PRENEUR DE SON
La vitre du jour se ternit.
Ailes des ombres au balcon.
Blême comme cire qui fond,
s'étend la tristesse des nuits.
Petits, nous l'avions entendu,
fêlure, comète perdue.
Il est arrivé, imprévu
intermittent, eau qui chuchote,
le pleur caché de la hulotte.
Eau qui jamais ne se repose.
Poussent des feuilles de passé
qu'un chagrin frémissant arrose.
Dans les cavernes de l'été,
restes des morts et confessions,
bruits étouffés, psaumes, chansons
ondulations des eaux cachées
dans des solitudes profondes.
S'ouvre l'œil des télévisions.
Couleurs et lueurs se confondent
mais l'eau se tait, je perds la note
du pleur caché de la hulotte.
COQUILLAGE
J'erre sans but dans la cité de pierre. Je suis las d'attendre. Des plantes carnivores pendent aux fenêtres comme des larmes, inondent les rues. Le soleil neige sans pitié, changeant tout en marbre. Il n'y a plus personne. Seul Àrgos, le chien de mon père, édenté, boiteux, m'accompagne pleurant et reniflant. Il faut que je construise un radeau, une barque. Ou dois-je monter au sommet de la montagne, et comme j'en rêvais enfant, prendre un roseau pour toucher le ciel ? Si mon père est mort, je trouverai un outil pour l'exhumer.
Petit, quand tombait la pluie, je sortais et disais, trempé, que les éclairs et le tonnerre étaient des signes envoyés par mon père. Il n'y a plus personne. Je m'en irai, m'élargirai. L'attente est ma maison et mon arbre.
Ulysse, grossesse nerveuse et graine de loup ; je laisse pour toi ces mots gravés sur un galet du Rivage. Si jamais tu reviens...
Fils adoptif j'ai pris le deuil du ciel et me voilà tranquille.
CHANSON ENFANTINE
Ton corps, maison hantée, m'appelle
et je me perds, courant ses chambres ténébreuses.
Tu caches dans tes yeux la mer la plus furieuse.
Par la lune apaisée, «Souviens-toi», me dit-elle.
Les naufrages du temps, vagues images
dans tes grands fonds tournent jusqu'au vertige.
J'ai bien pour avenir les pierres qui m'érigent,
mais plonge dans les jours perdus, bête sauvage.
Un nuage apparaît, t'enveloppe, élargi.
La nuit devient alors un sac à mon côté.
Je me perds en chemin, les pieds ensanglantés.
Beaucoup connaissent le désert, peu l'ont franchi.
CARRIÈRE
J'ai vu la Mère lavant des pierres dans le ruisseau.
De ses mains s'envolait un nuage.
«Le soleil neige dessus tout le jour et les gèle, a-t-elle dit,
on doit bien les laver les caresser pour qu'ils expirent.
Puis je leur donnerai mon lait et les lancerai
dans le fond du ruisseau, que tu les voies.»
Impossible de recopier les pierres
de mon rêve d'hier.
LA MAISON DU MORT
Dans le Taygète vingt-neuf villages
ont essoré leur solitude
et fait couler dans le ciel noir
une pleine lune
flamme rouge
Une voiture grise sort dans la nuit moissonnée
quitte la grande route blanche vers les champs
débordant des meules de juin 70.
Tes années, vingt-neuf coups de fusil.
Par trente milles de fond dans les ténèbres
ta Mère
puisait à pleines poignées les bijoux d'argent du sang.
À présent presque aveugle immobile
bûche noire elle nage dans la lumière de la télé.
L'Arbre-Nourrice étend ses ailes dans la maison en ruines
dans la chambre séismes de feuilles et de branches.
Mais dans la grande salle enfouie
tes yeux se mouillent derrière le verre
de la photographie.
Brisée
quand passe un enfant ou un oiseau de nuit.
VOLÉE D'OISEAUX
Son jeu favori était de découper dans les pages du journal des dessins d'oiseaux. Des petits, des plus grands, les uns ailes déployées, les autres sur une branche.
Puis il les déposait sur une boîte blanche, sous son lit. La nuit, quand les choses abandonnaient leurs formes, il ouvrait la boîte avec dévotion, à la lumière de la chambre. Alors il sentait sa poitrine s'ouvrir comme une cage, et en sortir battant des ailes des volées d'oiseaux, avec une joie frétillante, une fureur joyeuse, et par la fenêtre s'enfoncer dans les ténèbres.
Volées d'oiseaux, constellés de lettres
qui se perdaient dans le monde.
BOOMERANG
Eh oui. Les jours sont desséchés. Les nuits sont rousses.
Ta musique attitrée amène des oiseaux
noyés. Mais si leur chant dans ta main fleurit mort, l'écho
vient paître dans ton sang. Tes jointures délient des sources.
Ta voix pleine de terre. Une eau amère aux lèvres.
Langue brûlée volant la fraîcheur ténébreuse.
Le souffle palpitant comme flamme en veilleuse
Quel humus l'engloutit, quelles eaux le soulèvent ?
Mais quels fils déploies-tu ? Dans les mots qu'ensevelis-tu ?
Des serpents sont enfuis aux grands fonds de la feuille.
Lourde sera la pierre, le fer sera battu
la rouille gouttera dans la lampe de l'œil.
(Carrière)
DE NUIT
La semaine s'éteint dans celle qui la suit
tout comme le soleil s'enfonce dans la suie
de la nuit, et tu perds la vie si tu la perds
sans eau du Paradis qui remplisse ton verre
Aérienne la pluie, ce sont vraies larmes d'anges
âme d'eau que l'on donne au futur pour qu'il mange.
Ô nuit mon feu sacré mon jardin suspendu
a dit dans son sommeil l'homme qu'on a pendu
Il a parlé de toi en pierre s'est changé
criant «toute la nuit, jauge ta destinée».
Un sel enténébré qui parcourt tes artères
la lune et son pollen que les branches balayent
Tu es une forêt pour les enfants qui veillent
les jours morts sont un drap de secrète lumière.
NE PASSEZ PAS AU ROUGE
Pax tibi
Car tandis que tu marches
tu reçois sur la tête
une pierre du ciel, et s'ouvre
un tombeau fraîchement lavé
tandis que tremble soudain la région, pax tibi
des étincelles d'après la pluie annonçant.
Avec l'odeur de quelle femme Agréable
Embaumée une destinée qui se prépare.
Un poème se promène. Ô.
Un puma, une panthère dans les feuilles
du ravin —
L'art d'être
Le ravin et ses eaux
et ses platanes
qu'a ouverts dans ta tête
la pierre
du ciel
Le puma dans le ravin
et le moineau qui se cache du puma
dans les vallons, dans la tête.
Nous sommes dans un embouteillage. M'entourent
le poème, la panthère, le moineau
le pénible métier de la bête sauvage
Pax tibi, de la part des eaux noires
Evangelista meus.
Couché à nouveau...
Couché à nouveau trempé
dans vos feuillages mes anciennes
et tendres pluies.
Vos arbres luisants
de fièvre
égouttent leur patience.
Les feuilles par endroits
rouillent.
Leur musique crépite
en silence.
Puis elles tombent et la terre
humide frémit.
Rosées qui m'avez mis au monde
vous viendrez
à nouveau couvrir de vos ailes
maisons et montagnes.
Venez couver
les pierres.
J'ai appris tout enfant
comment le raisin se forme
et l'olive aussi.
Oiseau orphelin
dans la tombe.
Dans mes os
s'enracine la verdure
qui enivre
le rouge-gorge et le chanteneige.
Becquetant des couleurs
nous tissons une langue
échangeant des gazouillis
de fleurs, lentisques, camomilles.
Barque de pierre, ma tombe
s'en va suivant votre rivière
chères pluies secrètes.
Vers la mer.
Barque
de bois
et
de pierre
et
de Terre.
Aile noire et bleue
dans les genêts de la mort.
TOUT CE QUE VOULEZ SAVOIR SUR LES JARDINS
Ce monde ne vivra pas vieux.
La Voie Lactée, chaudes vapeurs
et en moi des forêts en feu.
Je tousse pierres et couleurs —
Terre brûlante. Ma vie, ce court passage
Ce monde fêlé perd le nord.
Racine en pierre, mon gris village
j'ai habité le halo de ta mort.
Dans les forêts d'argent des galaxies là-haut,
mon âme son pollen éparpille, ignorée.
Dès le berceau, ma fin s'est rapprochée.
Il se reposera sur moi, le rouge oiseau.
La Mort viendra, sur son cheval noir plein d'écume.
L'oiseau sacré dans mon sommeil me l'a soufflé.
Le monde une fêlure, je m'y suis déversé.
Forêts, de ma génération les voix s'allument —
Qu'un amour vienne m'emporter ; sans rien juger.
(Le frère mort)
AUBE DU LUNDI
Blancheur des étés, ossements
mes hivers aux arbres dénudés.
Je reprends mon chant arrêté
derrière les bruits, les écrans
qui vident ma vie engloutie
couverte d'images terribles.
Tout chargé d'années impossibles
Ce lundi-là. Déjà parti
Dans le trou noir, gueule qui mord.
(Rendu là-bas ? Ici encore ?)
Lundi. Je suis près de ma Mère.
Son silence se lève, comme la Vierge muette.
De son ombre langage, fond de mon corps
la fraîcheur de l'été, la tiédeur de l'hiver.
SERGENTE AMÉRICAINE À LA PRISON D'ABOU-GRAÏB
Le Tigre est différent de mon Mississipi.
Il a des odeurs de palmier, d'argile antique.
Et chaque nuit des feuilles étoilées
tombent du ciel, ce grand arbre. Aucun scud
ne les atteint. Ma langue d'Amérique
ne sait pas prononcer le mot «Abou-Graïb».
Le Président lui-même ne peut pas,
dit-on. Ce soir le vent apportera
cris et gémissements, rien que des scènes live,
dans ces films que je vois et dont je suis la star
parfois. Me présentant plus tard
devant la commission d'enquête, il faudra dire
que tout me vient des thrillers que j'ai vus — martyre —
encore enfant, quand j'étais seule à la maison
puis devant ma vodka, mon whisky, mes glaçons.
Il faudra dire aussi que je prends en pitié
ceux que je traîne en laisse au bout d'un câble.
Qu'ils ne soient pas pareils à moi, j'en perds la tête.
Mon sang coule quand je les fouette.
Mais il me ressemblait ce garçon, je l'avoue.
Je tabassais sa Mère et il me regardait
comme moi je regarde, Mummy, ta photo
ici loin de chez nous.
LE CHEVAL
À Mihàlis Ganas
De nouveau le cheval habituel, noir et brillant, dans le square en face, à l'heure où suite aux arrangements d'on ne sait qui, ont cessé de passer, vagues furieuses, les voitures.
Il m'a regardé, mâchant les feuilles épaisses de midi et hochant fièrement la tête comme pour me dire : «Te souviens-tu ?»
Le pire, c'est que je voyais sur sa joue gauche une plaie ouverte toute rouge et des gouttes de sang tombant sur la terre souffrante, entre ordures et vieux papiers.
Mais sa douleur patiente était pleine de bravoure, brûlante comme la vigueur de midi. Mâchant ces feuilles invisibles, il passe dans la rue et entreprend de la traverser, décidé, tandis que s'y engouffre, en hurlant, le blindé de la police.
Dans ses yeux des larmes dures, des diamants, étincellent. Cela dit, je suis monté moi aussi dans le bus, avec les autres ; tandis que le cheval se tordait sous les roues et que son regard chantait l'hymne des morts.
Demain, peut-être, je le reverrai.
(Oiseaux de la nuit)
PASSENT DES SOLDATS
À la mémoire de Tàssos Livadìtis
Soldats vaincus dans toute la profondeur du temps.
Soldats fourbus dans toute la profondeur du monde.
Le long de la mémoire, soldats en ligne sinueuse.
Arbres pleurant poussiéreux sur les rives.
Il les voit qui passent mal rasés les yeux gris terne.
La veste déchirée les blessures luisantes.
Dans l'ombre.
La nuit tombe et la pendule de l'Église sonne.
Lui n'entend que le vain murmure
d'un amour sans retour.
Passent l'ami de l'an 40 celui de 48 celui de 74.
Les doigts brisés les poches débordant de journaux.
Lui ne voit que le premier et ultime soldat
pleurant, arbre d'une rue dont nul ne se souvient.
Jésus en Larmes dans la nuit.
Qui lui dit «apporte du papier pour mes caillots de sang».
Qui lui dit «ce n'est pas un amour vain, un murmure qui se perd».
Et depuis lors il a senti comment le soir
acquiert le souffle d'un verset d'évangile.
SOUFFLE
I
Elle entre toute mouillée secouant les feuilles de son manteau
qui s'entassent et font du sol un sentier
en forêt. Je veux lui dire «Tu es morte de froid», mais
d'un sourire elle me fait taire. Des senteurs de
forêt d'enfance remplissent la pièce. On se regarde.
«Viens, dis-je, que je te montre les enfants, ils dorment
dans leur chambre.» Elle met la table. Voix rieuse. «Je suis pas-
sée les border, ne les réveille pas.» Soudain, entre
nous tout tremble, une eau trouble jaillit, un torrent. «N'aie
pas peur» la même voix toujours, elle étend le bras comme
un oiseau et soudain emporté je monte, au matin du 23
décembre 1970, pris dans l'eau trouble du torrent, et elle
dont le bras est une aile, venue me recueillir.
Je lui dis «Tu n'es pas là, mais ne t'en va pas».
II
Venez que je vous montre — vous qui aimez les mots orphelins,
cachés dans des lieux écartés, oubliés. Avec
un peu de cirage sombre du désert, l'œil brille plus
bleu et, aux heures de pointe, tombe, dégrin-
gole dans les fentes des rochers intérieurs. Dans les dunes
les garrigues et les grottes. C'est là que ton ombre
et ton nom m'ont saisi, ô Jean Baptiste. Même si je t'ai senti
chez moi et dans d'autres cités étrangères ; tres-
saille et pleure, anémone de mer. Et c'est pourquoi dans la sava-
ne des usines, des machines et quand le bitume
frémit aux silences de la nuit — c'est pourquoi je sou-
lève avec mes outils de pierre le roc des statues. Mon art
des rochers. Du rouge, de l'ocre, du blanc. Venez que je
vous montre.
(Brève chronique)
III
Élixir de rêve, terre lunaire, ma tendre pluie, sur le toit
nuit renard noir et or, qu'attends-tu donc
et dis-moi, pour qui joue cette musique et de mon étoile
maternelle pourquoi me suis-je tant éloigné, seul dans une foule de poignards ?
Un enfant à peau bleue danse, nu, juste avant
de redevenir arbre pour oiseaux de nuit.
Peux-tu, du haut des nuages des lieux déserts, faire s'égoutter l'éternité
satellite rocailleux d'une lointaine amertume et venir
dans la rivière à sec et dans l'herbe rouillée ?
Moi qui tombé demande l'eau muette
qu'elle désaltère les mots et qu'ils fleurissent.
Si tu viens. Vieux, cher vent de neige, destin de mon silence
soulève-nous au village de la parole chaude
Allume la cire du visage,
Servant de la Lune, cher Vieux,
Détache-moi.
X
[1989, prévision générale]
Nuit de verglas, le petit jour dans la cendre nous laisse,
ô mémoire de cendre, humide rideau, mur croulant.
Arrivent des orages. Mais la mort n'est pas la détresse
des disparus, cendreuse. C'est un son de serpent sifflant
qui rampe en écorchant les entrailles, mordant.
Car l'histoire est l'unique lueur d'astres là-haut.
Ô petits corps brisés dessus l'enclume du néant,
mais leur amour n'expire pas pris dans ces basses eaux.
Maître de la douleur, étends le bras dans ta grandeur,
de ton silence vert, le bruit de la lumière envoie-le nous
car la mort ne réside pas dans le froid ou dans la douleur
mais dans les lieux déserts, devant la porte du grand Tout.
XXIII
Et voici une grande fumée, issue des vagues de la mer.
Elle te laisse à présent derrière elle, ô ville vaine. Monstre sournois,
Athènes cancanière, mirabilis, dévergondée. On voit déambuler
dans les grands bois, sur les côtes désertes, même s'il vient paître en toi, le dingue de tes rues.
Les trois frères les plus amers, dans une brume transparente, cimetière de Zogràfou.
«Ne crains point la défaite absolue. Sois calme. Christ aliment pour l'Hadès.»
Marmonnements embaumés, nouvelles pousses à la lumière des tombes.
Fais de cela bonne et précise lecture et rédige comme cela vient.
Toi sans argent dans le bruit de la foule toi l'argenté du deuil
mystère pascal, jaillissant, débordement de rosée divine,
à présent que de tes mains sacerdotales, au son de ton chant orné tu dresses
la table, verse le vin pur. Étranger,
au gilet râpé. «Tant de regard en moi des hommes»
tu lui fais signe. Plein des tristesses et des ombres de tant de lieux.
(Victime)
Né en 1964 dans le Péloponnèse, Dimìtris Kosmòpoulos a fait des études de droit, de philosophie et de théologie. Il a publié depuis 2002 sept recueils de poèmes où à travers la diversité des formes s'épanche une poésie ample, généreuse, profondément lyrique, attentive au menu détail comme à l'immensité de l'univers. Passé et présent, mort et vie, douleur et joie s'y côtoient fraternellement. Ami de la tradition autant que passionné par la modernité, Kosmòpoulos rend vie et couleurs au vers ancien, comme plusieurs autres poètes grecs d'aujourd'hui. Ses poèmes nous lancent leurs images avec une inlassable générosité.
Il est également essayiste, journaliste et traducteur de poésie anglaise et française.
Dimìtris Kosmòpoulos |