands bois, sur les côtes désertes, même s'il vient paître en toi, le dingue de tes rues.


Les trois frères les plus amers, dans une brume transparente, cimetière de Zogràfou.

«Ne crains point la défaite absolue. Sois calme. Christ aliment pour l'Hadès.»

Marmonnements embaumés, nouvelles pousses à la lumière des tombes.

Fais de cela bonne et précise lecture et rédige comme cela vient.


Toi sans argent dans le bruit de la foule toi l'argenté du deuil

mystère pascal, jaillissant, débordement de rosée divine,

à présent que de tes mains sacerdotales, au son de ton chant orné tu dresses

la table, verse le vin pur. Étranger,


au gilet râpé. «Tant de regard en moi des hommes»

tu lui fais signe. Plein des tristesses et des ombres de tant de lieux.


(Victime)




*


Né en 1964 dans le Péloponnèse, Dimìtris Kosmòpoulos a fait des études de droit, de philosophie et de théologie. Il a publié depuis 2002 sept recueils de poèmes où à travers la diversité des formes s'épanche une poésie ample, généreuse, profondément lyrique, attentive au menu détail comme à l'immensité de l'univers. Passé et présent, mort et vie, douleur et joie s'y côtoient fraternellement. Ami de la tradition autant que passionné par la modernité, Kosmòpoulos rend vie et couleurs au vers ancien, comme plusieurs autres poètes grecs d'aujourd'hui. Ses poèmes nous lancent leurs images avec une inlassable générosité.

Il est également essayiste, journaliste et traducteur de poésie anglaise et française.



Dimìtris Kosmòpoulos
Dimìtris Kosmòpoulos

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