Vassìlis Amanatìdis



Le cou


(et nous étions en vie en vie en vie en vie)


Je sais ce n'est pas possible.

Je sais ce n'est pas possible, mais si ça l'était...

Je me disais Si je l'embrassais maintenant dans le cou...

Et il est mort !


Et il ouvre les yeux, mais

mort. Et il dit qu'il m'aime !

Il l'a dit.


Mais mort.


Sans que je l'embrasse et

il a vite fondu sous mes yeux.

Je me dis qu'il faut que je me souvienne...

Comment ressuscitent les morts.

Et vite.

Car il fond sous mes yeux. Que je me souvienne.

Quelle partie de leur corps on touche

et ils ressuscitent


Je les touche toutes au cas où.

Je les touche toutes.

Mais lui décédé tout le temps.


(Pas le cou, moi son cou

je ne l'ai pas touché)


Moi aussi je ferme les yeux.


Et j'ai désiré.

Qu'il désire. M'embrasser dans le cou lui aussi. Je me dis


S'il m'embrassait maintenant dans le cou...

S'il m'embrassait. (Je ferme...

Les yeux... Je tombe)


mort moi aussi


Ainsi donc c'est possible...

Je le sais désormais, quel veinard, puisque

Nous nous embrassons Maintenant Morts Ensemble.


nous embrassons.

maintenant morts ensemble.

nous nous embrassons maintenant.

morts ensemble.

nous nous embrassons maintenant morts.

ensemble.


Dans le cou.


(Et

nous sommes sans vie sans vie sans vie sans vie)






Vingt-quatre heures


Dans la cage

un volatile

enfermé

tout près un autre

volatile

en cage et un autre

volatile dans une

troisième cage et ensuite

plus haut plus bas à gauche

à droite et ainsi

de suite

des volatiles

dans des cages partout

enfermés

volant un peu par ci

volant un peu par

là flap flap

bang Flap flap bang

et les cages

sont toutes

pendues

toutes aux multiples

branches d'un


arbre


(Trente-trois)






La beauté

ou

une fourmi intacte dans la verdure (1975), la joue de cette femme (1978), la chaise au soleil (1979), un peu de pluie (1996), les lunes d'Edafos Dance (1992), ce miroir-là et un puits (1987), ciel je descends à toute allure entre ses jambes écartées (1991), Mer toute entière et fragments (1993), une tempête vue du balcon (1999), arbre blanc au printemps (2003)


J'ai entendu dire qu'en mourant

je monterai des marches...

Mais juste avant l'ultime instant il faudra

que je me rappelle me rappelle Mon Plus Beau Souvenir

sur lui je me figerai il sera là éternellement

comme si l'on embaumait superbement l'existence

— seule façon, paraît-il, d'avoir mes entrées

dans le dominion du bonheur posthume


Mais maintenant que je le sais montant des marches,

qui m'indiquera l'instant ultime

qu'à Mon Plus Beau Souvenir j'accorde mon pas ?


Que faut-il ?

Que je fasse à chaque foulée culminer la beauté des souvenirs

dans l'espoir que la dernière viendra pendant le meilleur ?

Que sans cesse je pense au meilleur,

Pour avec lui en tête atteindre la dernière marche ?

Ou bien — pensée maligne —

si je gardais pour Plus Beau Souvenir

ma naissance ? 1


1. Tu crois ressusciter ainsi ? Impossible. Ce sera refusé. Personne ne s'est jamais souvenu de sa naissance ou de sa mort. Nous sommes des bureaucrates, nous autres, et nous savons. Ne nous impose pas tes quiz d'avant-mort : c'est toi qui les inventes et tu le sais. Si tu veux penser à quelque chose, pense plutôt à la beauté. Mais sois désintéressé. Comme un deus ex machina incapable de sauver. Prends-la pour titre de ton poème.


(4-D : Poèmes en quatre dimensions)






Prospero


S'il manque en ce moment des couleurs peu importe

Il est couché sur moi face-à-face mort je crois

Ses lèvres en état de guerre civile sans rivale

Refusent de se poser l'une sur l'autre

Craignent-elles en se rencontrant de faire exploser le moi

qu'elles transportent autour d'elles ?

Mais ses deux lèvres-là sont posées sur moi

Autour de nous pas de vent même pas de quoi soulever une plume

Là-haut le ciel est sans mouvement

La mer dehors nous la voyons souvent par des passages fortuits

Elle existe avec ses places-fortes les vagues

Mais nous sommes un assemblage

Béants au-dessus de la fourmilière

Des millions de regards inlassables marchent sur nous et nous enveloppent

La fourmilière est habitée impitoyablement

Elle est à nous comme tout sur l'île elle est des nôtres

Si nous le voulons donc nous sommes aveugles comme la mer

Pour l'univers par nous fixé nous sommes la vision






L'addition et la soustraction


(C'est)
(C'est merveilleux)
(C'est merveilleux qu'il y ait)
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose)
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose ici)
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose ici pour)
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose ici pour t'appuyer)
aveccettemainquetuas
 
: ainsi construit la créature, telle une prière muette,
son addition intérieure.
 
aveccettemainquetuas
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose ici pour t'appuyer)
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose ici pour)
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose ici)
(C'est merveilleux qu'il y ait quelque chose)
(C'est merveilleux qu'il y ait)
(C'est merveilleux)
(C'est)
 
: ainsi construit la créature, telle une prière muette,
sa soustraction intérieure.

(7 : poésie pour jeux vidéo)






[innocence]


La mère n'admet jamais que ce soit sa faute

Ce qui nous conduit à croire pendant des années

que ce n'est jamais sa faute.

Mais puisque ce n'est pas sa faute, disons-nous, eh bien

c'est celle à un autre, mais à qui,

à qui ?

Ne voulant pas avoir à répondre moi,

nous fermons tous les trois les yeux

et de nouveau sifflons en douce

vers l'au-delà de ses blancs napperons.


Les napperons, tout neufs, sont partout, nous encerclent.

Ils s'interposent entre le bout de nos doigts et chaque objet.

Nous trois aveugles les nommons braille et restons à lire ça au toucher.

Enfin ce n'est pas une écriture, avec du sens — mais autre chose.


Le polype tout blanc de son innocence

la mère l'a brodé pendant des siècles au crochet.






[le rôle muet]


La mère est une performeuse muette.

Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit sans voix.

C'est que chez elle chaque phrase a deux sens contraires.

Ce qui lui permet de ne rien dire.

En esquivant, elle nous possède.

Ainsi la mère devient Apollon l'Oblique.

Pas une Pythie — la mère n'est pas une femme, mais autre chose.

Elle ne bouge pas, marche à peine.

Ce qui fait d'elle plus encore un totem.

L'énigme à quoi elle sacrifie, c'est le désir d'incarner un rôle.


Mais elle n'aime pas le mot maman — trop populaire pour elle.

Mère lui plaît mieux. Plus distingué. Va pour mère.

Incarnation de ce rôle.


Un tel rôle bien sûr est sans corps, comme tout rôle.

Mais pour elle c'est encore mieux.

La mère n'aime pas sa chair

et sous sa chair, n'aime pas les hommes

(et pas beaucoup son rôle. Mais c'est le seul

qui fera d'elle une Sainte Vierge. Et qui

lui évitera les hommes).

Le moindre mal.






[la crucifixion de la mère — la blessure]


La mère, jadis, a fait ses deux garçons par césarienne.

Une incision horizontale, une verticale.

Quand elle est furieuse contre eux deux, elle les montre.

Elle décide alors de parler.

Vous m'avez crucifiée, dit-elle. Voyez.


Je me demande, elle voit en nous des juges ? Elle voit en nous des Juifs ?

Ça, pas d'accord.

Les deux branches de la croix, c'est nous, notre origine.

Les fentes contre nature qui nous ont offert une sortie.

Elle nous accuse de cette venue peu orthodoxe ?

N'être pas nés naturellement, est-ce la faute aux embryons ?

Non, non. On n'impute pas la crucifixion à la croix.


La mère ne se rend pas compte

qu'elle-même n'est pas crucifiée sur la croix

mais que nous sommes la croix sur elle.

Elle accuse les échardes de son bois

d'où sont sorties deux cicatrices de chair.

Laissons-lui son illusion.

Et que la parole à nouveau s'apaise.

Du sang-froid.

Du sang-froid.






[appropriation — cécité]


Mais c'est ainsi que la mère devient Christ.

Elle s'approprie tous les symboles.

Se faufile dans leurs coquilles

ou s'en fait des épaisseurs de cuirasse.

Nous sommes alors totalement exclus de sa vue.

(Elle évolue ? Change ? Se déplace ? Existe ? Respire ?)

Plus tard elle oublie sa crucifixion. Elle dit : Vous êtes injustes.


Car la mère dit : Je vous connais bien, très bien,

mais elle n'ose pas dire : «Je vous vois».

La mère en cela est assez honnête.

Elle craint de voir que nous prenons de l'âge et comment.

Si elle voyait ce serait transgression de l'attribution des places


(elle là-bas, nous ici mais toujours là-bas dans son là-bas)


Car la mère performeuse est aussi ouvreuse.

Star sur la scène et menant le public vers ses places.

La vision et l'ouvrier.

Ce qui ne facilite guère aucune chose aucune.






[cécité — sans logis]


Pour n'être pas terrifiée par la vue,

la mère a voulu devenir une espèce d'aveugle.

Il lui suffit qu'en elle nous soyons de simples esquisses.

Dans son état elle craint même de nous demander comment ça va.

Sa discrétion est monstrueuse.

Autant elle ne nous voit pas, nous peinons pour la voir nous aussi.

Sa cécité tend à la rendre invisible.


Ensuite, nous les trois hommes cherchons des symboles à nous.

Pour y entrer, les occuper, se mettre à l'abri.

Mais je n'en vois pas un seul de vide autour de nous.

Tous occupés par la mère.


Et nous errons sans logis comme des mollusques sans coquille.






[apologie]


Je suis une parthénogénèse, prétends-tu.

Tu serais vierge, et moi ta genèse.

Poids trop lourd à porter.


Tu m'aimes avant moi et d'une façon qui ne m'admet pas.

J'ai beau m'efforcer, je m'aimerai en second.

Ton amour à toi n'a pas de place pour un autre.


Ton amour m'a expulsé de moi.

Tu m'aimes tant que l'amour disparaît.

Tu m'aimes de telle façon que je ne tiens pas en toi.

Voilà pourquoi je suis sorti de moi-même

et te regarde qui aimes et occupes.


Mais une terreur me prend, que ferai-je quand tu partiras ?

Ton amour là-dessus n'a rien prévu.

Restera-t-il dehors, mon amour, à regarder les ossements

de ton amour pour moi ? Les ossements, à la fin, ce sera moi ?


Ou me glisserai-je en moi pour me réoccuper,

mais en envahisseur cette fois de moi-même ?

L'envahisseur Mahomet et la ville : même chose.

Et entre eux toi, qui tout transcendes : pays.


Et s'il le faut : continent. Et s'il le faut : planète.

Je me console à la pensée qu'au moins

ce qu'il y a plus loin, nous le connaissons bien peu ; et jusqu'ici

nous y avons à peine mis le pied.


(m_otherpoem : monologue)




*


Vassìlis Amanatìdis, né en 1970 à Thessalonique où il vit, a étudié l'archéologie et l'histoire de l'art. Il n'est pas seulement poète, mais aussi nouvelliste, auteur dramatique, critique et traducteur. Auteur de sept recueils, il est déjà traduit dans onze langues et figure dans l'anthologie Douze jeunes poètes de publie.net.

Sa poésie, mue par une espèce de mouvement perpétuel, ne cesse d'explorer, d'expérimenter, de faire exploser le rituel poétique traditionnel par tous les moyens, y compris typographiques parfois. Cette poésie intensément physique sur le papier (on fait plus que la lire, on l'entend, on la voit) le devient plus encore quand le poète lui-même la lit (ou plutôt la vit) en public. Amanatìdis est un performeur impressionnant.

Il ne s'expose pas seulement sur scène, mais dans les mots : parler de soi, de façon plus ou moins voilée, lui est naturel, nécessaire. C'est une façon d'aviver le contact avec le lecteur/auditeur/spectateur. Il s'agit, comme lui-même l'écrit, de «me dénuder sous les regards pour dénuder les regards».



Vassìlis Amanatìdis
Vassìlis Amanatìdis

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